Six ans après Viendra le feu, récompensé du prix un Certain regard, Oliver Laxe hisse son nouveau film Sirāt en sélection officielle et avance pas à pas vers la Palme d’or. On peut déjà vous assurer que ce sera l’œuvre la plus planante du festival de Cannes. Alors qu’un père s’engage aux côtés de son fils dans un périple pour retrouver sa fille ainée, disparue dans une rave party aux portes du Sahara, il glisse dans un univers où la chute est un processus constant. On est sorti engourdi de la projection, comme habité par le sentiment d’un effondrement qui n’est plus à venir, mais depuis longtemps à nos trousses. Stupéfiant au sens littéral du terme.

Interview de Sergi López au NIFFF

Danser sous acides

Inspiré du pont Sirāt qui, dans la tradition islamique, devient de plus en plus étroit jusqu’à séparer l’enfer du paradis, le film du cinéaste franco-espagnol emprunte autant à Mad Max qu’au Salaire de la peur. Authentique fuite en avant avec pour unique consigne de ne jamais s’arrêter, la trajectoire de Sirāt est rectiligne. Road movie initiatique, le film démarre par une folle séquence donnant à voir les premiers instants d’une rave party qui ne s’arrêtera jamais vraiment. Confondant de réalisme, on se fond dans la masse, comme si on était nous-même happé par le technival. 

Des câbles RCA enchevêtrés, un sound system aussi massif qu’une montagne et quelques branchements plus tard, un simple plan fixe sur la foule en transe défiant le mur du son. Sirāt est une expérience hors norme et indissociable de son OST, où synthétiseurs et basses profondes font monter les BPM jusqu’à entrer en résonnance avec les corps et les âmes. Oliver Laxe explique combien sa collaboration avec David Lettelier a été décisive :

« Je n’avais encore jamais eu l’occasion de m’exprimer musicalement avec une telle précision. Je voulais faire un voyage sonore : partir d’une techno brute, viscérale, presque mentale, pour aller vers une ambiance épurée, presque immatérielle. Atteindre cet endroit où le son se désagrège. »

On a souvent pu comparer certains films à des trips sous acide, si bien que le mot est devenu quelque peu galvaudé depuis. Et pourtant, on a bel et bien l’impression d’avoir gobé un buvard bien dosé, juste assez pour ne plus distinguer les basses de techno du vrombissement des moteurs et de la tempête qui gronde derrière la taule froissée des camtars. Le film d’Oliver Laxe est radical. Econome en dialogue, Sirāt se contente d’un décor naturel composé de panoramas désertiques infinis. Filmé en 16 millimètres, le grain crasseux de l’image rappelle immédiatement les premiers Mad Max (lire notre dossier fleuve). Le cinéaste promet un film sans artifices, où la ligne de l’horizon tremble, incertaine, sous la chaleur du tropique du cancer.

La mort aux trousses

Alors que la première rave est avortée par l’irruption de l’armée marocaine, quelques teufeurs prennent la poudre d’escampette. Dans leur sillon, un père et son fils vont suivre cet improbable convoi qui serpente le désert jusqu’aux frontières de la Mauritanie. A toute allure, cette équipe d’estropiés, au sens figuré comme littéral du terme, va se confronter à la rugosité du réel, sans jamais songer un instant à rebrousser chemin, quitte à se brûler les ailes. La musique, omniprésente, nous fait basculer dans une tout autre dimension. C’est aussi ce que rappelle l’une des protagonistes du film lorsqu’elle répare de vieux amplis usés qu’elle affectionne pour leurs imperfections.

Comme dans Mad Max, les personnages de Sirāt sont des mutilés de la vie.

Quoi de mieux que la trance pour figurer la fuite par la prise de psychotropes et l’éternel piétinement du teuffeur. Si les raves prennent part en marge des villes, c’est bien pour échapper à la morosité d’un réel qui domine. Dans Sirāt, on ne sait jamais vraiment si ces marginaux fuient l’horreur du monde ou s’ils se projettent vers un futur désirable. A minima, il s’agit de réussir à suspendre le temps pour se retrouver soi-même. « Nous vivons dans une société profondément thanatophobe et qui a expulsé la mort de son cœur » explique Oliver Laxe rappelant ainsi le concept d’hétérotopie de Michel Foucault. Notre société a rendu invisible la mort :

« Même les rituels les plus essentiels pour en faire l’expérience et l’intégrer à notre vie ont été externalisés. Des institutions les accomplissent de manière automatique. Comment renouer avec la mort dans le monde d’aujourd’hui ? Comment accepter les leçons âpres qu’elle nous transmet ? Ce sont des questions que je me pose sans cesse, et je crois que le cinéma est un lieu propice pour revivre ces expériences. J’aimerais que Sirāt nous remue et nous pousse à regarder vers l’intérieur. »

Survivance des lucioles

Oliver Laxe a également choisi un casting original et largement composé de mutilés. Qu’il s’agisse du père qui recherche inlassablement sa fille disparue, ou des teufeurs à qui il manque un bout de jambe ou de bras, chacun a perdu quelque chose. Danser sous acides n’est pas un choix, mais plutôt le fruit d’un signal nerveux ; le mouvement permanent, lui, est dicté par la logique du couple destruction-réparation poussant à regarder en dedans plutôt qu’en dehors.

Minimaliste, le film de Laxe procède par soustraction. Au fur et à mesure que le film avance, l’étau se resserre à l’image du pont Sirât. Oliver Laxe signe un film introspectif par cette métaphore d’un monde qui se consume chaque jour davantage. Pourtant, il faut garder le cap, à l’instar du convoi motorisé de Fury Road. S’il fallait résumer Sirât en une image, ce serait celle de ce plan qui s’estompe, passant de cette petite troupe perdue dans le désert au cœur du caisson de basses faisant office de tunnel à l’issue incertaine. Sirāt est une œuvre brillante qu’il nous tarde déjà de revoir en salle. Sérieux candidat à la palme d’or, le film d’Oliver Laxe est une invitation à penser l’effondrement qui vient. A l’image des petits cartons de L qui ouvrent les portes de la perception, Sirât rappelle qu’un dispositif simple peut tenir sur un timbre post. L’histoire tient en effet à quelques bribes de dialogues sans fioritures et une ambiance mystique. C’est simple, on ne s’était pas autant évadé depuis Enter The Void.

Il faut apprécier toute la mesure d’une des plus belles répliques du film lorsque l’un des estropiés semble si peu surpris au moment où la radio annonce la troisième Guerre mondiale : « Je ne sais pas ce qu’on sent, mais ça fait longtemps que c’est la fin du monde » répond le teufeur avant d’éteindre le poste de radio. Sîrât n’est pas pour autant – exclusivement – pessimiste, comme le rappelle l’une des premières séquences du film où une porte se dessine au laser sur le front d’une immense falaise évoquant celle de la cérémonie de l’horreur de Midsommar. Quand bien même nous avançons dans un champ de mines, « la lumière entre par les fissures » répond le cinéaste aux turpitudes de notre temps. Comme les possédés de la peste dansante de 1518, les âmes brisées de Sîrât continuent de danser, droit debout, contre vents et marées, jusqu’à ce que nuit et jour se confondent. 

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] ce n’était pas forcément notre premier choix, La petite dernière, Sirāt et Resurrection ayant de sérieux atouts à faire valoir, décerner la distinction suprême à […]

Mr Wilkes
5 mois

Merci pour cet article qui donne sacrément envie (et “Viendra le feu” me fera patienter jusqu’à sa sortie, me réjouis de voir ça) !

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