Présenté au festival de Cannes en compétition, Les Linceuls nous a en partie laissé sur le carreau. Film néanmoins sincère du maître du fantastique, The Shrouds en anglais évoque le douloureux parcours du veuf pour faire son deuil. Karsh, 50 ans, est un brillant homme d’affaires. Inconsolable depuis le décès de son épouse, il commercialise un système révolutionnaire, GraveTech, une application qui permet de se connecter aux morts dans leurs linceuls.

Festival de Cannes 2024

Cronenberg à fleur de peau

Presque quinze ans après sa participation au film A Dangerous Method, l’acteur français Vincent Cassel revient au casting du réalisateur canadien. Dans le rôle de Karsh, Cassel détonne par son flegmatisme, lui qui vit un deuil qui semble interminable. Avec son procédé GraveTech, Karsh peut voir dans les cercueils enterrés et ce jusqu’en 8K ! Le mot « linceul » renvoie au voile funéraire qui enveloppe les cadavres pour les dissimuler aux vivants. Mais dans le film, ces linceuls enveloppées de capteurs numériques permettent au contraire de voir les corps se décomposer. Cronenberg renverse ainsi la grammaire de nos rites funéraires qui nient une réalité. Paradoxalement la Mort ne prive pas le veuf de souvenirs bien réels et qui trouvent parfois échos en songe.

Karsh n’est pas éploré, il est l’archétype de l’intellectuel qui cherche du sens après la perte de sa femme. Nettement moins axé sur les fantaisies fantastiques qu’on connaît à Cronenberg, Les Linceuls repose avant tout et surtout sur ces dialogues au travers de la technologie. « Peut-on encore cacher des choses à Google ? » s’interrogeait d’ailleurs Karsh en début de film. Nombre de séquences nous sont rapportées par des discussion facetime ou par Hunny, une IA qui jure par sa représentation cartoon simpliste à l’heure où les jeux vidéo proposent des graphismes et animations quasi photoréalistes.

Le côté futuriste manque dès lors d’un peu de crédit supplémentaire. Alors que les images des morts sont proposées en 8K, l’IA qui sert de confidente à Karsh donne l’impression d’avoir été réalisée pour mobile il y a dix ans. N’aurait-il pas fallu choisir une représentation holographique comme dans Blade Runner 2049 de Villeneuve ? Mais là où le bât blesse, c’est que ce dispositif de mise en scène par des intermédiaires technologiques devient très vite redondant avec une caméra la plus statique possible, à l’image du côté quasi neurasthénique de Karsh. La narration peine à décoller, sauf à de rares envolées charnelles qui nous sortent de ce champ / contrechamp poussif.

Les linceuls

La Mort dans la peau

Alors que son cimetière 2.0 est ravagé en début de film, Karsh et son équipe cherchent à trouver les coupables. Les hypothèses fleurissent entre théories du complot et paranoïa. On est toujours au même niveau que Karsh, plongé dans l’ignorance et en quête de réponses. C’est le besoin impérieux de se raconter des histoires pour conjurer la Mort. Une démarche vaine qui ronge Karsh qui voudrait partager le tombeau de Rebecca dès maintenant. Sur certains aspects, Les Linceuls peut aussi rappeler le bouleversant Her pour les nœuds émotionnels et la rupture de confiance qu’induisent une relation avec une IA. Très verbeux, le dernier Cronenberg est trop bavard, même si cette histoire reste intimement liée à l’expérience personnelle de l’auteur. Impossible de ne pas voir le côté autobiographique de celui qui a lui-même perdu sa femme. David Cronenberg s’est en effet mis à l’écriture de ce film en hommage à sa propre épouse, disparue il y a sept ans. L’auteur reconnaît lui-même :

« C’est un projet très personnel pour moi. Les gens qui me connaissent sauront quelles parties sont autobiographiques »

D’aucuns comprendront que Vincent Cassel est le double de Cronenberg dans le film. Sont notamment évoqués des sujets tabous comme le corps dont nous prive par la maladie. Avant son décès, la femme de Karsh, Rebecca, a subi un traitement médical lourd et des amputations progressives réelles ou vécues comme tel. Se dessine alors tout un cheminement mental pour Karsh, comme si on l’avait privé progressivement du corps de sa partenaire. Un corps approprié par des médecins qui cherchent coute-que-coute à trouver le remède miracle, quitte à épuiser les corps et les âmes. 

