Difficile de rester indifférent face au travail de Bertrand Mandico, artiste polymorphe qui sait s’affranchir du temps et autres injonctions morales d’un néo puritanisme encore vivace. Avec sa relecture féminine (et féministe ?) du mythe de Conan, le réalisateur fantasque accouche d’un nouvel univers de fantasy nimbé d’échappées libidineuses. Un cinéma qui puise dans tout un pan de l’imaginaire trop souvent voué aux gémonies, entre pulsions morbides totalitaires et irruption du désir.

Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort(e)s

Dans les abîmes de l’enfer, Rainer raconte les six vies de Conann, « perpétuellement mise à mort par son propre avenir à travers les époques, les mythes et les âges ». Entrer dans l’univers de Mandico n’est pas une mince affaire, c’est comme s’immerger dans la nuit noire. Une fois qu’on accepte de laisser nos sens s’affranchir de leurs propriétés, on bascule dans une tout autre dimension. Derrière le personnage à tête de chien de Rainer se cache l’actrice fétiche et compagne de Mandico, Elina Löwensohn, dont on reconnaît la diction si singulière malgré son apparence méconnaissable. Tout au long du récit, Rainer décline la figure maldororienne en tant que narratrice et prophète des morts et renaissances à venir de Conann.

Mandico puise sans retenue dans l'imagerie populaire des régimes totalitaires et du post-apo.

Avec un souci du détail poussé à l’extrême et ce malgré des moyens limités, le plateau de tournage est une œuvre en soi, à l’instar des travaux monumentaux d’artistes comme Giger. Le plateau est organique et chaque scène jouit d’une composition millimétrée quasi picturale. Loin des artifices numériques, Mandico propose un cinéma des fluides et des humeurs. Avec Conann, il alterne du noir et blanc aux couleurs selon les phases de la vie de l’héroine. La photographie retranscrit parfaitement ce monde émergé des limbes de l’Enfer. Tourné exclusivement sur support pellicule (comme tous les films du réalisateur), Conann est un objet plastique atemporel. 

Ceux qui ont vu ses court-métrages (lire notre article) ou son dernier long After Blue ne seront pas complétement perdus grâce au retour d’une partie du casting fidèle à la vision de Mandico (Claire Duburcq, Elina Löwensohn, Agata Buzek, etc.). Une portée mythologique traverse les récits du réalisateur. On retrouve ainsi Agata Buzek qui jouait Kate Bush, la criminelle ensevelie d’After Blue et mise au ban de la société. Elle incarne ici le rôle de Conann dans sa version vengeresse.

Interview de Sandra Parfait actrice de Conann

Lors du FEFFS à Strasbourg, nous avons pu échanger avec Sandra Parfait dans le rôle de Conann 35 qui commence à arriver à une certaine maturité dans le film. La jeune actrice française signe son premier long-métrage avec Mandico et sera prochainement dans le long-métrage Sharks in Paris de Xavier Gens (Farang).

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Crois-tu qu’on vive éternellement ?

Le film de Mandico est donc une relecture libre de Conan le Barbare de Robert E. Howard dont les premières aventures parurent dans les années 1930 dans le pulp Weird Tales. L’auteur légendaire a marqué des générations avant que le comics ne soit interprété au cinéma en 1982. Contemporain de Lovecraft, Howard baignait entre fantastique et fantasy. Si Howard se plaisait à dire que Conan était un aventurier et qu’il écrivait ses histoires comme un aventurier les raconterait, c’est-à-dire dans le désordre le plus total, on retrouve dans la relecture de Mandico cette structure vaporeuse propre à la mémoire fragmentée du guerrier torturé. 

Si les frasques du barbare symbolisaient un virilisme caricatural avec l’interprétation très testostéronée de Schwarzenegger, Mandico propose en toute logique l’exact reflet hypersexualisé, les ostéogènes en plus. Le réalisateur sait aussi s’affranchir d’une narration linéaire. Rainer fait office de subconscient de la combattante cimmérienne tandis que plusieurs actrices vont incarner différentes étapes de la vie de Conann, de l’enfance à l’âge adulte, du traumatisme à l’hybris.

