Les monstres nous terrifient autant qu’ils nous fascinent. C’est le pouvoir de l’imaginaire où tout est possible, même le pire : qui n’a jamais songé à cette créature qui crèche dans son placard ou sous son lit ? Au pays du soleil levant certains monstres ne se cachent pas, au contraire, ils sont géants ; ils viennent de l’espace, sortent de l’océan, ou résultent de manipulations scientifiques. Incarnation de traumatismes, les monstres traversent le cinéma. Les japonais ont poussé le concept toujours plus loin pour que nos peurs soient aussi grandes que des immeubles. Les Kaiju sont de sortie !
Monstres et Cie
Qu’à cela ne tienne, les monstres géants existent depuis la nuit des temps, que ce soit dans la littérature des contes et légendes telles les chimères et autres dragons, jusqu’à la représentation des premiers dinosaures au cinéma. Ces gros reptiles n’ont cessé d’alimenter la fiction. Parmi les nombreuses espèces déterrées sous nos pieds, la plus célèbre mise en avant sur nos écrans reste le roi des lézards tyrans : le Tyrannosaurus rex (TRex).
Avant l’icônisation de ce dinosaure par Steven Spielberg dans Jurassic Park (1993), le cinéma représentait le T-Rex avec un design et une posture bien plus verticale. Tout débute avec le film The Ghost of Slumber Mountain réalisé en 1918 par Willis O’Brien. Les effets spéciaux en stop motion (assemblage de photos pour créer une animation) mettaient en scène le roi des carnivores avec un réalisme jamais atteint. Aux yeux des spectateurs, le dangereux monarque prenait vie. Mais les réalisateurs japonais rêvaient aussi de leur propre roi des monstres.
Godzilla au lendemain de la guerre
Nous sommes en 1954, et Ishiro Honda réalise un film de créatures géantes. Malheureusement les contraintes de temps l’empêchent d’utiliser le stop motion, il va falloir aller plus vite et c’est alors que la technique du Suitmation est créée : un acteur, ici Haruo Nakajima, enfile un costume en caoutchouc de 100 kg pour incarner le roi des monstres. Godzilla est l’allégorie de la peur traumatique de la bombe A dont les japonais avaient été victimes lors de la seconde guerre mondiale. Son nom japonais Gojira, est l’assemblage de deux animaux : Gorille (Go) et Baleine (Kujira) mais aucun lien ne semble se tisser entres ces bêtes puisque dans les faits notre monstre est un mélange d’un T-Rex pour la posture et d’un Stégosaure pour les plaques dorsales (certainement pour cacher la couture du costume).
Le design de la créature suit sa logique métaphorique ; en effet les croquis préparatoires du visage boursouflé de Godzilla épousent la forme du champignon atomique. En résulte un monstre géant qui sort des tréfonds de l’océan pour attaquer le Japon. Réveillée par des essais nucléaires, la créature opère comme une punition divine pour montrer aux Hommes qu’ils ne sont rien face à la nature. Une des techniques emblématiques du roi des monstres est son rayon atomique dévastateur qu’il expulse de sa bouche, un « Beam » qui détruit tout sur son passage. Godzilla fait ainsi apparaître un tout nouveau genre de film : le Kaiju-Eiga. De nombreuses origins stories ont redéfini la naissance du monstre à travers une trentaine de films et de séries animées que je vous propose de découvrir à travers quelques exemples.
On a tous le Showa (1954-1975)
La période Showa des films Godzilla commence en 1954 et se termine en 1975. La créature est une bête préhistorique datant de plusieurs millions d’années ; il s’agit d’une espèce inconnue apparue à la fin du Crétacé. Forme de vie intermédiaire entre le reptile marin et les animaux terrestres, elle hibernait dans une grotte au fond de l’océan jusqu’à ce que les essais nucléaires ne réveillent la bête. La possibilité qu’elle ait muté est fort probable puisque chacun de ses passages laisse derrière elle un taux anormalement haut de radioactivité. Son réveil est considéré comme une punition et les habitants de l’île d’Ohto avaient déjà prédit son retour, en la baptisant Godzilla.
Un nouvel Heisei (1984-1995)
L’époque Heisei des longs-métrage Godzilla débute en 1984 et s’achève en 1995. Pour le retour de la créature, Koji Hashimoto reprend la mythologie de la licence du début, ou presque. Son film The Return of Godzilla est la suite du premier film de 1954. Avec son titre évocateur, il souhaite marcher sur les traces du chef d’œuvre de Honda trente ans plus tard. Même créature, mais pas le même design ni la même symbolique. Le Kaiju se réveille suite à une éruption volcanique sous-marine et nage de nouveau vers Tokyo. Si le premier Godzilla incarne la peur du nucléaire, le Kaiju de 1984 est la représentation de la guerre froide où américains et russes sont prêts à tester leurs nouvelles armes nucléaire au pays du soleil levant.
