Dernier long métrage du réalisateur fantasque Cronenberg après des années d’absence, Les Crimes du futur dépeint une société à bout de souffle, en quête de récit, alors que le progrès, censé avoir toujours guidé l’Homme, semble avoir renversé toutes nos croyances. La société a évolué vers une absence de douleurs et le corps humain, lui aussi, s’adapte à ce nouvel environnement. Saul Sencer, un artiste devenue égérie de la performance chirurgicale, s’adonne à des spectacles d’avant-garde où ses tumeurs sont extraites devant un public extatique. Présenté au festival de Cannes, Les Crimes du futur (re)met en lumière les thèmes phares du réalisateur. Reprenant le nom de l’un de ses premiers films de 1970, Les Crimes du futur est un pont entre le passé et le présent, comme une épiphanie de la carrière d’un Homme qui aura tourné toute son œuvre vers le corps supplicié.

Le désir d’être ouverte

Avec Les Crimes du futur, Cronenberg s’est de nouveau offert un casting de choix. On retrouve Viggo Mortensen dans le rôle de l’artiste torturé Saul Sencer. L’acteur, ami et fidèle du réalisateur canadien, avait déjà tourné avec lui dans History of Violence (2005), Les Promesses de l’ombre (2007) et A Dangerous Method (2011). S’ajoutent également de nouvelles recrues : la française Léa Sédoux (Caprice) et Kristen Stewart (Timlin) qui signent leur premier film avec David Cronenberg. Ses deux femmes, éprises du performer, cultivent une concurrence malsaine vis-à-vis de Saul. De ce trio qui occupera une large place à l’écran, naît une relation magnétique et une ambiguïté sexuelle pesante. De nouveau porté par une OST composée par Howard Shore, un sentiment d’étrange émane dès les premières secondes du film où l’on découvre un enfant manger une poubelle de plastique comme s’il s’agissait d’un quatre-heures.

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Les Crimes du futur explore notre « beauté intérieure » et interroge notre rapport à l’Art, de sa « gestation » à sa consommation. Volontairement cryptique et métaphorique dans son approche, Cronenberg brosse le portrait d’une société malade, fascinée par le rapport au corps et sa mise en scène au cours de performances d’automutilation, devenues quasi-obsessionnelles. « Qu’est-ce qui différencie une tumeur d’un acte artistique ? » s’interroge Welket  Bungué, l’un des membres anonymes de la Brigade des Mœurs, alors que Saul Sencer et son assistance Caprice traduisent une démarche artistique conjointe en mettant en scène ces ablations, allant même jusqu’à tatouer le corps de l’intérieur.

C’est aussi la question de l’auteur qui se pose in fine lors d’une élégante réflexion sur la propriété de l’œuvre. Est-ce Saul qui fait mûrir en lui des organes inédits et témoigne de l’empreinte de l’auteur ? Ou faut-il davantage considérer Caprice comme l’architecte et Saul le matériau, la sculpture même, oserait-on dire ? Il s’agit maintenant de répertorier ces organes sui generis, d’autant plus que Saul semble de plus en plus prolifique. « Et si l’artiste pouvait donner vie à un système circulatoire ? » s’interroge un de ses adeptes.

Body is reality

Saul couve chacune de ses créations, qu’il enfante dans la douleur, devenue fardeau. L’artiste doit se reposer sur un lit où des tubes organiques tentent de pallier son calvaire en lui administrant des produits supposés anticiper ses humeurs. Chaque production lui coûte quelque chose. C’est autant un déchirement qu’une délivrance. Les Crimes du futur érige presque son propos en parabole. Le film lui-même prend souvent des airs de performance, notamment lorsqu’un danseur se coud les yeux et la bouche, le corps recouvert d’oreilles greffées à des endroits improbables. Saul, tapis dans l’ombre, observe le show avec une curiosité teintée de mépris. Le mépris couplé à l’assurance de celui qui crée quelque chose qui vient des tripes.

« Plus je deviens célèbre, plus on cherche à prévenir mes désirs, même parfois en secouant la tête dubitativement. »

Les oreilles du danseur n’ont pas de fonction organique, ce ne sont que des pastiches de son travail peut-on lire sur ses lèvres. Enième itération d’un spectacle déjà vu, ce show ne porte aucun sens, sinon celui de la postmodernité. Saul défend une vision de l’Art, essentialiste et génératrice d’un nouveau récit, celui d’une nouvelle étape de l’Homme devenu sujet accompli. Saul est la figure de l’artiste ermite qui s’impose une forme d’ascèse pour ouvrir la vie vers de nouveaux possibles. Ces performances sont réalisées sur un curieux appareil que ne renierait pas H.R. Giger, un Sark, une espèce de carapace mécanique autrefois dédiée aux autopsies et désormais fétichisée par les adeptes du performer. On reconnaît là l’esthétique symbiotique entre chair et métal, où le vivant se confond dans l’artificiel et inversement. Un sujet cher à l’artiste suisse à l’origine du biomorphe le plus célèbre du cinéma : l’Alien

Surgery is the new sex

Dans ce monde dystopique qui pourrait aussi bien avoir lieu dans un passé ou futur proche, la quête de transgression doit trouver de nouvelles frontières à dépasser. « Quand je voyais Caprice vous inciser, je voulais… j’ai voulu que vous m’incisiez » susurre effrontément Timlin à Saul, à l’issue de son show et devant son assistante. « Surgery is the new sex » est scandé à plusieurs reprises comme révélation d’une époque en quête de dépassement et de nouveaux défis à relever. Les Crimes du futur maintient une pression érotique constante avec un sens aigu de la mise en scène et de la photographie.

