Nouveau film polémique de Julia Ducournau, Titane a fait couler beaucoup d’encre (et de vomi dit-on..) depuis sa sortie estivale et sa Palme d’or au festival de Cannes. Si le film de genre a longtemps été le parent pauvre des récompenses internationales, la consécration de Titane symboliserait une victoire renouvelée du punk à l’instar de Tarantino ou Cronenberg à d’autres époques où la transgression était peut-être un peu moins mécanique… Tentative d’analyse et lecture recommandée au lecteur après visionnage de ce curieux ovni. Âmes sensibles s’abstenir !

Freaks ou le carnaval des aberrations

Voulue comme une « expérience absolue Â» des propres mots de sa réalisatrice, Titane emprunte à différents sous-registres du cinéma, du slasher au fantastique, au travers d’un miroir social des plus intimes : le corps comme aberration. L’aberration renvoie étymologiquement à l’action de s’égarer, à la déviation, l’écart par rapport à la norme attendue voire aux troubles inhérents au cerveau. En mutation constante, la question identitaire au travers du corps de titane en est la parfaite illustration. Qu’advient-il alors quand le monstre a été purgé de l’être ?

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La précédente œuvre de Julia Ducournau, Grave, racontait la chute d’une jeune fille tourmentée et précipitée malgré elle dans le cannibalisme. Le film abordait le thème du corps supplicié par une société finalement plus anthropophage que son héroïne elle-même, une société malade de reconnaissance et soumise aux pressions que représente déjà le bizutage chez les jeunes diplômés en devenir. Éveil au désir et déviances face à un monde lisse, la fin de l’adolescence est une crise, un rite d’un état à un autre, de l’enfance à l’âge adulte. La réalisatrice poursuit ici son travail introspectif, toujours avec une nouvelle figure du monstre, cette fois-ci encore plus marqué par la question identitaire. La présence au casting de la protagoniste principale de Grave, Garance Marillier rappelle la filiation tacite et le passage de flambeau mortifère entre les deux films.

Suite à un accident de voiture, une jeune fille est opérée et se voit poser une plaque de titane au cerveau. « N’hésitez pas à nous signaler des troubles du comportement mais normalement tout doit bien se passer Â» nous alerte la chirurgienne comme un avant-goût du déluge à venir. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela va très vite dérailler. Le film nous emporte une dizaine d’années plus tard dans une première partie typée mass murder où l’héroïne Alexia – jouée par Agathe Rousselle dans son premier rôle au cinéma – est désormais obsédée par le métal, quitte à incarner un serial killer sanguinaire à la froideur de titane.

« Titane : métal hautement résistant à la chaleur et à la corrosion, donnant des alliages très durs Â»

Le titane est à l’image de l’héroïne, en proie à un rapport quasi clinique à la mort qu’elle cultive en retour. La symbolique du feu sera également filée tout au long du film, au début suggérée sur la veste ou la voiture de la jeune danseuse, puis explicitée par son adoration pour les flammes lors d’une scène particulièrement freudienne. S’en suit alors un patchwork de violence crue, à l’image du long métrage Haute tension d’Alexandre Aja, mais agrémenté de scènes d’humour noir. L’héroïne mal-aimée et en pleine catharsis, remplit la parfaite figure du monstre qui menace l’ordre établi et ses valeurs. Reste à déterminer qui du monstre ou de l’humain triomphera jusqu’à la dernière minute du film. Titane va prendre une toute autre tournure après une rencontre avec un père de famille, Vincent, détruit par la perte de son fils Adrien, disparu depuis des années. Substitution et transfert de névroses vont alors conduire les deux personnages vers un tout autre registre, alors qu’Alexia va prendre la place du fils. Derrière le monstre se cache toujours une trace d’humanité refoulée. Conjurer et dépasser les traumas constituent la colonne vertébrale de Titane. Ce revirement scénaristique avec la rencontre de deux fauchés de la vie est une franche réussite, qui donne lieu à des tableaux surréalistes avec des notes d’humour bien senties.

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Ce point de bascule -assez déstabilisant- va complètement renverser la vapeur et les rapports de deux personnages ruinés par la vie. Résolument féministe par son approche, Titane produit des images de femmes plurielles et cultive les scènes hallucinées où les identités sexuelles se mélangent, jusqu’à se confondre totalement dans la figure d’Alexia qui se travestira en homme pour abonder la folie de Vincent, capitaine de pompier en deuil de paternité. Dans le milieu résolument masculin de la caserne, Julia Ducournau n’hésite pas à travestir les codes et les fantasmes au cours de scènes complètement barrées. Hissée sur un camion, Alexia danse, grimée en homme, devant des pompiers éméchés et très vite dérangés par la sensualité malaisante d’Adrien, mutique et pourtant révélé par son corps. Véritable renversement par rapport au début du film où des hommes matent des femmes qui s’exhibent et dansent sur des Cadillac lors d’un élégant traveling et d’une danse rock’n’roll que ne renierait pas Sin City. Le désir travesti dans le milieu clos et viriliste de la caserne est ici dérangeant car plus intime, soumis au spectre d’une identité à deux faces. Autant de questions déclinées par la réalisatrice tout au long du film et qui interrogent quand même par leur automatisme un peu trop flagrant et parfois convenu.

« Merci au jury de laisser entrer les monstres Â»

On saluera cependant l’excellente performance du duo de fortune d’Agathe Rousselle et Vincent Lindon. Le personnage de Vincent donne lieu à des scènes décalées et en parfait accord avec l’ambivalence d’un capitaine en proie à des retours de paternité teintés d’un amour dévoyé par l’égo. « Si moi je suis Dieu, pour vous, mon fils c’est Jésus Â» lance-t-il aux jeunes recrues railleuses. Si les portraits dressés donnent lieu à des scènes réussies tant au niveau de la réalisation que de la photographie, le film flirte avec un effet mosaïque qui interroge parfois légitimement sur la finalité recherchée. Certains lui reprocheront peut-être sa gratuité supposée qui, en 2021, n’est plus vraiment gage de transgression. Pourtant Titane ne tombe jamais dans le gore et l’effusion d’hémoglobine. Les meurtres sont exécutés avec autant de froideur que de violence. Parfois accompagnés d’un effet sonore sourd, ils rappellent les acouphènes et le trauma de l’accident de voiture initial. Titane puise en réalité autant dans Crash de Cronenberg que dans l’esthétique et les thèmes propres à certains films remarqués ces vingt dernières années comme Death Proof ou Bullhead.

Le corps déchiré est omniprésent, sous stéroïdes ou à l’épreuve de la grossesse jusqu’à la délivrance pour les protagonistes comme pour le spectateur. Une fois libéré du monstre, l’harmonie et la quiétude sont-elles nécessairement retrouvées ? Si Julia Ducournau est la première femme à recevoir seule le prix suprême et la deuxième après Jane Campion, la palme d’or décernée à Titane s’inscrit aussi dans le sillon d’un film qui bouleverse les codes et représentations consensuelles. Un miroir clivant, qui rappelle à la réalité la proximité de la fiction et la vigueur de problématiques très contemporaines. Un embryon de victoire ?

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] intriguant et à la résonance politique fracassante. Et lorsque Kahn expose ses références (Titane et Atlantique, voir citation ci-dessous), on comprend bien d’où viennent ses inspirations : […]

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