A la veille du bug de l’an 2000, Matrix sortait dans les salles obscures et allait bouleverser les codes du cinéma d’action. Tout de cuir vêtu, ces héros à la croisée du punk, du gothique et de l’emo cassaient les codes virilistes bien établis par le cinéma hollywoodien et son avatar hongkongais, émissaire du kung-fu auprès du public occidental. Le 21ème siècle serait fait de cuir et de latex ou ne serait pas selon la vision des sœurs Wachowski. Vingt-deux ans après avoir dénoncé un monde gouverné par les machines, peut-on encore suivre le lapin blanc, louvoyer entre les mailles du marché et trouver refuge loin de l’hydre du Capital ?

Connais-toi toi-même

Déclinaison du « vrai est un moment du faux » de Guy Debord, la matrice nous exhibait un monde lisse, propre et sans aspérités. Un « monde renversé » représenté par une colorimétrie singulière, des tons verts enveloppants contre bleutés dans le monde réel. Prouesse technique à l’époque, le désormais célèbre « bullet-time » a été un véritable phénomène de mode jusqu’à épuisement. Il n’y aurait plus un film grand public sans sa séquence au ralenti. Matrix deviendrait l’étendard du cinéma spectacle où tout est objet de consommation, jusqu’à l’arsenal du héros, qui préfère jeter son arme plutôt que de la recharger. Matrix a laissé une empreinte indélébile sur toute une génération qui basculerait doucement dans l’ère du numérique.

Néo 2.0 dépressif, suicidaire et fatigué n'est badass que dans la campagne promotionnelle

Avant que Néo ne prenne son envol sur la chanson « Wake Up » de Rage Against the Machine, les Wachowski (autrefois frères avant leur changement d’identité de genre en 2012 et 2016) ne nous annonçaient-ils pas la révélation du « Je » sur un monde binaire ? Œuvre de facto anticapitaliste, cette dernière scène culte est probablement le point de départ réflectif de Matrix 4. Faire tabula rasa et répondre au besoin de changement, à la révolution qui s’annonce, au choix qui nous incombe. La révolution renvoie au fait de revenir sur soi-même en physique, ou plus précisément, le retour d’un astre à un même point de son orbite en astronomie. Le mot est d’ailleurs scandé à plusieurs reprises par un commercial endiablé au début du film.

Et c’est tout l’objet de Matrix 4 qui nous ramène à la case départ mais sans choisir le reboot facile. Seul le temps s’est vraiment écoulé depuis 1999.A l’aube de l’an 2000, Néo concluait le premier épisode en ces termes crypto-prophétiques : « Je sais que vous êtes là, je sens votre présence, je sais que vous avez peur. Vous avez peur de nous. Le changement vous fait peur. Je ne connais pas l’avenir. Je ne suis pas venu vous raconter la fin. Je suis venu vous raconter le début. Je vais raccrocher ce téléphone et je vais montrer à ces gens ce que vous les empêchez de voir. Je vais leur montrer un monde débarrassé de vous. »

« Un monde sans lois ni règles, sans limites ni frontières. Un monde où tout peut arriver. Ce qui en découlera, à vous d’en décider »

La résurrection qui vient

Si tous les précédents volets étaient le fruit d’un travail collectif, seule Lana a cette fois-ci souhaité reprendre le flambeau pour ce nouvel épisode, sobrement intitulé Resurrections. Un pluriel interrogateur : s’agit-il de Néo et Trinity, des Wachowski ou même de leurs nouvelles identités transgenres ? Les deux sœurs ont en effet témoigné de passages difficiles à la suite du deuil de leurs parents et leurs transitions successives vers le sexe féminin. 

Lilly, interpellée par la presse à la suite de son absence au générique de Matrix 4, exprimait son « besoin [de rester] un certain temps loin de l’industrie », afin de se retrouver elle-même après son opération : « Il y avait quelque chose dans cette idée qui m’apparaissait comme un retour en arrière, je devais revenir à quelque chose que j’avais déjà fait par le passé et ça ne m’emballait pas. » Lilly précise les raisons de sa prise de distance vis-à-vis du projet :

« Je n'avais pas envie d'avoir fait cette transition, d'avoir traversé de tels changements dans ma vie, d'avoir bien conscience d'avoir perdu mes parents et de revenir à quelque chose du passé, de retrouver cette route que j'avais déjà explorée. [...] C'était comme remettre de vieilles chaussures, je ne voulais pas de cela. »

Thérapie familiale à cœur ouvert

L’histoire du duo Wachowski transparaît à chaque instant dans ce quatrième volet qui joue la carte de l’introspection, sinon de la thérapie artistique. La dépression et les tentations suicidaires de Néo font directement écho au vécu de Lana Wachowski. Le « déjà-vu » est l’arlésienne du film et nouveau point d’entrée dans la matrice. La résurrection, enfin, renvoie étymologiquement à l’acte de « se lever », à la guérison du héros. La résurrection n’est pas un titre dénué de sens pour Matrix, puisqu’il implique nécessairement la question de l’élu qui ne renaît jamais vraiment égal à lui-même.

