De Christine Angot, ce que l’on connait le mieux ce ne sont pas forcément ses livres, elle qui est pourtant écrivaine. Ce qui vient immédiatement à l’esprit, c’est son phrasé si particulier, ses clashs à répétition lorsqu’elle était chroniqueuse chez Laurent Ruquier et bien évidemment, son histoire personnelle. Car l’inceste, s’il est le titre de son septième roman, irrigue toute son œuvre… Et se trouve être la thématique centrale du magistral documentaire Une famille. Son tout premier film, qu’elle est venue présenter au public (conquis) de Visions du Réel en Suisse.

Voyage dans l'Est

Son tout dernier roman, Le Voyage dans l’Est, se recentre sur la thématique de l’inceste dont elle a été la victime. Prix Médicis, l’écrivaine semble enfin être récompensée pour son travail littéraire, elle qui a si souvent été sujet aux quolibets des critiques, autant chez Le Masque et la Plume que dans les émissions de télévision plus généralistes. Lorsqu’elle est invitée à Strasbourg pour promouvoir ce bouquin, c’est surtout dans la ville où elle a rencontré pour la première fois son père aujourd’hui décédé qu’elle se rend. Elle n’avait guère plus de treize ans lorsque ce dernier commença à la violer, et ce durant de longues années.

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Accompagnée d’une équipe réduite et féminine, Christine Angot part alors frapper aux portes de ceux qui savaient mais qui n’ont jamais parlé. Son ancienne belle-mère, sa propre génitrice, son ex-mari,… Tous défilent devant la caméra et s’expriment, tant bien que mal. L’anatomie d’une relation de domination tentaculaire se déploie alors face à l’objectif, imposant un silence couvant sur des atrocités qui se déroulaient pourtant sous leurs yeux à tous…

Pousser des portes...

T-shirt à l’effigie de Bowie, mine ravie face à une salle comble, applaudissements qui s’éternisent, voilà que Christine Angot se fait chaleureusement accueillir pour présenter son premier documentaire qu’elle projette devant le public de Visions du Réel à Nyon, en Suisse. Une salle qui ne sait probablement pas totalement ce qui l’attend et qui sortira groggy d’une séance éprouvante, aussi dure émotionnellement qu’émouvante.

Et il faut dire que le documentaire part sur les chapeaux de roues… Car si une brève introduction situe Christine Angot dans l’antre de son bureau – endroit rassurant, cocon de sécurité – on va rapidement suivre son « voyage dans l’Est » comme elle le dit, ou plutôt son retour sur les terres où l’inceste dont elle a été la victime est né. Et tout aussi rapidement, elle décidera d’aller frapper à la porte de la maison où tout s’est déroulé.

Effraction documentaire

Si la maison est encore hantée des spectres d’un père aujourd’hui mort et des atrocités dont elle a été la victime, Christine Angot hésite à sonner à la porte de la veuve de son père incestueux. La tension électrise l’air, l’hésitation s’empare de l’écrivaine. Secondée par Caroline Champetier et Inès Tabarin qui tiennent les caméras, elle finira, tremblante, par presser le bouton de la sonnette.  Retentit alors par l’interphone la voix grésillante de cette veuve, probablement le lien le plus ténu qui la relie encore à son bourreau.

Débute alors dans le film une scène d’une intensité à peine croyable, où le pied dans la porte s’incarne aussi bien au sens propre qu’au figuré. Le pied dans la porte d’une foultitude de secrets, de non-dits, d’euphémismes violents et de sous-entendus bâtards. Une scène inconfortable, qui n’est pas un règlement de compte mais une mise devant le fait accompli : tu savais, tu n’as jamais rien fait, pourquoi ? La question est simple. L’acte est salvateur mais terrifiant, inconfortable, malaisant. Les réponses le sont encore plus. Le spectateur se retrouve alors projeté dans ces secrets de famille que tout le monde voudrait pouvoir oublier, mais que Christine Angot convoque sans détours.

Tout le monde en parle ?

Et si le documentaire se compose autour de ces séquences majeures et longues d’entretiens face à face, un autre segment marquera au moins aussi fortement le spectateur. Flash-back : on se retrouve en 2000 sur le plateau de Thierry Ardisson, où Angot défend son bouquin Quitter la ville. L’écrivaine se retrouve alors sous les feux croisés des chroniqueurs, des invités et de l’animateur, dans un déferlement de violence qui fleure bon l’ancien monde souhaitant corps et âme se défendre face à cette femme assumant ouvertement l’inceste dont elle a été la victime. Décrédibilisée, humiliée publiquement, elle sera contrainte à quitter le plateau…

Pas si étonnant venant de l’ « homme en noir » qui, quelques années plus tôt, plaisantait aux côtés de Frédéric Beigbeder et Gabriel Matzneff (pédophile notoire qui avait son rond de serviette sur tous les plateaux télé, à ce sujet voir le récent Le Consentement) sur le fait de « coucher avec des gamines de 12 ans »… Plus étonnant ? Qu’un président de la république, à peine le documentaire d’Angot sortit, décide de décorer ce même Ardisson d’une légion d’honneur. Douteux timing, faisant doublon avec la réaction présidentielle face à l’affaire Depardieu, qui semble bien confirmer un intérêt à géométrie variable (ou une totale désaffection) pour la cause des femmes…

Le passage en question de l'émission « Tout le monde en parle » en 2000.

Non, décidément, le vieux monde est tenace et la misogynie retorse. Une belle gifle, comme la qualifie elle-même Angot dans sa tribune de réaction publiée dans Libération, mais un espoir tout de même : cette séquence de l’émission d’Ardisson passée sans problème dans les années 2000 est à peine supportable aujourd’hui. La preuve, au moins, que notre regard a un tant soit peu évolué…

Documentaire puissant

Le film se clôt de la plus belle des manières et sa déferlante de violence trouve un certain apaisement dans l’ultime discussion, aussi salutaire qu’émouvante. Bref, Une famille est un film passionnant par ce qu’il dévoile de la mécanique annihilatrice de domination, bouleversant de part en part, et un acte de courage absolu de la part de celle qu’on a tant trainée dans la boue car elle était l’une des rares à oser parler de ce qu’elle avait vécu. De mettre des mots sur l’horreur qu’elle avait subie. D’oser secouer un corps social préférant détourner le regard que de faire face à un mal bien plus courant qu’on le pense…

Après l’immense Triste Tigre de Neige Sinno (le grand coup de cœur littéraire de l’année dernière), voilà une nouvelle œuvre puissante traitant de l’inceste. Et l’occasion d’avoir un peu d’espoir face à une parole qui semble enfin, un peu, se libérer… Parler de « ce crime social qui nous concerne tous », voilà selon ses propres mots le désir de Christine Angot qui le fait brillamment avec ce film et nous donne décidément bien envie de découvrir ses livres.

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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[…] Après Une Famille sur une toute autre thématique, voilà le second documentaire coup de poing de cette cuvée 2024 du festival suisse Visions du Réel. No Other Land y repartira d’ailleurs auréolé d’un prix du public, lui qui avait déjà été sacré meilleur documentaire lors de la dernière éditions de la Berlinale… Retour sur un film hors-norme et bien évidemment brûlant d’actualité. […]

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