A force de remuer l’écume des festivals, on finit toujours par trouver des perles. Après notre sélection de courts métrages où l’on vous suggérait la filmographie de la réalisatrice Joséphine Darcy Hopkins, qu’on découvrait au FEFFS, on vous propose une interview sur son travail, ses influences et son regard sur le cinéma. On vous partage également quelques pistes pour découvrir ses films empreints d’une signature qui marie fantastique et sensibilité bien réelle.
Interview de Joséphine Darcy Hopkins
Au crépuscule du réel mûrissent les ombres
Marquée par l’œuvre de Lynch qu’elle cite d’entrée de jeu quand on évoque ses influences, son cinéma se situe toujours à la lisière du fantastique, à la frontière du réel et ses marges. C’est aussi la sensibilité d’une réalisatrice qui s’enquiert de ne pas blesser une postulante en larmes à un casting, après avoir découvert le rude synopsis des Dents du bonheur. Les courts métrages sont le terrain propice aux expérimentations les plus fulgurantes, à l’instar des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgard Allan Poe où le réel, le surnaturel et l’imaginaire ne cessent de se chevaucher sans qu’on ne sache véritablement qui est le cavalier. L’émanation du fantastique y apparait toujours de façon évidente, sans explication de textes indigente et comme catalyseur des angoisses existentielles. Il y a toujours une part d’invisible que seule l’interprétation personnelle donne à voir. Le fantastique s’impose par lui même comme le découvrait le personnage du roman L’Autre côté d’Alfred Kubin :
« Toutes les illusions étaient naturellement des réalités »
Alfred Kubin, illustrateur et auteur du livre L'autre côté
Dans Le Jour où Maman est devenue un Monstre, c’est la part d’ombre de la maternité, mise en lumière par la figure du monstre, qui réside en creux de chacun de nous. La séquence d’ouverture joue immédiatement sur notre perception du réel et la propension de notre imaginaire à générer son propre horizon interprétatif. Alors que la mère raconte une histoire en ombres chinoises à la fillette, sa voix envoutante introduit le venin du doute, où chaque silence interroge le spectateur sur l’intention maternelle. On est suspendu aux lèvres d’un parent qui improvise et qu’on devine hostile. Dans Nuage, le court se saisit de l’opportunité pré-apocalyptique d’un maelstrom radioactif sur le point d’étouffer la vie. Objectif : révéler le cœur des relations humaines par le prisme de deux adolescentes, enfin libérées de toute charge parentale (ou presque). La mère redevient fardeau dans ce second court de la réalisatrice. Nuage s’approprie les codes de la cavale dont le modèle Thelma et Louise signe la fuite comme liberté au sens même de l’échappatoire.
La figure du père dans tous ces films n’est même pas à la mesure du spectre. Simplement hors cadre par défaut, son absence ne se fait pas même sentir. Sans risquer une lecture freudienne bancale, reconnaissons que cette configuration 100% féminine dans les courts métrages de Joséphine Darcy Hopkins sait s’affranchir du poncif de la famille brisée, dont l’existence se trouverait privée de sens du fait dudit manque. Le père est absent et alors ? La seule fois qu’il apparaît, c’est pour l’enterrer dans Nuage. Plus tard, c’est un autre avatar masculin, à peine visible depuis la fenêtre du premier étage d’où il interpelle Eugénie. Aussitôt, elle prend la poudre d’escampette sans même lui adresser un regard. Le père est le négatif du fantastique, son absence, naturelle.
La vraie vie est absente
Qu’on prenne l’un ou l’autre de ces courts, le fantastique n’est qu’un moteur de la narration. L’écriture cherche systématiquement à libérer ses personnages d’un carcan qu’on devine trop étroit. La posture de l’enfance insouciante, sinon niaise, est balayée d’un revers de la main par la réalisatrice, qui croit en des jeunes autrement plus responsables que ne le suppose notre société si soucieuse de baliser l’obéissance. Déjà dans son film de fin d’étude Margaux, la thématique du monstre se déployait dans un environnement hostile pour une jeune adolescente harcelée et sous l’emprise de sentiments contraires vis-à-vis d’un professeur malsain. Les enfants aussi couvent en eux un monstre, comme une parthénogénèse qui déjà prépare le potentiel de cruauté de l’adulte.
C’est par exemple l’image du rite initiatique à la cruauté symbolisé par les jumeaux du jeu Resident Evil Code Veronica, où ils arrachent les ailes d’une libellule, ou encore de l’héroïne d’Ego par reproduction et pression sociale ou des enfants de l’excellent thriller fantastique The Innocents par la découverte du pouvoir illimité et la bascule vers le meurtre originel. « Je ne crois pas au cliché des enfants angéliques » revendiquait le réalisateur Eskyl Vogt (voir notre interview) qui abonderait très certainement la psychologie des cruelles gamines des Dents du Bonheur. Joséphine Darcy Hopkins reconnaît avoir pris conscience plus tard que ces thèmes font partie intégrante d’un pan de sa propre histoire. Après tout, ne dit-on pas que l’œuvre est l’empreinte de la personnalité de l’auteur ?
