« Rousseau était peuple aussi, et il disait : Quand le peuple n’aura plus rien à manger, il mangera le riche ». C’est en ces termes appétissants que Pierre Gaspard Chaumette, figure des sans-culottes et chef de file des « exagérés », appelait les sans-dents à la révolte. Présentée au NIFFF, la rétrospective Eat The Rich lui fait écho en mettant en lumière la représentations des élites dans les films de genre. C’est donc l’occasion idéale pour revenir sur un thème qui traverse l’histoire du cinéma. MaG a échangé sur ce sujet alléchant avec Judith Beauvallet, journaliste et créatrice de la chaine Demoiselles d’horreur.
Discussion avec Judith Beauvallet (Demoiselles d’horreur)
Présente à Neuchâtel pour participer à une table ronde sur le thème de cette rétrospective gourmande, Judith Beauvallet a bien voulu répondre à nos questions. Un échange qui déborde tout naturellement sur la politique et le rapport aux corps féminins dans le septième Art, son sujet de prédilection comme elle le reconnaît elle-même. Judith réalise également ses propres courts-métrages, dans lesquels elle est aussi comédienne. Elle intervient régulièrement en tant que critique cinéma sur la radio RTS et sur le site Ecran Large. N’hésitez pas à aller découvrir et soutenir son travail sur sa chaîne Youtube Demoiselles d’horreur.
Un riche à la moutarde s'il vous plaît
Quand les pauvres ont les crocs, les riches constituent toujours un complément alimentaire de premier choix pour renouer avec un régime équilibré. Depuis le règne de la Terreur, cette idée a resurgi deux siècles plus tard sous l’hashtag Manger les riches, aperçu notamment lors des mouvements sociaux à tendance révolutionnaire. Un peu partout sur la planète, le slogan est devenu viral. Réponse cynique à la célèbre adresse de Marie-Antoinette, « Ils n’ont pas de pain ? Eh bien, qu’ils mangent de la brioche ! », Manger les riches a traversé les époques.
Dénominateur commun de la grogne populaire, ce mot d’ordre était à chaque fois destiné à dénoncer une caste privilégiée désireuse de ne nous laisser que des miettes. On trouve par exemple trace de ce slogan lors de la révolte des Gilets Jaunes, lorsque les Champs-Elysées devinrent la vitrine d’un mouvement que nombre de commentateurs éclairés prétendaient dénué de revendications. Même refrain plus tard lors des diners somptueux réalisés à Versailles par un président qui se prenait pour Jupiter. Devenu un immanquable du quotidien, la lutte des classes occupe désormais une place centrale dans la production filmique. La réalité et la fiction alimentent l’un l’autre l’imaginaire d’un Grand soir sensé rebattre les cartes et rejouer la grande Histoire.
Du côté du septième Art, rien que cette dernière décennie, des œuvres comme The Square (2017), Parasite (2019) ou encore Triangle Of Sadness (2022) ont été récompensées par la Palme d’or. Chacun à leur manière, ces films écornent l’image de la bourgeoisie et dénoncent en creux le système prédateur du capitalisme et ses rares ayants-droits qui accaparent une part de plus en plus indécente des richesses produites collectivement sur le globe. Dans Parasite, tout le monde se souvient de la séquence où le père de famille part des beaux quartiers jusqu’aux toilettes débordantes du ghetto où vit sa famille. Une image reine par excellence du caractère profondément indigne de cette ségrégation sociale.
De la sortie d’usine à l’invisibilisation
Ironie du sort, si les ouvriers ont été les premiers sujets de l’histoire du cinéma lorsqu’ils ont été immortalisés par les Frères Lumière avec La sortie de l’usine Lumière à Lyon (1895), ils furent ensuite longtemps effacés du champ cinématographique, ou réduits à des fins idéologiques de deux blocs antagonistes portés par l’URSS et les USA. Pendant la Seconde Guerre Mondiale, on pense par exemple aux films de propagande soviétiques et leur équivalent américain promu par Roosevelt afin d’illustrer l’épopée du New Deal et ses effets sur le réaménagement du territoire.
Sous la main de fer d’Hollywood, les trusts s’assuraient également que le monde ouvrier se tienne sage, quitte à censurer les films à la fibre « séditieuse » comme ce fut le cas pour Le Sel de la Terre (1954). Pour cet outrage, Herbert Biberman fut emprisonné en pleine chasse aux sorcières pour y avoir décrit une grève de mineurs au Nouveau-Mexique ; c’est dire le degré de liberté d’expression laissé aux auteurs à l’époque. La fiction ne doit surtout pas déteindre sur le réel.