Un trauma qu’il faut empêcher de faire renaître à travers des discussions politiques tout au long du métrage (ce qui annonce les prémices du futur film de Shinji Higuchi et Hideaki Anno). La solution expéditive des grandes nations occidentales semble caduque puisque ce film présente un Godzilla se nourrissant de centrales nucléaires, ce qui le rend de plus en plus puissant. Détruire Godzilla devient alors une course à l’armement, mais peut-être que la meilleure arme reste la nature elle-même ?
Mille & Nium (1999-2004)
Le nouveau millénaire s’offre toute une série de films pour le roi des Kaiju. Ainsi l’ère Millénium débute en 1999 pour s’éteindre en 2004. Courte période qui s’inaugure avec le film Godzilla 2000 de Takao Okawara. Celui-ci dépeint le monstre comme une force de la nature, incarnation des typhons qui dévastent alors le Japon. Dans les suites, notre créature reptilienne est introduite comme un retcon où le monstre géant aurait survécu à la fin du premier film. Mais parmi les longs-métrages de cette période, un seul décide de créer sa propre mythologie.
Ainsi naquit Godzilla, Mothra and King Ghidorah : Giant Monster All-Out Attack qu’on nommera plus simplement GMK, réalisé en 2001 par Shusuke Kaneko, grand réalisateur qui avait apporté sa vision unique, sombre et mâture à la franchise concurrente, à savoir la trilogie Gamera des années 90. Dans ce film aux allures de slasher, Godzilla est l’incarnation de la colère des victimes de l’armée impériale japonaise durant la seconde guerre mondiale. Il représente un démon aux yeux révulsés : jamais le roi de monstres n’avait autant incarné la colère et la soif de destruction, agissant telle une malédiction pour la jeunesse japonaise qui manque à son devoir de mémoire des sacrifices passés.
Lana Del Reiwa
Douze ans après le dernier film de Godzilla sur grand écran, l’ère Reiwa accueille sa première variation du roi des monstres en 2016 : Shin Godzilla. Le japonais contemporain ne vit pas le traumatisme de la défaite de son pays en 1945. Par contre, il y a un fait réel qu’il ne peut ignorer : le site nucléaire de Fukushima, arrosé au quotidien depuis que le tsunami a éventré la centrale en 2011.
Et c’est avec cette nouvelle entaille que deux réalisateurs de génie se sont emparés du projet “Shin (nouveau) Godzilla” , la refonte complète du mythe sous la direction de Hideaki Anno (papa de Neon Genesis Evangelion) ainsi qu’avec le non moins célèbre Shinji Higuchi (Gainax, trilogie Gamera des années 90) . Une nouvelle ère pour une nouvelle créature et l’incarnation d’une nouvelle vision. Ce film évoque de véritables problèmes constitutionnels, là où la politique est dépassée par des événements cauchemardesques : la centrale nucléaire mouvante, la calamité et toujours l’indomptable Godzilla.
La créature passe par plusieurs formes marquant les pôles du désespoir qui filent entre les mains d’hommes d’État, eux-mêmes acculés par des procédures bavant d’inefficacité. Car oui, c’est un film bavard, dénonciateur de formalités grotesques face à une situation d’urgence. Ici, la créature n’a aucun lien avec les films précédents. Le roi des monstres est une espèce ancestrale sous-marine qui aurait mangé des déchets nucléaires jetés dans l’océan. Devenu un amphibien, Godzilla possède alors huit fois plus de données génétiques que les êtres humains, faisant de lui l’être le plus évolué de la planète. Le kaiju est capable d’automutilation et de régénération, sa forme définitive est humanoïde avec la capacité de voler. Son point faible étant l’obligation de refroidir son moteur nucléaire interne en plongeant dans l’océan. S’il emploie des attaques énergétiques, il doit également se reposer et rester immobile pendant plusieurs jours.
Le film fut un succès tel qu’il gagna de nombreux prix dont celui du meilleur film de 2016 au 40th Japan Academy Prize, cependant aucune suite cinématographique n’eut lieu et il faudra attendre sept ans avant de voir renaître Godzilla avec une toute autre forme dans le très récent Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki.
Godzilla Minus One, vers une nouvelle ère ?
Tout comme ses confrères Hideaki Anno et Shinji Higuchi, le réalisateur Takashi Yamazaki est un artiste formé dans l’animation, on le retrouve sur des licences très connues telles que Dragon Quest: Your Story, ou encore Lupin III: The First, deux films sortis en 2019. La relation avec Godzilla se fait ailleurs, Yamazaki est aussi un réalisateur de film live, en 2005 sort alors Always : Crépuscule sur la troisième rue, puis son second opus en 2007.