Ellen Ripley suite à sa résurrection dans Alien 4 de Jean-Pierre Jeunet

Dans Alien 4, également intitulé « la résurrection », qui prétendrait qu’Ellen Ripley est encore la même héroïne du premier volet alors qu’elle est désormais plus proche du xénomorphe que de l’Humain ? En jouant largement sur la dualité Trinity / Néo, Lana se réapproprie son œuvre et semble s’inscrire dans une nouvelle forme de militantisme. Et si Néo n’avait jamais été l’élu ? « Est-ce vraiment l’essentiel ? » semble nous souffler la réalisatrice, dont la trilogie comprend pourtant de nombreuses références bibliques. Qu’importe qu’on lui colle telle ou telle étiquette, que ce soit un Homme ou une Femme, déduit le spectateur. Tout le premier tiers du film singe à peu près tout ce qu’un fan de Matrix pouvait attendre d’une suite : Une IA Morpheus en peignoir satiné, occasion d’un gag à chaque intervention et combien de costumes dignes de The Mask ; Trinity femme au foyer qui rêve d’émancipation et de casser la mâchoire de son mari Chad (doublure historique de Keanu Reeves) ; un Néo suicidaire à l’œuvre sur le trône devant une citation de l’écrivain Don DeLillo.

Morpheus est-il fan de The Mask ?

« It is so much simpler to bury reality than it is to dispose of dreams »

Lana joue avec les codes et prend à contrepieds ce que tout le monde attendait, transi d’impatience à l’idée de retrouver la saga Matrix. En mettant dos à dos l’industrie comme son public, Lana nous interroge directement sur l’empreinte de l’auteur sur une œuvre, devenue mythe à part entière et objet de combien de théories alambiquées qui gouvernent les forums. Elle nous met face au « changement [qui nous] fait peur » et à l’échec patent que représente désormais l’hégémonie du néo-libéralisme depuis le premier épisode. Vingt-deux ans après le générique de fin de Matrix 1 et la chanson « Wake up », le réveil est plus proche de la gueule de bois qu’autre chose. La matrice (et son alter ego ultra-libéral) n’a fait que se renforcer en écrasant toute capacité de contestation à de rares exceptions près, comme au Chili, berceau expérimental du capitalisme sauvage, basculé cet hiver à gauche. C’est ce qu’induit le personnage de l’Analyste, qui à sa manière est un peu la main invisible d’un monde dont on pensait naïvement avoir déchiffré toutes les lignes de codes.

Matrix resurrections
L'analyste personnage ambigu et miroir des névroses de l'auteur

L’agent Smith est en quête de lui-même, alors qu’il s’est affranchi du système. Obsédé par sa propre personne, Narcisse numérique, l’agent Smith est le satisfecit incarné, l’allégorie de l’individualisme triomphant. Quant à Néo et Trinity, ils sont certainement les deux faces d’artistes en conflictualité avec eux-mêmes. Chacun cherche à retrouver l’autre. Et leur union est à chaque fois déchirement. Matrix 4 n’est ni un reboot, ni une relecture, ni véritablement une suite. Ce quatrième épisode est presque une délivrance pour Lana Wachowski. Libération vis-à-vis d’une œuvre qui lui a sans doute échappé des mains en plus d’y avoir investi une part d’intimité, un bout de sa propre personne pour accoucher d’une première trilogie plus qu’inégale.

Paradoxalement, si la démarche est intéressante sur le papier, difficile de voir de la finesse dans la forme et la réalisation qui rappellent les mêmes formules « marvelisées » ad nauseam pour un public qui aime qu’on lui indique quand il doit rire ou quand il doit ingurgiter sa dose de popcorn. Néo qui cherche à s’envoler sans succès, les vannes lourdingues de Morpheus jusqu’à la scène post générique où des « créatifs » en plein brainstorming évoquent des vidéos de chats pour la renaissance de Matrix (la catrix…) : était-ce vraiment nécessaire ? A bien des égards, Matrix 4 flirte avec le troll ou le suicide permanent, non sans interroger la volonté réelle de Lana Wachowski de reprendre la franchise ou de subir un cahier des charges carnavalesque. Matrix 4 a davantage l’insolence de l’avorton que l’esprit rebelle qui l’animait autrefois.