Le massacre bien réel de Ludlow, perpétré en 1914 contre des mineurs en grève par la garde nationale américaine (recrutée parmi les hommes de main des Rockefeller) était encore ancré dans les mémoires et très certainement celle des censeurs. Ce bain de sang au service du privé – et avec le concours et les moyens de l’Etat – démontrait quelques décennies plus tôt la main longue des premiers capitalistes, bien décidés à asseoir leur autorité physique et morale sur les masses. Il en allait tout naturellement de même pour Hollywood, outil idéal pour censurer les productions trop aventureuses. Du côté de l’Allemagne en revanche, le cinéma prolétarien d’entre deux guerres a eu droit à une seconde jeunesse à partir des années 60 où, après des années de propagande, il prit le contrepied des précédentes productions en optant pour un nouvel angle solidaire de la classe ouvrière.
Des frères Lumières à de nos jours, le ressentiment des classes populaires envers les élites sociales, politiques et intellectuelles est toujours d’actualité. Ce gouffre qui les sépare est d’autant plus légitime que les écarts de richesse deviennent insoutenables, aussi bien matériellement que d’un point de vue éthique. Le fossé grandissant entre les classes sociales aisées et les derniers de cordée imprègne aujourd’hui la société. Le succès monumental d’une série Netflix comme Squid Games ou du film The Platform en atteste, rappelant l’appétit du public pour la revanche sociale. Si l’on ne peut pas le faire dans la vraie vie, la fiction fait office de catharsis nihiliste. Cruelle allégorie des inégalités, The Platform de Galder Gaztelu-Urrutia détricote la mécanique de la révolte en faisant la navette du sommet aux bas-fonds de la société. Manger devient alors le fruit d’une lutte obscène et le théâtre de toutes les cruautés interclasses.
Une rétrospective qui ne manque pas de sel
Présentée au NIFFF, cette vaste sélection Eat The Rich cherche à mettre en relief les oppressions systémiques, celles qui nous pèsent et qui menacent l’équilibre de sociétés plus précaires que jamais. C’est le combat de la figure héroïque dessinée dans le film Aelita (1924) où l’on parle conquête de Mars et libération du lumpenprolétariat pour fonder l’Union des Républiques Socialistes Martiennes. C’est encore la lutte des classes présentée de manière métaphorique dans Snowpiercer (2013), où chaque compartiment de ce train lancé à toute allure est segmenté selon l’origine sociale des passagers. Un film jubilatoire qui renverse la vapeur entre privilégiés et miséreux.
Quant à Michel Franco, réalisateur de New Order (2020), il nous expose un déluge de violence viscérale, théâtre d’une sanglante insurrection populaire contre les élites mexicaines corrompues (lire notre critique). Un film dont on ne ressort pas indemne. Enfin quand les riches ne font pas sécession comme dans Ghost In The Shell (1995) ou Land of The Dead (2005), c’est pour mieux détester les pauvres à l’image du psychopathe d’American Psycho (2000).
Sélection engagée et engageante d’une vingtaine de films, la rétrospective Eat The Rich du NIFFF nous rappelle l’urgence de (re)voir ces monuments du cinéma. Les images sont des armes comme l’avait compris l’artiste dadaïste John Heartfield ; le cinéma en est la continuité et la forme la plus aboutie pour allumer la poudrière. Chers gourmets, n’est-il pas venu le temps de brandir nos fourche(ttes) ? Et si le peuple finissait par remettre le couvert avec son passé révolutionnaire ? De la fiction à la réalité et vice et versa.
Au delà des films de genre : Benoît Delépine
Quoi qu’éloignée des films de genre, l’œuvre de poésie punk de Benoît Delépine aurait très bien pu compléter cette sélection. N’hésitez pas à lire notre rétrospective et revoir notre interview de ce réalisateur polymorphe et essentiel au cinéma social. Tuer le patron, encore et toujours, de Louise Michel (2008) jouée par Yolande Moreau, ouvrière du textile, qui du jour au lendemain perd son emploi à la suite de la délocalisation de son usine, à Jean-Pierre Bonzini (Dupontel), qui, pris d’un élan de ras le bol, mime la mise à mort de son chef. L’épreuve du travail est un test de résilience comme la mousse du matelas qui, systématiquement, revient à sa forme de départ dans Le Grand Soir (2012). Toute l’œuvre de Delépine est un condensé d’humour noir et de lutte des classes. Des films à consommer sans modération !
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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Merci pour cet article “riche” en références cinématographiques, pour l’humour de certains passages 🙂 j’ai beaucoup appris tout au long de ma lecture et je prends note de tous les films à voir sur cette thématique très intéressante.
Bonne continuation à MaG !!!
[…] un panel de films en provenance de la planète entière, des rétrospectives engagées comme la sélection Eat The Rich (voir notre discussion avec Judith Beauvallet de la chaîne Demoiselles d’horreur) et des […]