Si l’usage veut qu’on choisisse Jésus Christ pour dater les évènements de notre histoire, d’irréductibles fans de sauriens lui préfèrent volontiers Jurassic Park. Ces derniers invétérés pourraient ainsi très bien décréter que nous sommes en l’an 29 après JP, tant ce monument du cinéma a su renverser Hollywood et fasciner la planète entière. Cette communauté de passionnés qui connaît du bout des lèvres chacune des répliques du film sait combien les dinosaures ont été source d’émerveillement chez les petits et les grands. Il y a eu un avant et après 1993 que nous appellerons sobrement l’an 0. Une année qui préfigurerait le passage des effets spéciaux physiques au numérique. Comme une passerelle entre deux époques, alors que la transition est désormais largement consommée. Avant les ratés Jurassic World, tournés en nanars par la cupidité d’Universal, il y avait un film qui avait su réunir les meilleurs spécialistes de l’industrie d’Hollywood. Nicolas Deneschau a sorti cet été un livre dédié à Jurassic Park, un ouvrage savant et accessible que l’on vous recommande pour vos lectures estivales.

La théorie du chaos mercantile

En plus d’avoir réalisé un remarquable travail de synthèse sur les théories et anecdotes du film, Nicolas Deneschau propose de nouvelles analyses personnelles, lui qui fût – comme tout gamin des années 1990 – happé par la dinomania. En ouvrant des pistes de réflexion, l’auteur n’hésite pas à interpeller le lecteur à chaque début de chapitre, avec une référence expresse à une entreprise contemporaine qui rattrape la fiction : Ingen, Monsanto et autres multinationales si soucieuses de jouer avec la science tout en détricotant l’éthique. 

Une manière originale de montrer l’impact et la contemporanéité des questions soulevées par Spielberg, même trente ans plus tard. L’ouvrage aborde directement les thèmes phares du film sur le rapport de l’Homme à la création et la Nature, le féminisme ou encore la quête de paternité tout en inscrivant l’ensemble dans une perspective romantique que représente Jurassic Park vis-à-vis du sublime. Nicolas nous rappelle l’effet « Ouah » qu’affectionne tant Spielberg quand ces personnages, ébahis, sont subjugués devant les premiers dinosaures qu’ils découvrent hors champ sous le célèbre thème de John Williams.

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Nicolas Deneschau met également en relief combien la future franchise Jurassic Park est en 1993 en avance sur des productions particulièrement dédiées à la testostérone. A l’instar d’Elen Ripley dans Alien, c’est une femme, Ellie Sattler, qui mène la barque et n’hésite pas à prendre les rennes quand le danger gronde. C’est le sens à donner à cette scène culte où Ellie n’hésite pas à rabrouer John Hammond, quelque peu désarçonné devant sa répartie. Le chasseur charge son gros calibre, John sort une énorme et improbable carte. Quoi de plus machiste pour inaugurer la suite ? « Ce ne sera pas aussi facile qu’allumer la lumière de la cuisine… » lance ce bon vieux John avant de poursuivre : « Mais c’est vraiment à moi de y aller ! » « Pourquoi ? » s’interroge Ellie ? Et Hammond qui s’enfonce dans la misogynie que cache l’arbre de la galanterie : « Je suis un… et vous êtes une… ». « Voyons… » lâche-t-elle en guise de réprobation.

La théorie de Darwin inversée

C’est d’ailleurs toute l’image de cette célèbre réplique de cette jeune paléontologue qui n’hésite pas à associer les excès scientistes du capitalisme à la masculinité. Le professeur Ian Malcom philosophe : « Dieu crée les dinosaures. Dieu détruit les dinosaures. Dieu crée l’homme. L’homme détruit Dieu. L’homme crée les dinosaures. » Et Ellie qui conclue :

« Les dinosaures mangent l'homme. Et la femme hérite de la Terre. »

Jurassic Park
La scène de la cuisine est le point maximal de la tension et de l'horreur