« Sommes-nous juste des algorithmes qui faisons ce que nous avons à faire ou peut-on échapper à notre programme ? »

Matrix 4 donne parfois l’impression que tout le monde est fatigué, des acteurs aux chorégraphies peu inspirées ou surjouées. Même la réalisatrice semble parfois perdre le moteur de son œuvre. Au début du film, Thomas Anderson 2.0, en proie à des déjà-vus, n’est plus l’informaticien raté qu’il était. Du haut de sa tour new-yorkaise, c’est désormais l’archétype de la réussite, celui qui s’est hissé de la base au sommet par son travail, un exemple de méritocratie, corollaire indispensable à la croyance aux marchands de sable du néo-libéralisme. Mise en abîme du succès du film, Thomas Anderson est l’auteur de Matrix… mais en jeu vidéo cette fois-ci !

A qui s'adresse le doigt d'honneur de Matrix 4 ?

Lors de la première scène où l’on découvre (le nouveau) Thomas Anderson, celui-ci est barbé par le travail, affaissé devant son ordinateur de bureau, alors que des lignes de codes défilent sans Dieu ni Maître. Il est entouré de trophées et figurines de merchandising. Un bref plan séquence laisse entrevoir un doigt d’honneur sur un mannequin en arrière-plan. Cerné par des geeks « marketeux » et des businessmen calibrés selon les cours de la bourse, tout le monde parle de son œuvre -sauf lui- mutique et dépassé par les évènements. La nécessité de suivre le lapin blanc se fait sentir alors qu’on nous montre les débuts du nouveau jeu Matrix comme en échos à la production du film. Une responsable du service marketing fait son speech sur les mots-clés de la franchise : « originalité et fraicheur ». « Ce sont de belles choses à garder à l’esprit, comme vous commencez le développement de Matrix 4… et qui sait combien d’autres ? » surenchérit-elle. Et si tout était dit dès le départ ? Qui nous raconte encore Matrix vingt-deux ans après le premier film ?

Effacer les frontières du réel

Le choix du jeu vidéo, ce jeune média chaud et longtemps décrié, n’est pas anodin. Œuvre collective par essence, il n’est pas toujours tâche aisée de dégager l’Auteur de la mêlée. Il n’y a pas plus contemporain que d’effacer la frontière entre jeu vidéo et cinéma. Les réalisateurs les plus aguerris s’y essaient chacun à leur manière en essayant de coupler des ADN cousins, mais pas toujours compatibles. Les castings de jeu vidéo n’ont plus rien à envier au cinéma, à l’instar des jeux Death Stranding ou Star Citizen. Désormais la narration épouse le gameplay sans temps morts dans The Last of us 2 et certains essaient même de marier séries et jeu vidéo comme le studio suédois Remedy avec ses titres Quantum Break ou plus récemment le très lynchéen Control. Keanu Reeves lui-même n’était-il pas la star du jeu polonais Cyberpunk ? Le créateur vedette Hideo Kojima, qui se décrit comme un « corps fait à 70% de films » vient en novembre d’ouvrir une nouvelle division de son studio « avec des professionnels (…) de la télévision, de la musique et des films, ainsi que de l’industrie du jeu vidéo ». Il a toujours rappelé son souhait de marier les deux Arts :

« Alors que les frontières du divertissement disparaissent sous peu, j’aimerais en faire une année où nous ferons un pas en avant pour défier différents médiums et expressions. »

Keanu Reeves, acteur du jeu vidéo polonais Cyberpunk

Le choix du jeu vidéo tombe à pic pour soulever la question des pressions éditoriales -réelles ou fantasmées- pour une hyper production hollywoodienne calibrée selon des standards qu’on devine exclusivement mercantiles. Comme le hasard fait bien les choses ! Après la saisissante vidéo Meta Human, de 2021, l’entreprise et leader Epic Games sortait cet hiver une démo jouable de leur prochain moteur, l’Unreal Engine 5, sur le thème de… Matrix ! Un chassé-croisé qui interroge sur la prégnance d’intérêts contraires au calendrier commun. Cette bluffante démonstration technique prétend démontrer qu’il n’est plus possible de distinguer les acteurs bien réels de leurs avatars numérisés. 