Une tranche de vie où le roi des monstres apparaît dans l’imaginaire d’un potentiel écrivain, Ryunosuke Chagawa interprété par Hidetaka Yoshioka (acteur qui reviendra jouer un rôle important dans Godzilla Minus One). Le film débute sur la vision fictive de l’écrivain d’un Japon d’après-guerre avec un Godzilla aux yeux blancs détruisant tout sur son passage, et qui rappelle fortement la créature du film GMK de Shusuke Kaneko. Si le long-métrage n’a aucun rapport avec le Kaiju, difficile de ne pas voir là un appel du pied de Yamazaki qui, près d’une décennie plus tard, s’attelle aux VFX d’un certain Shin Godzilla…
Un film qu’il citera volontiers comme un de ses préférés lors d’une interview vidéo pour Letterboxd, avec le Godzilla de 54, GMK (évidemment) mais également Ghidorah, the Three-Headed Monster, film de Ishiro Honda de 1964 qui présente pour la première fois l’antagoniste incontournable de Godzilla. Yamazaki est profondément marqué par le dragon doré à trois têtes ce qui le conduit à réaliser un film de Godzilla pour une attraction Japonaise en 2021. Nommé Godzilla the Ride: Giant Monsters Ultimate Battle, le film d’une durée de cinq minutes met le spectateur en vu subjective traversant une Tokyo en ruine au milieu d’un combat titanesque entre le Roi des Kaiju et sa Némésis King Ghidorah. Godzilla a un design qui bénéficie des dernières technologies 3D que le réalisateur maîtrise parfaitement, un glow-up du Godzilla vu dans Always. La créature se détache totalement de la proposition graphique de Shin Godzilla et le nouveau monstre se révèle proche de celui de l’ère Heisei. Ce même modèle de design servira deux ans plus tard pour son Godzilla Minus One sorti le 3 novembre 2023 au Japon.
Godzilla avant Godzilla
Difficile de ne pas rentrer dans la zone spoiler pour décrire la nouvelle naissance de la bête. Ici les premières minutes du films seront dévoilées. Nous nous arrêterons là pour les plus frileux, et pour les amoureux du grand G, c’est avec plaisir que nous allons plonger au plus profond des origines de ce nouveau monstre.
Dans le tout premier film de Godzilla de 1954, on découvrait que la bête était une créature préhistorique réveillée par les bombes, ainsi dans le long-métrage de Honda nous n’avons vu que le résultat d’une mutation probable d’un dinosaure. Mais dans le film de Kazuki Omori, Godzilla vs. King Ghidorah (1991) nous retrouvons Godzilla sous sa forme de prémutation, le… Godzillasaurus. Un tyrannosaure sur l’île de Lagos qui va, par concours de circonstance, défendre les soldats japonais contre l’attaque de l’armée américaine durant la seconde guerre mondiale. Celui-ci périra sous les assauts avant de renaître sous la forme de Godzilla après avoir été exposé à l’explosion de la bombe à hydrogène Castle Bravo menée sur l’atoll voisin de Bikini en 1954.
C’est très exactement le point de départ de Godzilla Minus One, Yamazaki nous présente un Godzilla sous la forme dinosaurienne, mais avec d’autres protagonistes, et sans la présence américaine. Une chose est à retenir, Godzilla est un antagoniste, sur l’île d’Odo il ne protège personne, si ce n’est son territoire. Fait intéressant, ce tyrannosaure géant ne mange pas les humains, il ne fait que les piétiner et les éjecter au loin. La créature ne cherche pas à se nourrir, elle tue.
Rebelote, la bête subit des attaques nucléaires de plein fouet, c’est le début de la naissance du roi des monstres. Godzilla devient un titan colossal qui semble immortel où chaque cellule se régénère, sauf que Yamazaki prend une autre direction que le film de Honda en faisant intervenir son Kaiju en 1947 et non en 1954. Comment un Japon d’après-guerre pourrait-il venir à bout d’une telle créature sans armes de pointe ? Une utopie où l’armée américaine a désertée le pays du soleil levant, laissant le peuple nippon seul face à ses responsabilités, celles de devoir se reconstruire. C’est toute la problématique du film, la reconstruction après la destruction de Godzilla qui replonge les japonais au niveau moins un.
Bande-annonce de Godzilla Minus One
Créateur de la chaîne YouTube Hokuto No Run, spécialisée dans l’analyse de la série d’animation Hokuto no Ken. Membre de l’association Ani-Grenoble, il est l’un des organisateurs du Japan Alpes Festival, événement dédié à la pop culture japonaise. Aime par dessus tout partager sa passion, il a collaboré avec des magazines (Animascope, Animeland) et des émissions (Retrokaz, Clique - Dans la légende…), il intervient, présente et anime aussi des séances spéciales dans de nombreux cinémas.
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Article très instructif, merci.
Je suis allé voir Minus One aujourd’hui et je n’aurais jamais pensé être ému à ce point devant un film catastrophe.
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