La Nuit, Druillet (1976)

C’est le « complot des docteurs », l’incompréhension de proches qui ressentent parfois la médecine comme de l’acharnement. Une situation qui rappelle l’excellente BD La Nuit de Druillet. Cette œuvre radicale s’ouvrait par une préface laissant éructer de colère l’auteur endeuillé après la mort de sa femme, atteinte d’un cancer fulgurant. Les Linceuls nous expose lui-aussi l’état de sidération que suscite la mort des autres et le besoin irrationnel de trouver un coupable comme l’explique avec justesse Cronenberg :

« La plupart des gens ne supportent pas qu’il n’y ait pas d’explication à la mort. Comme si la mort devait avoir un sens. Ce n’est pas un complot réel, mais la culpabilité est si grande qu’on ne supporte ni le hasard, ni l’accident. Il doit y avoir un coupable. La gratuité de la mort terrifie davantage les gens que la mort elle-même »

Par ses rencontres avec des femmes qui gravitent autour de ce mystère, Karsh redécouvre aussi une sexualité désormais imprégnée de pensées morbides. Ces scènes avec Diane Kruger sont particulièrement réussies et dérangeantes. Ces corps morts ou vivants traversent tout le film et sont une obsession pour Karsh. Voir la décomposition c’est garder un lien éternel avec le défunt.

Avec ce film intimiste, Cronenberg réussit à nous montrer combien Mort et Désir sont intiment liés. Le décès, c’est aussi un désir en reconstruction avec soi-même et avec les autres. Cependant, s’il s’agit assurément d’un des films les plus sincères de Cronenberg, la complexification à l’excès d’une affaire improbable ne permet pas de maintenir suffisamment le spectateur en haleine. Moins expérimental que son dernier film Les Crimes du Futur (lire notre critique), Les Linceuls fait preuve de plus de sobriété. Les fans du réalisateur risquent de souffrir de l’absence de séquences hallucinées. L’OST, elle-aussi, fait preuve d’une retenue à laquelle nous étions moins habitué de la part du maître du Body Horror. S’il ne fera pas date comme d’autres œuvres de sa filmographie, Les Linceuls reste une réflexion engagée sur le deuil. Le film est attendu au cinéma pour le 25 septembre 2024 en France.

Bande-annonce du film Les Linceuls

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] Très représentée cette année, cette thématique était omniprésente. D’abord par la dénonciation du diktat des mollahs avec Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Ensuite par la dictature des images et le culte du jeunisme dans The Substance. On pourrait en outre évoquer la problématique de l’émancipation sexuelle en Inde, pays déchiré au travers de la persécution des musulmans par les Hindous comme le dénonçait avec poésie All We imagine as Light. Il en allait de même pour la palme d’or Anora, brûlant plaidoyer féministe blindé d’humour sur les travailleuses du sexe. Dans son dernier long-métrage Parthenope, Sorrentino traitait quant à lui d’une femme à la beauté magnétique et qui repousse les désirs des hommes. Une héroïne inaccessible qui voit « le désir comme un mystère » et « le sexe comme son enterrement ». Le thème des violences conjugales n’était pas en reste avec She’s got no name où une femme est accusée d’avoir tué son mari violent. Cronenberg détricotait pour sa part notre rapport au deuil et au sort réservé aux dépouilles des défunts dans son dernier film très personnel intitulé Les Linceuls. […]

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