Couvertures du magazine Weird Tales dans lequel Conan apparaît pour la première fois en 1932

« Plus le spectacle est violent, plus le spectateur est acteur. »

« Plus le spectacle est violent, plus le spectateur est acteur » clame Rainer au début du film comme pour annoncer le pacte faustien conclu avec le spectateur, rendu complice – et donc acteur – du spectacle à venir. Ironie du sort pour des actrices jouant le même personnage, le tournage du long métrage au Luxembourg ne leur a pas permis d’échanger réellement ensemble, puisqu’elles ne se croisaient qu’à leur propre mort. Sandra Parfait raconte combien le tournage était un cadeau pour les artistes avec un véritable lâcher-prise qui laisse la part belle aux émotions brutes. La transgression atteindra son paroxysme lors de la scène burlesque du repas dionysiaque et sacrificiel. Un rite barbare qui rappelle le jusqu’au-boutisme du Festin nu, dont le titre du livre de William S. Burroughs apparaît d’ailleurs brièvement à l’écran au milieu d’un décor apocalyptique. Derrière la violence et le sexe, Conann ne manque pas de faire preuve d’un certain cynisme qui n’hésite pas à tacler la vanité de l’existence.

La scène du banquet signe l'apothéose de Conann !

Esclave du désir

Relier Mandico à l’œuvre de Georges Bataille (1897-1962) et plus précisément à sa revue poético militante Acéphale est tentant. Le désir érotique amène une jouissance qui donne le sentiment que la vie et la mort se confondent chez ces deux auteurs. Dans Acéphale, Bataille qui s’est mis en marge des surréalistes bourgeois, revendique « le désir de fonder une religion acéphale, une religion sans autre Dieu que la souveraineté pour ainsi dire apocalyptique de l’extase » comme l’écrivait Michel Camus. Les écrits révolutionnaires de Bataille ne sauraient dissocier la transformation du réel de la poésie, par et pour tous, dans la lignée du compte de Lautréamont (1846-1870) et des Chants de Maldoror.

L’énigmatique projet réel de sacrifice humain, promu par le collectif de Bataille comme accomplissement du geste poétique et phantasme à part entière, rappelle la figure suppliciée de Conann, condamnée à mourir éternellement. Le cœur d’Acéphale est l’incarnation de la phrase de Bataille : « La Vérité est la mort ». C’est le signe du dieu sans tête. L’écrivain Michel Camus poursuit avec amusement : « Reste que debout, l’Acéphale n’a pas vraiment l’air d’un cadavre, il est rayonnant de vie ». C’est l’effet produit par un « décapité vivant auquel il nous est impossible de nous identifier » poursuit-il. Or les différentes mues mortifères de Conann sont autant d’occasion de se révéler.

« L’absence de tête n’est pas absence de signe ni même absence de vie. C’est la puissance du « vide » qui appelle le signe : celui du sacrifice de la tête. »

C’est le sens à donner à la tête de mort dessinée par André Masson (1896-1987) à la place du sexe : là où est le sexe, la mort est aussi abstraite que la naissance comme le symbolisait tout autant la fresque monumentale de Giovanni Da Modena dans la Basilique de Saint Pétroné à Bologne. « L’acéphale réunit dans une même éruption la Naissance et la Mort » explique Michel Camus. Par la mort reconduite ad vitam aeternam, Conann, les actrices et le spectateur se rendent complices du même acte sacrificiel : la mort du moi et le meurtre de Dieu. Mandico nous invite à chercher le sens ailleurs et signe un film qui empreinte autant à Mad Max qu’à Sin City et la vision gothique de l’Enfer à la Renaissance. Un pot-pourri hérétique qui donne à voir un pan d’imaginaire débridé. 

Basilique de Saint Pétrone à Bologne : L'Enfer selon Giovanni da Modena, vers 1410.

En conjuguant le désir à la mort et la mort au désir, Mandico s’inscrit dans ce mouvement poétique aussi éphémère que radical : celui du Dieu Acéphale. Un cinéma émotionnel, pulsion de mort et de destruction qui met en cause ce qui existe ; voilà comment on pourrait s’amuser à caractériser Conann. Le désir est infini car il est la seule voie vers la jouissance par la transgression, ce qu’a parfaitement intégré Mandico. « Nous fuyons la forme de la mort et non la mort car le but de notre plus haut désir est la mort » écrivait avec justesse le graveur Max Klinger. A sa manière, le film de Mandico viole les interdits pour mieux exister en tant qu’œuvre. Conann est un voyage qui ne laisse pas insensible et le signe d’une vision d’auteur affirmé comme tel. Un vent de fraîcheur dans le Grand Spectacle de la Fantasy. 

Bande-annonce de Conann

Extrait de Conann

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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