Au fur et à mesure que Saul produit des organes, le rythme s’accélère et son désir évolue vers le besoin d’aller vers un nouvel horizon humain, comme un lointain écho aux fièvres transhumanistes de notre époque visant à conjurer la mort. C’est comme si la disparition de la douleur physique ramenait l’Homme au souvenir d’un lointain âge d’or dont il cultiverait la mémoire par la scarification permanente. Loin d’être libéré une fois la douleur évanouie, c’est l’infinie des possibles qui semble s’offrir à la condition humaine. Après tout, en psychiatrie, l’acte de scarification n’est-il pas un moyen de résister à la douleur psychique devenue insurmontable en la remplaçant par une douleur physique aiguë  mais contrôlable ? Un parallèle qu’on peut aussi bien dresser vis-à-vis de la sexualité 2.0 qui sous-tend les pratiques de Caprice et Saul.

Un interdit en chasse un autre

Chacune des rencontres entre Timlin et Saul est électrique autant qu’elle constitue une impasse au coït propre à « l’ancien sexe ». À chaque pas en avant de Timlin, Saul recule. C’est un peu comme si notre société consumériste et hypersexualisée avait perdu son gouvernail. Saul est le prophète d’une nouvelle ère, d’un rapport à l’autre entretenu par des rôles inversés de l’incisé et du chirurgien. « Le désir d’être ouverte » de Kristen ou celui de mener le show par Léa Sédoux révèlent un profond désir de créer quelque chose de résolument nouveau à partir du vide. Timlin se rêve à la place de Caprice et on peut lire bien des transferts entre les deux femmes. « J’ai ressenti le désir de me faire ouvrir le visage » revendique enfin Caprice, après s’être implanté des prothèses sous le front.

Les shows chirurgicaux rappellent le voyeurisme mystique d’Eyes Wide Shut (1999), où cette fois-ci les caméras auraient remplacé la pudeur des masques. Les Crimes du futur cultive quelque chose d’atemporel comme le témoigne la variété des dispositifs de captures employés par le public face à Caprice en maîtresse de cérémonie. Un rite initiatique, comme un passage d’une humanité à une autre. De l’appareil jetable au camescope, il y comme une étrange distance anachronique qui s’installe et, curieusement, nous laisse entrevoir le côté exhibitionniste de notre époque. Mêmes les décors, relativement discrets, pourraient aussi bien témoigner d’un univers apocalyptique que d’un quartier underground de Naples ou d’Athènes.

Les Crimes du futur est très contemporain dans les thèmes qu’il aborde. Ces dernières années, n’a-t-on pas vu proliférer de nouvelles créatures du divertissement dont leur vie entière est désormais dédiée à leur transformation vers un autre corps, à l’instar d’Anthony Loffredo qui devient chaque jour un peu plus son avatar Black Alien ? Amputations du nez, des lèvres et des doigts, greffe de colonne vertébrale artificielle, tatouage intégral… autant d’opérations dédiées à des followers qui interrogent sur la démarche sous-jacente. Qui de l’Art ou de l’Hydre du Capital dicte chacune de ses transformations ? Dans le film de Cronenberg, c’est aussi la question soulevée par la Brigade des Mœurs et ses apôtres qui voit dans le culte voué à Saul une Humanité en perdition. À moins qu’il ne s’agisse de réinsuffler du politique dans une démarche artistique trop souvent privée d’essence ? 

« Les Crimes du futur évoque les crimes que le corps humain s’inflige à lui-même. L’Art n’est pas forcément prophétique mais on peut anticiper certaines choses, un peu par hasard, surtout quand on écrit de la science-fiction. Et c’est le cas de ce film. »

Sommes-nous frappés d’obsolescence ? » interroge Caprice. Cette réplique traduit la crainte d’une époque, celle d’être transformé en produit par un grand marché qui n’a cessé d’étendre sa sphère d’influence jusque dans notre espace le plus intime. Pour le réalisateur aux productions en marge des blockbusters traditionnels, c’est autant Hollywood ou le géant Disney qui gangrène la création artistique de nouveaux standards et cahiers des charges aseptisés. C’est aussi la question de l’œuvre et de l’Artiste quand tout a peut-être déjà été dit par d’autres.

« Autopsia signifie voir par soi-même » explique Caprice, alors que le couple s’apprête à réaliser une performance illégale ayant pour sujet l’autopsie d’un enfant tué dans son sommeil par sa propre mère. Si la fin est un peu abrupte et certaines scènes parfois artificielles, Les Crimes du futur n’en reste pas moins une proposition radicale, miroir de l’œuvre de Cronenberg. Si le script date de 1996, il n’est pas interdit d’imaginer que le confinement imposé à la planète entière ait eu un impact sur la genèse du projet. De sa photographie aux tons froids qui se marie à merveille avec la précision du scalpel aux thèmes abordés, Les Crimes du futur relève de l’introspection pour mieux voir en dehors.

Artiste singulier dans le paysage cinématographique, Cronenberg signe une nouvelle pièce personnelle qui ne laisse pas indifférent. Cronenberg, qui déjà avait refusé de réaliser des projets plus consensuels comme Top Gun ou Le Retour du Jedi, trace ici sa propre voie avec la constance d’un métronome. À l’instar de Chromosome 3 (1979), Vidéodrome (1989) ou plus récemment Titane (2021), Les Crimes du futur est une nouvelle étape dans le club très fermé du body horror.

Trailer du film

Coulisses du tournage

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] tous les râteliers, Perpetrator revendique sa parenté avec le body horror et tout naturellement Cronenberg, qu’il n’arrive jamais à […]

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[…] le spectateur en haleine. Moins expérimental que son dernier film Les Crimes du Futur (lire notre critique), Les Linceuls fait preuve de plus de sobriété. Les fans du réalisateur risquent de souffrir de […]

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