Inversement Matrix 4 nous montre des extraits du premier volet comme s’il s’agissait d’un jeu vidéo. Un astucieux mélange que les communautés affectionnent mais qui par son artifice, interroge sur son opportunité et son impact sur la genèse du film.  Les frontières entre médiums et Art ne cessent de se flouter, alors que nouveaux marchés délétères devraient prochainement germer comme l’incursion croissante de NFT dans le divertissement le laisse présager ou encore le projet Metaverse couplé à la VR, dernier délire en date de Marck Zuckerberg pour atomiser les dernières relations sociales contre quelques données personnelles de plus. 

J’ai dépensé sans compter

Si les deux précédents Matrix n’avaient pas obtenu les résultats financiers escomptés (et que déjà Resurrections ne bouscule pas le box office comparé aux produits Disney), dire que la filmographie Wachowski est escarpée est un euphémisme. L’adaptation du subversif comics d’Alan Moore en temps que scénaristes de V pour Vendetta n’avait pas satisfait les investisseurs, tout comme l’arrêt prématuré de leur série Sense8 plébiscitée par le public mais pas par Netflix. Le reste n’est pas très étincelant. Le duo est coutumier des déconvenues et la question est filée tout au long du film. Le nouvel agent Smith, obsédé par son propre soi, emprunte un double discours explicite :

« Things have changed. The market’s tough. I’m sure you can understand why our beloved parent company, Warner Bros, had decided to make a sequel to the trilogy. They informed me they’re gonna do it with or without us. »

L'agent Smith 2.0 ou la figure du Self-made man accompli

« Je pensais qu’ils ne pouvaient pas faire ça » s’exclame Néo « Oh, ils le peuvent » rétorque le commercial, rappelant qu’ils détruiront leurs contrats s’ils ne coopèrent pas. Sans doute le passage le plus intéressant du film avant sa dégringolade, l’agent Smith (Jonathan Groff) semble exalté et avoir une autre vision pragmatique. « Les histoires ne s’arrêtent jamais, on raconte les même avec des noms différents ». (La mort du récit). « J’ai parlé au service marketing », jubile-t-il, avant de devenir inaudible comme dans son premier interrogatoire musclé avec Néo dans Matrix premier du nom. Nouvelle asphyxie de l’auteur ? 

S’en suit alors une scène chez le psychologue de Thomas Anderson, lequel jouera une figure prévisible mais intéressante sur le retour de l’auteur sur son œuvre. Campé par l’excellent Neil Patrick Harris, l’analyste et thérapeute porte des lunettes aux couleurs des éternelles pilules bleues. Il entretient l’illusion, malheureusement si peu subtile (et aussitôt devinée), tandis que Néo jette petit à petit les précieux médicaments sous l’air emblématique de White Rabbits. Le thème a été revisité par Baltic House Orchetra pour Matrix 4 avec un rythme nettement plus lent (et synthétique) comme si Néo ne pouvait plus s’échapper du cauchemar. Un choix artistique clivant mais qui fonctionne ici plutôt bien avec le montage opposant Néo, blasé, et l’enthousiasme dégoulinant du service marketing

Ce rêve bleu

Hormis ces quelques élans méta et auto-critiques à peine déguisés, Matrix 4 s’essouffle très vite, tout comme Keanu Reeves qui semble fatigué par des années de cascades dans le rôle de John Wick. L’esprit punk semble avoir disparu. Au bout d’une heure, on s’interroge sur les motivations réelles de nos personnages qu’on multiplie maladroitement comme autant de futurs avatars pour les suites (et figurines) à venir. Aucun n’arrive pourtant à susciter la moindre émotion. Ironiquement, n’est-ce pas pourtant le propos de l’Analyste qui déblatère sur son plan machiavélique pendant que Néo est pétrifié devant l’omnipotence de son adversaire ?

« It's all about fiction. The only world that matter is the one in here. And you people believe the craziest shit. Why ? What validates and makes your fiction real ? Feelings ! »

Paradoxalement, même le monde réel, pourtant bien sombre et mécanique dans les premiers Matrix est sans aucun relief ici, la faute peut être à l’omniprésence d’effets spéciaux intrusifs. Même un simple pigeon est désormais modélisé en images de synthèse. L’époque où les clônes de l’agent Smith avaient été complétement réalisés avec des dizaines de moules et masques en sillicone portés par de vrais acteurs semble bien loin. Pire que l’abus de SFX, les alliances avec certaines machines sont particulièrement niaises et improbables pour une humanité qui avait pourtant été entièrement condamnée à l’exploitation par ces mêmes programmes supposés libérér l’Homme. 