Malgré l’irruption de l’horreur physique dans le Jour où Maman est devenue un Monstre ou celle de la violence sociale que subit la petite des Dents du bonheur, réduite à s’arracher les dents pour rivaliser face à de petites bourgeoises aussi fortunées qu’insolentes, ses œuvres ne cèdent jamais à la résignation ni au fatalisme. Littéralement, il n’y a pas d’ombre sans projection de lumière, ce que n’oublie jamais la réalisatrice franco-britannique. L’horreur émane aussi de l’indifférence de l’autre qu’on infériorise et qu’on cherche à dominer par un jeu aux règles pipées d’avance. Or la violence psychologique est en réalité plus insoutenable que ne l’est la souffrance physique. Les Dents du Bonheur dessinent les contours de l’apprentissage de la conscience de classe ; Margaux montre la topographie des pressions répétées par un harcèlement qui déterminent les personnalités de ses auteurs. Un harcèlement qui affecte le corps, indissociable de l’être.
Il pleut des larmes
Nombre de ces protagonistes font preuve d’un enthousiasme au sens le plus étymologique du terme, comme animé par une inspiration qui confine à l’exaltation divine. Il y a celui de de Gloria (Anna Gaïa Bellugi) dans Inexorable où la jeune femme ne parvient qu’à effleurer l’assouvissement de son désir par l’abolition méthodique des frontières qu’impose l’équilibre mental. Qu’importent les conséquences, la volonté dispose toujours d’un temps d’avance sur la raison. Ainsi, si l’aura de Gloria crève l’écran, cela dépasse le simple objectif de posséder l’écrivain maudit, joué par Benoist Poelvoorde, artiste ruiné par le doute et la rançon d’un succès teinté d’imposture. C’est qu’il s’agit de combler un vide, plus douloureux que ne l’est l’épreuve à venir pour Gloria comme Candice, Eugénie ou Madeleine.
Gloria est un modèle pour la petite du couple à l’apparente réussite sociale. Mais le désir, à l’image d’une tumeur maligne, est aussi affaire de transfert et de vases communicants invisibles. Chacun des courts n’oublie pas de capturer ces moments de spectacle où les enfants aiment à se mettre en scène pour le plaisir d’un public imaginaire ou non. On lit peut-être les prémisses du final malaisant d’Inexorable dans les scènes de karaokés et de chants de ces courts, la manipulation et la vengeance en prime. Joséphine ne cache pas son attrait pour la musique qui retentit toujours de façon soudaine dans ces métrages comme un nouvel un nouvel espace à explorer. Cette dernière participe au processus d’écriture, rituel obsessionnel, oserait-on dire, où l’écoute d’une playlist en boucle façonne l’imaginaire.
Le fantastique en point de fuite ?
Et pourtant derrière cette mélancolie jamais mièvre, la réalisatrice ne perd pas de vue la lumière, même derrière l’épaisseur du brouillard. « Tout va bien » lâchent les deux héroïnes lors du final de Nuage, l’une d’elle en position fœtale sous les cendres qui laisseront bientôt germer la vie lorsque l’éruption sera un lointain souvenir. Ou encore cette dernière image du sourire radieux des Dents du bonheur, comme une adresse à ceux qui triment. C’est alors que le fantastique nous parle. A l’image d’Alice qui suivait le lapin blanc, les personnages de Joséphine Darcy Hopkins ne peuvent se révéler qu’après une interminable chute, puis une fois réfugiés de l’autre côté du miroir. Celui d’un monde dont on ne demande qu’à éventrer la fadeur du réel pour mieux libérer les êtres.
Joséphine Darcy Hokins, réalisatrice
Née en Angleterre, Joséphine Darcy Hopkins a ensuite émigré en France à l’âge de neuf ans pour rejoindre Meyronne, commune du Sud-Ouest. Elle intégrera ensuite l’ESRA à Paris à partir de 2014 où elle réalisera ces premiers courts métrages, Margaux (2016) en projet d’études, Le Jour où Maman est devenue un Monstre (2017) et Nuage (2020). En 2022, elle co-écrit le thriller Inexorable à la tension implacable et dont nous parlions déjà dans nos colonnes ici, lors de notre échange avec Fabrice Du Welz entre l’Etrange Festival et le FEFFS. Son dernier court-métrage, Les Dents du Bonheur (2023) a été primé à Strasbourg cet automne.
