Après Une Famille sur une toute autre thématique, voilà le second documentaire coup de poing de cette cuvée 2024 du festival suisse Visions du Réel. No Other Land y repartira d’ailleurs auréolé d’un prix du public, lui qui avait déjà été sacré meilleur documentaire lors de la dernière éditions de la Berlinale… Retour sur un film hors-norme et bien évidemment brûlant d’actualité.
Basel Adra vit en Cisjordanie, plus précisément à Masafer Yatta, une zone désertique accaparée par l’armée israélienne pour réaliser des exercices militaires. De l’autre côté, Yuval Abraham est israélien. Les deux jeunes hommes sont des ennemis naturels, au moins sur le papier. Or il n’en n’est rien. L’un comme l’autre dénonce la barbarie de l’état d’Israël, s’accaparant ce désert en expulsant des familles entières dont les maisons sont du jour au lendemain rasées par des hordes de bulldozers protégés par l’armée. Accompagnés de Hamdan Ballal & Rachel Szor, ce collectif palestino-israélien décide de réaliser un film sur l’inhumanité de cette politique de colonisation.
Basel est né dans une famille d’activistes. Son père, propriétaire de l’unique station essence du village construite sous sa maison, est un habitué des geôles israéliennes. La rébellion, Basel l’a dans le sang et à l’heure des réseaux sociaux et du tout numérique, il a bien compris la force des images. C’est ainsi que les gens de la région le contacte pour documenter, éviction après éviction, destruction après destruction, la dévastatrice politique colonisatrice d’Israël. Bientôt accompagné de son nouvel acolyte Yuval, ils vont ensemble sillonner la région au gré des ordres de démantèlement. Et leurs caméras vont très rapidement agacer les responsables israéliens…
On se souvient de l’irritant (mais passionnant) France de Bruno Dumont, tirant à boulets rouges sur un pan du métier de journalisme, dont le fameux journalisme incarné. Une pratique qui existe depuis longtemps, désormais largement imposée par les réseaux sociaux qui ont changé les lignes d’un métier aujourd’hui en pleine crise. L’incarnation permet non-seulement de drainer un public plus large, de se spécialiser dans des thématiques souvent bien précises et, parfois, de devenir son propre média, mais tout ceci ne se fait pas sans un certain revers de la médaille. Abandonnant rigueur journalistique ou déontologie du métier, le reporter risque de devenir le centre même de son récit, le propre héros de ses reportages.
Avec No Other Land, nous sommes à des kilomètres de ce genre de pratiques. Si le duo à l’écran s’incarne bel et bien (on va les suivre jusque dans leur vie personnelle), leur présence ne prendra jamais le pas sur le sujet qu’ils veulent porter à l’écran, bien au contraire. Mieux, la (petite) part du documentaire centrée sur ce duo atypique de journalistes nourrira et enrichira le propos même du long-métrage. No Other Land n’aura alors qu’un but : documenter de l’intérieur la machine politique et judiciaire à l’œuvre sur le terrain dans la destruction systématique des maisons de cette région de Cisjordanie.
Force est de constater que le film est traversé d’un certain crescendo de violence, aussi saisissant que glaçant. Tourné de l’intérieur, caméra au poing, l’image semble une arme bien frêle face aux fusils d’assaut encombrant les poitrines des grappes de soldats mobilisés pour protéger les bulldozers. Quelques minutes, et voilà qu’un village entier disparait dans la poussière levée par leurs godets. Les images sont terrifiantes, l’inhumanité des différents protagonistes prend à la gorge et l’absurdité des démarches – Israël décide qu’une zone habitée depuis des centaines d’années devient du jour au lendemain une zone interdite pour réaliser ses exercices militaires – ne fait qu’augmenter l’effroi ressenti face à ces scènes.
Ces soldats inhumains obéissant aux ordres, ces maisons fouillées et vidées, ces affaires entassées trop encombrantes pour êtres transportées, ces familles entières en exil, ces corps abattus froidement,… Tout ce cortège de visions se connecte dans notre esprit à l’imagerie entourant les heures les plus sombres de notre histoire. L’inhumanité en engendre une autre, la violence étatique se transmet comme un virus jusqu’à ces images, obscènes de désespoir, de colons masqués s’attaquant à coups de pierres et de balles aux palestiniens fuyants sous le regard complice des militaires.
Difficile de répondre à cette question, tant le documentaire se clôt sur une note amère qui laissera la salle comble du public de Visions du réel parfaitement étourdie. Certes la vision de cet israélien s’acharnant, jour après jour, de rejoindre son ami palestinien pour ensemble documenter par le texte et par l’image les exactions d’un gouvernement-bourreau laisse à penser que le dialogue est possible. Malheureusement la force politique est à l’œuvre et le travail (salutaire) de Yuval et Basel semble aussi frêle qu’éphémère. Combien de temps pourront-ils encore braquer leur caméra sur ces militaires sans que leur acte ne reste impuni ? Pire encore, combien de temps pourront-ils endurer la violence dont ils sont quotidiennement les témoins ?
Et malheureusement pour eux qui bouclent leur long-métrage en octobre 2023, les récents évènements ne vont pas participer à baisser la pression qu’ils subissent jour après jour, ni à la pluie de menaces de mort qui leur tombe dessus.
Our film “No Other Land” on occupied Masafer Yatta’s brutal expulsion won best documentary in Berlinale. Israel’s channel 11 aired this 30 second segment from my speech, insanely called it “anti semitic” - and I’ve been receiving death threats since. I stand behind every word. pic.twitter.com/2burPfZeKO
— Yuval Abraham יובל אברהם (@yuval_abraham) February 25, 2024
Reste que la récompense de “meilleur documentaire” reçu à la Berlinale semble avoir insufflé à No Other Land et à ses réalisateurs un certain élan, qui pourrait agir en porte-voix auprès d’une communauté internationale décidément bien timide à mettre des mots sur ce qui se passe actuellement à Gaza. Un embarras porté jusqu’au sein même de la Berlinale, où l’évocation de la situation génocidaire en cours à Gaza a déclenché un véritable tollé de réactions condensé dans cet article du Monde.
« Basel et moi avons le même âge. Je suis israélien, Basel est palestinien. Et dans deux jours, nous allons revenir sur une terre où nous ne sommes pas égaux. Cette situation d'apartheid entre nous, cette inégalité, elle doit cesser. »
Yuval, lors de la réception de son prix à la Berlinale
Rappelons-nous également face à ces images de l’unique ennemi à l’œuvre dans de tels conflits : la fascisation d’une société dirigée par l’extrême-droite. Ne laissons pas la place à ces fractures si facilement instrumentalisées – antisémitisme, islamophobie, racisme – et gardons en tête que ce clivage bien artificiel (le documentaire le prouve parfaitement par son seul dispositif) ne sert nul autre que les vautours d’une politique mortifère.
Gageons que ces récompenses et le succès rencontré (le documentaire a fait salle comble à Vision du Réel et y a reçu le prix du public) pousse ce film percutant à être vu le plus largement possible. Sans doute le documentaire le plus puissant qu’il vous sera donné de voir cette année, éclairant les recoins les plus sombres de ce qui se passe actuellement en Cisjordanie. A voir absolument !
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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