Le documentaire multi-primé de Theo Anthony Rat Film est disponible sur MUBI. L’occasion de revenir sur ce film engagé, mettant en évidence la systématisation du redlining aux USA au travers du problème des invasions de rats. Politique et passionnant !

« Before the world became the world, it was an egg. Inside the egg was dark. The rat nibbled the egg and let the light in. And the world began. »

Une histoire d’œuf

C’est ainsi que naquit Baltimore, Maryland, États-Unis d’Amérique. Un œuf embryon d’humanité, posé sur une colonie de rats. Depuis des lustres, les rongeurs sont là. Profitent des quartiers pauvres, des murs troués, des ordures qu’on ne collecte jamais. Croissent sur la misère humaine. Se nourrissent de nos miasmes. Pullulent jusqu’à devenir gênants. La caméra file au ras du sol, chauffe le bitume en se faufilant dans le royaume des rats, explore le Baltimore des derrières de poubelles, des bouches d’égouts et des ruelles noyées d’ombres.

Puis la caméra se retourne, abandonne l’animal piégé dans sa boîte à ordures pour se fixer sur l’homme. Du redneck exposant fièrement sa collection d’armes au dératiseur soliloquant, des mères de famille exaspérées de n’oser laisser sortir les enfants dans le jardin aux scientifiques passionnés par l’étrange rongeur, ils forment un tissu parfaitement hétérogène mais noué par la même folie : la lubie des rats. Qu’ils exaspèrent, qu’ils passionnent, qu’ils soient la matière même permettant leur rentrée de salaire ou leur sujet de désarroi le plus total, le rat est là, aux aguets, chez chacun des énergumènes devant lesquels se pose la caméra de Rat Film.

L'homme est un rat pour l'homme

Dans cette intrication entre le rongeur et l’homme, une question subsiste : qui est le nuisible ? Car certes les jardins frétillants de ces bestioles à quatre pattes portant une mauvaise réputation – la peste, notamment, mais aussi la leptospirose, la transmission de ténias et mille autres joyeusetés n’y sont pas étrangers – les rues grouillant d’hommes filmées dans Rat Film ne donnent guère plus envie. Parfois, on flirte du côté de l’aliénation urbaine décrite dans Limbo, avec ces masses écrasantes, ces ghettos construits de bric et de broc qui saturent l’image jusqu’à la rendre illisible, les yeux hagards de leurs habitants perfusés aux paradis artificiels chimiques, plantés directement dans la veine pour supporter l’enfer qu’ils ont à endurer ici-bas.

Pire encore, ces hommes exhibant fièrement leurs rats abattus d’une balle dans la tête, le cerveau s’écoulant d’une fêlure gluante creusée dans le crâne. Ces hommes débilisés par les armes exhibées comme la preuve inaltérable de leur patriotisme malade. Ces hommes défaits de toute distraction qu’ils en viennent à user leurs nuits à veiller à l’aune de ruelles malodorantes et mal fréquentées, pour éclater le rongeur mal avisé à coups de battes sonores. Et de nouveau la question, qui est le nuisible ?

La recette de la lutte des classes

Une question d’autant plus judicieuse que Rat Film propose un changement d’échelle, en cours de documentaire. Si les premières images d’un Rattus norvegicus mahous piégé dans une poubelle lorgnent presque du côté du film d’horreur, diabolisant immédiatement le rongeur faisant vivre un enfer aux classes inférieures, Rat Film va ensuite dézoomer et se mettre à l’échelles des classes moyennes et supérieures.

Dès lors, les rats disparaissent et ne subsistent qu’en nuisibles à faire disparaitre les classes inférieures elles-mêmes : sous-alimentées (ou mal-alimentées), sous-éduquées, n’ayant accès qu’à des quartiers malpropres, souvent racisées… Et l’on comprend grâce à d’habiles encarts sur des cartes superposées qu’un redlining systématique a été entrepris depuis des siècles pour instaurer cette paupérisation artificielle et cette non-mixité hermétique entre quartiers pauvres abandonnés à leur sort et quartiers riches. Redlining, un anglicisme maladroit pour désigner une politique étasunienne mise en place dès 1935 permettant la mise en place d’un système de discrimination raciale prenant ses racines au sein même de l’urbanisme de la ville…

Ces pauvres, malades et illettrés, n’ont qu’à rester dans leurs bidonvilles tant qu’ils ne viennent pas crever la gueule ouverte dans les beaux quartiers. Voilà en un mot l’essence même de cette politique dont les conséquences se font ressentir aujourd’hui encore…

Science-fiction ou documentaire ?

La voix féminine aux accents dystopiques qui présente Rat Film déréalise le long-métrage, l’inscrit presque dans le registre de la science-fiction. Et tandis qu’elle répète les mots prononcés en ouverture de film – Before the world became the world, it was an egg. Inside the egg was dark. The rat nibbled the egg and let the light in. And the world began – on comprend que le rat n’est pas forcément celui qu’on pense, et que le monde commencera lorsque l’on aura accepté de jeter la lumière sur nos comportements les plus pervers…

Vous l’aurez compris, Rat Film est un documentaire hautement politique, empruntant autant à une grammaire de fiction (la voix-off qu’on dirait tirée d’un film de SF, le sound-design hallucinant du film, le montage énervé permettant de souligner les changements d’échelles proposés par le long-métrage et appuyant son message) qu’à une typique logique documentaire.

« A Glitch in the Matrix »

Disponible sur MUBI, Rat Film serait à placer dans un triptyque contenant A Glitch in the Matrix (2021) du roi de la manipulation Rodney Ascher et The Cat, The Reverend and The Slave (2009) de Kaori Kinoshita et Alain Della Negra. Deux documentaires tout aussi morbides, explorant au travers des mondes synthétiques (tout comme une partie de Rat Film) les travers les plus extrêmes de l’humanité, le premier en s’emparant du concept K. Dickien d’hypothèse de simulation à la Matrix, le second en se plongeant dans le quotidien des usagers déconnectés du réel plongés dans leur vie artificielle de Second Life.

« The Cat, The Reverand and The Slave »

Passionnants, terrifiants, politiques, trois documentaires à inscrire bien haut dans votre liste de films à voir !

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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[…] sa tragédie familière, hors-du-commun et pourtant parfaitement banale. Un film à rapprocher de Rat Film, décrivant comment une politique insensible et méprisante peut se faire rattraper par les […]

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[…] Eat the night deviendrait le pendant fictionnel du triptyque documentaire composé par Rat Film (2016), The Cat, The Reverend and The Slave (2009) et A Glitch in the Matrix (2021). Trois visions […]

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