Des scriptes oubliés à la genèse du projet, Nicolas Deneschau épluche tout ce qui entoure cette franchise et l’auteur sait révéler ce qui lui donne cette singularité. C’est en lisant ce livre qu’on saisit (s’il le fallait encore) combien l’écart est grand entre le premier film et ses itérations, dont les plus navrantes sont celles issues des navets Jurassic World, comme si le grand capital rattrapait systématiquement l’œuvre. C’est un peu l’image de de John Hammond en démiurge pathétique qui se rappelle son cirque de puces, alors que le parc est désormais hors de contrôle. On imagine facilement le désarroi de Spielberg et Crichton devant les suites déclinées sur un modèle de nostalgie pour quadra dégarnis.

Jurassic World
Jurassic World et sa fausse bonne idée de dompter l'indomptable

La "Dinomania" un succès mondial jamais vu

Jurassic Park c’est aussi l’un des produits culturels les plus performants de l’histoire du cinéma. Bien avant la frénésie Marvel, Universal a su tabler sur un merchandising percutant en inondant le marché de peluches et bibelots, jusque dans nos paquets de céréales et pots de nutella. Qui se souvient encore de cette griffe de vélociraptor qui laissait apercevoir des vaisseaux sanguins quand on la réchauffait au creux de la main ? C’est bien là toute l’ambiguïté d’un film étape qui portera également toutes les technologies à venir pour les effets spéciaux numériques. Des animatroniques aux prémices du numérique, Jurassic Park est un film relais de deux époques. 

Phil Tippett
Phil Tippett le roi des animatroniques

Le maître des marionnettes, Phil Tippett (lire notre critique de Mad God ou encore Egō), s’effraiera devant les avancées numériques réalisées durant le tournage. A l’instar du paléontologue réac Alan Grant, son propre travail était menacé d’extinction. « Je hais les ordinateurs… » souffle Alan Grant.

Magic Word
Nedry ou l'un des premiers giffs de l'histoire du cinéma ?

On pense aussi de suite à cette scène du perfide Dennis Nedry et son hack « Vous n’avez pas dit le mot magique ».« Meeeerde ! Je ne supporte pas ces conneries d’informaticiens ! » s’énerve Ray Arnold joué par Samuel L. Jackson. Comme un avant-goût du 21ième siècle avant le passage du bug de l’an 2000.

Portrait de Nicolas Deneschau

Nicolas

Nicolas se définit comme un « Omnivore gavé de Kaiju-Eiga, de films de SF en noir et blanc et de romans de piraterie ». Après être passé par la case cinéma via Cinegenre.net puis sur le site Merlanfrit, il édite aujourd’hui chez Third Éditions. Son dernier livre Bienvenue à Jurassic Park – La science du cinéma est sorti cet été et disponible en ebook ou en papier. Un livre qui se lit sans retenue et un bien bel hommage au travail de Spielberg. Extrait disponible ici

Ouvrages de l'auteur publiés chez Third Editions

  • Uncharted – Journal d’un explorateur
  • Les mystères de Monkey Island. A l’abordage
  • L’apocalypse selon Godzilla. Le Japon et ses monstres
  • Décrypter les jeux The Last of Us. Que reste-t-il de l’Humanité ? 
  • Jurassic Park – La science du cinéma

Bande-annonce de Jurassic Park (1993)

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] pour qui a encore un tant soit peu de respect pour Jurassic Park (lire notre article sur le livre de Nicolas Deneschau). À l’image des promesses de l’ère covid sur le supposé « Monde d’après » […]

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[…] l’icônisation de ce dinosaure par Steven Spielberg dans Jurassic Park (1993), le cinéma représentait le T-Rex avec un design et une posture bien plus verticale. Tout […]

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[…] fascination propre à l’apparition du monstre. On retrouve ici une mécanique propre au premier Jurassic Park (et d’autres avant lui) qui savait largement tempérer les apparitions sauriennes et installer […]

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