Ella œuvre pour assister sa mère malade et l’aider à finir son projet de film en stop motion. Image par image, au prix d’une résignation qui confine à la soumission totale, Ella se plie à ses injonctions et humiliations jusqu’au jour où sa mère tombe dans le coma. Libérée de l’étau maternel, Ella va enfin pouvoir réaliser son film et libérer son imaginaire. A quel prix ?
Derrière ce film d’horreur qui alterne entre prises de vue réelles et animation, on retrouve le génial Robert Morgan dont l’imagination n’a d’égale que sa décadence délicieusement jouissive. Profondément enraciné dans des univers lugubres, l’animateur signait déjà l’une des entrées alphabétiques du barré The ABCs of Death 2 (2014), truculente anthologie à la croisée du gag potache, de l’horreur et de l’humour noir. Connu également pour le très dérangeant Bobby Yeah dont le titre léger ne laisse pas présager de sa noirceur ou encore nombre de courts qui ont pu égrainer les festivals fantastiques, Robert Morgan a réussi à créer sa propre signature crado. Un chat avec des mains d’Homme, un vieillard qui observe le suicide de sa voisine ou encore un homme sans pénis qui revit le calvaire qu’il a pu faire subir autour de lui (assurément le plus trash des films d’animation qu’il nous ait été donné de voir à ce jour : voir ci-dessous). A chaque fois, l’artiste laisse la part belle à l’érosion psychologique de ses personnages.
Avec son dernier film présenté au PIFFF, Robert Morgan opte pour des ressorts plus psychologiques que le court ci-dessis, rassurez-vous. Ce côté malaisant, on le retrouve directement dans Stopmotion, dès lors qu’on comprend qu’Ella, libérée du joug de sa mère, va se mettre à réaliser un conte horrifique qui n’a plus grand-chose à voir avec le simili pupppet show de départ. Rongée par son travail qui la possède, Ella est taciturne, retranchée dans son petit studio dont on peine à discerner la différence avec le plateau de tournage de son projet d’animation. Son travail la sépare irrémédiablement de ses proches.
Et sur ce point, Robert Morgan se permet toutes les audaces formelles, à commencer par un échange permanent entre le réel et la fiction avec des transitions aussi brillantes qu’imperceptibles par le jeu du traveling. La caméra peut se rapprocher progressivement du plateau pour basculer aussitôt vers le fruit de son labeur : des images animées comme on les verrait dans le film final qui est alors projeté. Le regard de ces petits personnages se perd dans le néant avec une mise en abîme déroutante entre l’auteur, Robert Corman, son avatar symbolique, Ella, et le conte horrifique en gestation. On assiste nous aussi à la naissance de ces chimères faites de bric et de broc.
A cela s’ajoute un parti-pris graphique clivant mais justifié, les couleurs naturelles laissant place à une gamme pastel comme si un filtre était appliqué à la caméra. Les lèvres sont parfois bleutées, le sang violet et les murs aux teintes tantôt rosées tantôt verdâtres nous renvoient à un imaginaire torturé, où décors et paysages d’intérieur se confondent. Alors qu’Ella rencontre une petite fille au caractère bien trempé, celle-ci lui souffle les idées noires qui pourraient porter son récit en trois temps. Trois moments clés matérialisés par des journées et qui génèrent petit à petit d’inquiétants échos au réel.
Minimaliste mais jamais simpliste et toujours cohérent dans son approche, Stopmotion nous enferme avec son autrice ; sa psyché est systématiquement le point de vue appliqué à l’image. Cela donne lieu à des séquences comme privées de temporalité alors que les repères s’évanouissent au fur et à mesure qu’Ella s’abandonne à son œuvre. Par d’astucieux jeux de montage et un découpage ciselé, on la voit évoluer à différents endroits du studio et le spectateur s’interroge sur les frontières du réel. Réalité et fiction se confondent-elles ?
Profondément fantastique dans son approche, Stopmotion semble nous livre en creux le sentiment de dévouement qu’implique une telle abnégation inversement proportionnelle à l’incompréhension de l’entourage. A l’image de mes voisins de train qui m’ont regardé d’un œil torve quand je revoyais l’intégralité de l’œuvre de Morgan, on imagine assez bien le décalage qui existe encore quand des gens sûrs d’eux réduisent l’animation à des dessins animés pour enfants et qu’ils découvrent, stupéfaits, des courts lugubres, voire carrément obscènes. Contrairement au réalisateur traditionnel, l’animateur ne travaille pas avec les vivants.
