Dans ce mois rempli à craquer de blockbusters, Les Ombres persanes représente avec Limbo ce cinéma ambitieux, regorgeant d’idées, bien loin des tropes hollywoodiens que vous avez déjà vus cent fois. Embarquement immédiat pour l’Iran, où vos doubles ne vous veulent pas que du bien…
Ouverture embouteillée
Fine bruine, un embouteillage calme. Résigné. Pas de ceux rythmés par les portières claquées, les klaxons et les injures. Juste une attente. Et un passage d’habitacle en habitacle d’une caméra qui hésite. Un peu comme un Predator en vue subjective qui chercherait sa proie. L’ambiance sonore de chaque voiture croit avant de se faire supplanter par celle de la voiture précédente et ainsi de suite, parfois superposée à des conversations futiles ou à des nappes de musique sitôt oubliées. Puis le panneautage cesse, la caméra revient en arrière et se fixe sur une voiture et ses deux occupantes. La proie semble toute choisie…
Quelques bribes de dialogues captées avant que la passagère assise à la place du mort, une monitrice d’auto-école visiblement, ne fixe intensément le hors-champ derrière la caméra. Une inquiétude dans le regard. Le plan reste fixe, ne cède jamais au contre-champ, augmentant chez le spectateur une sensation de malaise qui courra tout le long des Ombres persanes. Et la monitrice finit par s’extraire de l’habitacle en abandonnant son élève, tout ça pour suivre un homme – son homme, apprend-t-on plus tard – jusqu’au bas d’un immeuble où elle le voit monter dans un appartement et rejoindre la silhouette d’une femme…
L’ouverture des Ombres persanes se veut une promesse de ce que sera – et ne sera pas – tout le long-métrage. Une incursion dans le genre évidemment – ce regard apeuré qui fixe un contre-champ qu’on ne nous laisse pas apercevoir, ressort évident et très bien exécuté d’épouvante – mais surtout une exploration du faux-semblant. Un mot qui n’est pas choisi au hasard puisque le film de Mani Haghighi (Pig, Valley of stars, etc.) se situe bel et bien dans la lignée du Faux-Semblants de Cronenberg et de tous les films qui ont suivi traitant de l’idée très borgésienne du double.
En l’occurrence dans les Ombres persanes, un double au carré puisque c’est d’un couple qu’il s’agit : Farzaneh et Jalal, tombant sur leurs copies conformes Bita et Mohsen (incarnés tous deux par les mêmes acteurs, Taraneh Alidoosti et Navid Mohammadzadeh). Scénario en tous points semblable dans sa configuration au tiède Superpositions, en provenance du Danemark et présenté au NIFFF cette année. Mais là où le film scandinave se perd dans un scénario ultra-attendu mêlant incohérences et comportements absolument pas crédibles, le film iranien préfère le trouble, la zone grise. En un mot, d’où son titre : les ombres. Et là réside toute la force du long-métrage, celle qui au lieu de le rendre cliché et attendu, en font un film à chaque fois surprenant et bien plus profond qu’il en a d’abord l’air.
Doubles acteurs, doubles ennuis
Et là, Haghighi de s’empêtrer dans une double complexité : d’une part donner vie à un film sur le thème éculé du Doppelgänger et, d’autre part, faire vivre à l’écran son double couple en parvenant à suffisamment caractériser ses personnages pour que le spectateur sache dans chaque plan à qui il a affaire (en somme, quelle face du miroir il regarde). Car si la brève histoire de tromperie supposée (décrite ci-dessus) lance le film, c’est pour mieux confronter ces deux couples-miroirs.
Et par un subtil jeu mêlant micro-expressions, tics de langage ou encore démarche, ce duo d’acteurs mis à la puissance 2 parvient avec brio à caractériser chacun des deux rôles qu’ils doivent incarner, sans jamais devenir caricaturaux ou tomber dans une exagération lourde. Un travail d’orfèvrerie, permettant d’injecter du sens dans chaque interaction (typiquement, le regard troublé du gamin lorsque sa mère se fait substituer par sa mère-miroir).
