Après Jessica Forever déjà remarqué à la Berlinale, Caroline Poggi et Jonathan Vinel nous reviennent avec un second long-métrage au titre tout aussi anglophone : Eat The Night. Un drame slash thriller impressionnant, naviguant aux frontières entre le cinéma et le jeu vidéo, qui sort ces jours-ci en format physique. L’occasion de s’y replonger, corps et âme.
Vivre en dehors
Pablo (Théo Cholbi, déjà vu dans La Nuit du 12 notamment) et Apolline (Lila Gueneau), frère et sœur, vivent dans un pavillon de la France périphérique. Elle est étudiante, lui deale pour gagner un peu d’argent, mais ce qui les tient en vie c’est de s’échapper dans Darknoon. Un jeu-vidéo en monde ouvert où ils incarnent chacun un avatar et où ils vivent une existence libre que le monde réel ne leur permet pas. Un simili-World of Warcraft dont le sort est pourtant scellé. En effet, un message annonce la fermeture définitive du jeu dans quelques semaines à peine. Parallèlement à ce coup dur, Pablo rencontre Night (Erwan Kepoa Falé). S’il l’aide pour l’écoulement de ses stocks d’ecstasy, c’est surtout le début d’une relation passionnée entre les deux jeunes hommes. Pourtant, leur idylle est bientôt troublée par les menaces violentes d’une bande rivale…
Eat the night est un film d’enfermement. Un enfermement dans cette France périphérique, où les zones pavillonnaires champignonnent, larguées entre deux îlots de centres commerciaux. Horizon bouché. Espoir douchés. Rester, c’est pourrir, affirme Night dans une conversation avec Apolline. Pour eux, l’ailleurs est inaccessible, à l’instar de ce python enfermé dans un terrarium qui finira par crever la gueule ouverte. L’espoir se noie alors en quelques pulsions, comme les derniers soubresauts d’étincelles de vie qui subsistent en eux. Des pulsions de violence (le coup de taser de Pablo, les coups, les insultes, un racisme qu’on devine latent), des pulsions d’amour (amour fraternel, amour charnel) et aussi des pulsions sexuelles. Les corps imbriqués et les gémissements de Pablo et Night, rythmant tout un tiers central du film, montrent encore quelques bourgeonnements de vie au cœur de cette matrice décidément dévitalisée.
Et lorsque les pulsions n’existent même plus pour agiter ces corps et leur donner un semblant de vie, restent les mondes synthétiques. Darknoon, ce MMORPG inventé pour le film et dont de longues scènes s’imposent dans le long-métrage, qui s’ouvre d’ailleurs par une fenêtre de téléchargement. Eat the night deviendrait le pendant fictionnel du triptyque documentaire composé par Rat Film (2016), The Cat, The Reverend and The Slave (2009) et A Glitch in the Matrix (2021). Trois visions des mondes numériques, trois visions de cet unique échappatoire que constitue la simulation de réalité pour échapper à la rudesse annihilatrice du monde contemporain.
Post-book blues
Vous l’avez sans doute déjà ressenti, ce spleen lancinant vous enveloppant après avoir terminé un bon bouquin. Le livre se clôt, les mondes qu’il a ouverts continuent de se propager, se crée alors dans le lecteur une étrange dissonance source de mélancolie. D’un côté, l’expérience de mort : le lecteur ayant ouvert le livre n’est plus celui qui le referme. Comme pour la photographie dans le passionnant A son image, terminer un livre signifie se confronter directement à l’expérience de sa propre finitude. De l’autre côté, la joie implicite du potentiel de pensée ouvert par la lecture, l’ouverture infinie vers d’autres textes, d’autres expériences.
Ce que vit Apolline et Pablo, c’est cette expérience de mort multipliée par les centaines et les centaines d’heures de jeu passés sur Darknoon. C’est ce post-book blues, démultiplié par la portée de ce que le jeu représentait pour eux. Et Eat the night parvient avec un brio jamais emprunt de pathos à représenter cette sensation de sidération face à l’arrachement que subissent ces deux personnages. Une sidération qui teinte le dernier tiers du film d’une profonde mélancolie, d’autant plus percutante qu’un fort attachement émotionnel se noue pour cet étrange trio de personnages cassés.
Un film qui convoque Derrida et Proust sans jamais devenir intello-plombant, un long-métrage qui conjugue habilement le septième art et le jeu vidéo, un objet filmique bourré jusqu’à la moelle d’émotion, Eat the night montre une fois de plus ce que le cinéma français fait de mieux. Ne manquez pas sa sortie physique pour le (re)découvrir, et gageons que ce duo de réalisateur continue sur sa belle lancée…
Fiche technique
DVD Région B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 103 min
Date de sortie : 03 décembre 2024
Format vidéo : 576p/25 – 1.77
Bande-son : Français Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Sans
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Mais quel dommage de nous priver d’une édition HD ! 😞
Oui effectivement :/
Complètement, il faut ABSOLUMENT que je le rattrape. Sébastien si tu passes par ici, cette critique t’est dédiée ! ^^