Millimètre par millimètre, Ella donne vie à ces objets animés, cœur de son travail et leitmotiv aux relents démiurges. En miroir, on devine la frustration et l’ingratitude qui règne dans la profession où les artistes sont souvent animateurs pour le compte d’un autre, avant de devenir eux-mêmes réalisateurs et qu’ils trouvent leur propre voie. C’est d’autant plus intéressant de connaître la carrière de Robert Morgan qui a toujours enfermé les névroses de ses personnages entre quatre murs. A l’instar de Stopmotion qui est un quasi huit clos, ces court-métrages cultivent l’horreur sommaire et une angoisse crescendo.
Son tout premier projet étudiant Paranoid (1994) semble d’ailleurs prendre vie dans Stop Motion, comme un hommage avec les moyens en plus. Difficile de ne pas y penser lorsque la petite fille donne ses instructions pour la première journée de son histoire. Dans l’un comme l’autre, un homme seul se sent épié par une créature tapis dans l’ombre. On sent que Robert Morgan renoue avec ces vieux démons. L’ont-ils déjà quitté à dire vrai ? Il y a cette obsession de la mort qui traverse l’intégralité de son œuvre avec les vers, les cadavres, voire la nécrophilie. Giger n’est jamais loin.
Alors que la petite fille est toujours plus exigeante avec Ella et que l’enfance la prive des barrières du politiquement correct du monde des adultes, elle soumet des idées toujours plus glauques à Ella. Ella se résigne alors à utiliser de la chair pour façonner ses créatures, point de bascule vers un tout autre monde. C’est d’ailleurs ce qui donne ce côté si singulier et dérangeant aux personnages animés par Robert Corman dans son œuvre. Poisseux, gluants et en putréfaction, chacun de ses personnages donne la nausée comme un vieux steak qu’on aurait laissé croupir au soleil. C’est crade et sans espoir et on croirait presque sentir l’odeur cadavérique sortir de l’écran. En effet, rien de tel que la technique du stop motion pour conférer un côté organique à aux créations, comme l’avait déjà démonté Mad God, œuvre de toute une vie de Phil Tippett (lire notre critique). Loin des artifices numériques, le travail manuel confère une tout autre émotion avec une maîtrise entière du processus, là où les studios de CGI dissèquent de plus en plus les taches, pour ne pas dire qu’ils aliènent les travailleurs. Comme le relevait Roger Ebert sur le paradoxe du stop motion :
« Computer graphics looks real but feels fake, and stop motion looks fake but feels real »
Roger Ebert, critique pour le Chicago Sun-Times
Comme prisonnier d’un mauvais rêve, le point de vue d’Ella qui s’impose à l’écran se libère de toutes les contraintes, alors qu’Ella cherche à retrouver la créativité grâce aux drogues. Robert Corman et son héroïne réaniment des matériaux pour mieux débrider notre imaginaire. Stopmotion nous parle constamment par sa narration appliquée scrupuleusement sur le film animé. Et son seul écueil est sans doute lié à son petit budget, notamment pour l’OST.
Violons stridents, notes de pianos asynchrones : la bande son expérimentale finit par lasser à force d’être recyclée à l’excès. Si elle fait partie du dispositif nerveusement épuisant qui colle aux états d’âmes de l’animateur, un peu plus de variété n’aurait pas été de refus de ce côté-là. Cela peut fonctionne pour des courts, moins pour des longs. Moins préjudiciable mais pas toujours heureux, l’acting de certains personnages secondaires laisse à désirer lors de rares scènes. Un défaut qui participe cependant au côté décalé de la perception d’Ella et qu’on pourra plus volontiers pardonner.
Malgré ces quelques points noirs, Stopmotion donne le sentiment d’un mauvais rêve en suspens, comme lorsqu’on se réveille au milieu de la nuit sans se souvenir quelles horreurs ont traversé nos songes, ni si le cauchemar est vraiment terminé. Plus qu’un film d’horreur, Stopmotion décline sous tous les aspects une technique qui investit et dépasse totalement ses artistes. Phil Tippett avait consacré trente ans de sa vie pour mener à bien son projet Mad God contre onze ans pour Junk Head de Takahide Hori, artiste autodidacte qui comme Ella aura travaillé totalement seul. Nul doute qu’aucun de ces artistes réels ou fictifs n’oserait réfuter l’engagement, le dévouement et la discipline indissociables du métier d’animateur.
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