Mariage pluvieux, mariage heureux ?
Toutefois, on comprend rapidement que le film veut nous offrir quelque chose de plus profond qu’une simple histoire de duplication. Une atmosphère émanant en grande partie de l’univers sonore du film, de ses emprunts au genre (nous parlions du hors-champ, mais évoquons ce couloir où la lumière s’éteint perpétuellement, prémices évidentes à l’horreur) et de ses nappes de musique inquiétantes, mais aussi de cette météo en constant décalage : durant tout le film, il pleut. Il pleut le jour comme la nuit. Il pleut surtout lorsqu’il fait grand soleil. Ce qui inspire cet échange entre la femme du couple et son beau-père :
« Le ciel est dégagé mais il y a un orage. Ça n'a pas de sens. / Qu'est-ce qui n'a pas de sens ? / Ça. Tout ça ! Je ne comprends pas. / En tous cas, ça nous dépasse. C'est pourquoi il faut que tu cesses de t'interroger. »
Dialogue entre la femme du couple et son beau-père
Quatre répliques à mettre au frontispice des Ombres persanes tant elles résument parfaitement le long-métrage. Mieux, ce dialogue qui résonne volontiers comme une promesse au spectateur qui ne doit pas, du moins au premier visionnage, commencer à se torturer l’esprit pour tenter d’imbriquer les éléments entre eux et d’à tout prix inscrire ce qu’il voit dans une quelconque rationalité. Il suffit de se laisser porter par l’image de Haghighi. Et contrairement à un Nolan qui perd toute saveur si son spectateur cesse de vouloir réfléchir (Tenet n’a pas d’intérêt dès lors que l’on arrête de vouloir reconstruire mentalement la temporalité du film), se laisser porter par Les Ombres persanes c’est l’assurance de le saisir parfaitement…
Avis de tempête
L’atmosphère vénéneuse distillée par cet étrange thriller happera son spectateur de toutes manières. Et cette inquiétante étrangeté très freudienne se suffira en elle-même. Toutefois, on comprend que cet orage constant qui irrigue le plan n’est pas là par hasard. Généralement soudain, incontrôlable, une « volonté de dieu » agissant sur le plan autant esthétiquement – nous en parlions pour les récents films de Soi Cheang, Mad Fate et Limbo – que métaphoriquement (l’inéluctable climax, le renversement, le passage, cf. Moonrise Kingdom, Retour vers le futur ou encore Impitoyable pour ne citer qu’eux). Ici, au contraire, la tempête n’est ni circonscrite à quelques protagonistes seulement, ni restreinte temporellement : elle traverse l’intégralité du long-métrage.
Tempête sociétale
Un avertissement sans doute, une menace tout aussi sûrement. La même qui plane sur chaque habitant iranien – ce n’est pas Jafar Pahani qui dira le contraire, son Aucun ours parle pour lui – enfermé dans cette pression sociétale constante imposée par la théocratie du pays. Une pression à même à faire jaillir une duplicité – le moi réel et le moi dicté par la société – aussi troublante que schizophrène, au point d’interroger les désirs des personnages. Ce couple miroir peut autant être l’idéal d’un branchement du destin qui ne serait jamais arrivé que le vrai moi détaché des contraintes sociétales. À chaque spectateur de se faire son propre avis…
Des Ombres persanes dessinant au travers d’un film à la veine fantastique assumée autant un constat social saisissant qu’un véritable thriller agrippant, qui font de lui l’une des sorties les plus intéressantes de ce mois de juillet pourtant rempli à craquer de films très commentés. À inscrire avec Limbo, dans les longs-métrages à soutenir face aux monstrueux mastodontes s’apprêtant à rouler sur nos écrans.
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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