Filmographie
- 2023 : Les dents du Bonheur
- 2022 : Inexorable (co-scénariste)
- 2020 : Nuage
- 2017 : Le Jour où Maman est devenue un Monstre
- 2016 : Margaux (co-réalisatrice et co-scénariste)
Margaux
Provenance : France | Date de sortie : 2016| Où voir le film ? Vimeo
Réalisation : Joséphine Darcy Hopkins, Rémy Barbe, Joseph Bouquin | Production : Les films de la Mouche | Durée : 16 min
C’est par la petite fenêtre de l’horreur que Joséphine Darcy Hopkins est entrée dans le monde du cinéma en réalisant Margaux avec Rémy Barbe et Joseph Bouquin en film de fin d’études à l’ESRA. Celle qui a vu petite la Belle aux Bois Dormants un nombre incalculable de fois détricote l’étape charnière entre l’enfance et l’âge adulte. Prise de conscience de sa sexualité et d’un pouvoir de séduction mais aussi, encore et toujours, la cruauté des autres, à commencer par celles de ses paires : trois ados qui lui font vivre l’enfer. A cela s’ajoute un jeune professeur, nouvelle déclinaison horrifique d’un ascendant viril mobilisé à des fins perverses. En dépit d’un probable petit budget de production, Margaux réussit pourtant à nous prendre aux tripes, comme emporté par ce torrent d’émotions contraires qui peuvent traverser une jeune femme hantée par ce nouveau monde qui se referme sur elle. Dépossédée de son propre corps, ses relations humaines se désintègrent dans l’horreur viscérale. Un premier film coup de poing qui rappelle par moment Possession de Andrzej Żuławski.
Le jour où Maman est devenue un Monstre
Provenance : France | Date de sortie : 2017| Où voir le film ? Youtube
Réalisation : Joséphine Darcy Hopkins| Production : Les films de la Mouche | Durée : 23 min
Premier court métrage de Joséphine Darcy Hopkins, Le jour où Maman est devenue un Monstre est d’une efficacité redoutable. Comme son nom le suggère d’entrée de jeu, une petite fille va voir sa mère se métamorphoser en une étrange créature. La séquence d’ouverture sait immédiatement poser son ambiance feutrée alors que la mère raconte une histoire en ombres chinoises à sa petite. Le fantastique semble s’immiscer entre les lignes de l’imaginaire, tandis qu’on partage une certaine appréhension à la croisée du réel. La complicité de la mère et de sa fille va elle aussi accomplir sa mue totale vers l’horreur en renversant les rôles de la parentalité avec tendresse.
Nuage
Provenance : France | Date de sortie : 2020 | Où voir le film ? Canal +
Réalisation : Joséphine Darcy Hopkins | Production : To be continued | Durée : 28 minutes
Second court métrage de Joséphine Darcy Hopkins, Nuage est un court pré-apocalyptique qui met en scène deux adolescentes aux personnalités contraires : Capucine est d’apparence confiante, animée par une fougue insolente et Eugénie est autrement plus réservée. Alors qu’un nuage radioactif s’apprête à s’abattre sur la ville, le film bascule vers le road movie. Ecrit avec justesse, l’ambiguité des relations adolescentes se dessine entre transferts, désirs et colères refoulées sur toile de deuil. La réalisatrice signe un second court particulièrement sensible où l’ode à la vraie vie – qu’on sait absente -vient bousculer un monde balisé par les normes. Un film qui respire la liberté et l’envie de dire merde aux conventions et injonctions sociales.
Inexorable
Provenance : France Belgique | Date de sortie : 2022 | Où voir le film ? Canal + DVD, Blu-ray
Réalisation : Fabrice du Welz | Scénariste : Fabrice du Welz, Joséphine Darcy Hopkins et Aurélien Molas | Production : The Jokers | Durée : 1h38
Inexorable. Issu du latin inexorabilis, « qu’on ne peut pas fléchir par des prières, auquel on ne peut se soustraire, implacable ». Un titre tout trouvé pour cet home invasion psychologique réalisé par Fabrice du Welz et co-scénarisé avec Joséphine Darcy Hopkins et Aurélien Molas. Thriller en huis clos où les rapports de classes comme de désir s’affrontent et se déconstruisent, Inexorable nous offre un duo au firmament avec Anna Gaïa Bellugi, jeune fille désœuvrée qui va s’imsicer dans la vie de Benoït Poelvoorde, jamais aussi talentueux que quand il est utilisé à contre emploi. Un thriller classique dans la forme mais efficace par son écriture où les situations et personnages s’érodent devant la fatalité.
Les Dents du Bonheur
Provenance : France | Date de sortie : 2022 | Où voir le film ? Arte
Réalisation : Joséphine Darcy Hopkins | Production : To be continued | Durée : 24 min
Troisième court de Joséphine Darcy Hopkins, Les Dents du Bonheur vient tout juste d’être primé au FEFFS où il a reçu le méliès d’argent. Sans doute le plus social des trois courts, Les Dents du Bonheur est une proposition sensible où le monde des adultes et des enfants se reflètent en miroir. Madeleine, huit ans, accompagne sa mère esthéticienne chez de nouvelles clientes fortunées. Pendant que sa mère joint les deux bouts, la petite est invitée à jouer avec d’autres enfants à un jeu de société où l’argent est le moteur du succès. L’insouciance de l’enfance se retrouve alors confrontée à une lutte des classes amère, où l’on paie de sa chair du fait de sa classe sociale. Métaphore crue mais où le cynisme n’efface jamais l’espoir, Les dents du bonheur est porté par de jeunes actrices exceptionnelles autant qu’une écriture au scalplel. A voir d’urgence.
« C'est encore avec des enfants, sauf que cette fois c'est avec deux sœurs... »
Joséphine Darcy Hoplkins sur son projet de long-métrage lors de notre échange à Paris
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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