Ouvertement, Matrix 4 cherche à insuffler un propos moins binaire et pourtant ô combien manichéen dans l’approche. L’oiseau robot Kujaku (paon en japonais) que ne renierait pas Pokemon ou les Mnemosynes qui font des checks avec les humains sont à peu près aussi gênants que les campagnes contre le covid sur les nouvelles façon de se saluer avec les pieds dans la scurpuleuse tradition du respect des gestes barrière. Idem pour les IA du nouveau jardin d’Eden où sont cultivés -tout sourire- des fruits issus de la matrice, ersatzs meilleurs que des productions naturelles. On croirait assister à une campagne promotionnelle de Monsanto. Tout cela fait tache et semble issu du cerveau d’un boomer qui voudrait rattraper le train de la jeunesse et le wagon du cool. Il ne suffit pas de multiplier les angles pour gagner en profondeur.

"Kujaku's a friend" -♬ "Les robots sont nos amis, il faut les aimer aussi" ♬
L'IA sympathique : la (très) mauvaise idée de Matrix 4

La dualité Smith / Anderson, maladroitement esquissée ici, était autrement plus pertinente dans le premier volet que toutes ces IA souriantes et robots kawaï qui peuplent maintenant gratuitement l’univers de la franchise. Si on comprend volontiers que Lana n’ait pas souhaité s’emprisonner dans son univers, ces ajouts peinent à convaincre et trahissent l’esprit Matrix, en tout cas celui qu’on nous avait présenté vingt-deux ans plus tôt. Il en va de même pour tous les anciens protagonistes de la trilogie, qui font leur apparition façon série B. Le mérovingien, programme de la matrice, qui insulte Néo en français, pendant qu’une foule de personnages de plusieurs « époques » s’affrontent, participe sans doute à la scène la plus ridicule du film. Tout y est raté du début à la fin et on en est presque réduit à se demander si le français jureur n’a pas été introduit en post-production pour auto-saboter l’ensemble, à la manière d’un capitaine Haddock en plein delirium tremens

« Art, Books, films were all better ! Originality mattered ! You gave us Face-Zucker-suck and Cock-me-climatey-Wiki-piss-and-shit ! »

Slow motions indigestes, baston générale sauce Kung Fu Panda, successions de plans sans impact jusqu’à une transition abrupte vers un remake de la légendaire bataille du métro. Les armes à feu n’ont aucun impact et les fussilades sont finalement très rares. Là encore, terrible constat quand l’original dépasse largement cette nouvelle version, laquelle fait presque office de commande pour la campagne publicitaire, autrement plus rodée que le long-métrage. Jamais une pointe de pression se fait sentir. L’adrénaline a été troquée contre une majorité de protagonistes plats, qui comblent le vide de l’écriture par le bavardage. L’absence d’enjeux, la complexité artificielle de l’ensemble, les personnages secondaires bisounours, les discours de vilains qui ne prennent pas sont autant d’éléments qui nous font décrocher de l’intrigue. La déception et l’ennui s’installent malgré une proposition de base qui aurait pu être originale. Même la photographie frise la caricature en reprenant par moment les codes couleurs des deux pilules dans le monde réel, sans aucune raison apparente autre que de diriger le spectateur sur les rails d’un grossier manège. Le discours réactionnaire du mérovingien, hors champ, lui donnerait presque raison. Lana était-elle consciente de la médiocrité de ces passages qu’elle aurait peut-être maquillés sous le fard de la parodie ?

« Agents are bad, but whatever you do, stay the hell away from marketing ! »

La cerise sur le gâteau est sans doute « le pouvoir de l’amour » qui unit Trinity et Néo, exploités ensemble par l’analyste pour générer une production d’électricité décuplée… Voilà une bien belle figure romancée du néo-libéralisme. Même l’amour pourrait donc générer du profit ? La scène finale laisse largement Néo en retrait pendant que Trinity corrige l’analyste sur le ton du démiurge en lui cassant -enfin- la mâchoire. Victoire trop évidente contre le patriarcat. L’élue ironise en prétendant vouloir peindre le ciel avec des arcs en ciel, ce qui fait davantage office de caricature d’ouverture que de réel progressisme pour les droits LGBT, d’autant plus quand on connaît cette industrie, pourtant si prude à froisser les  habitudes de ses communautés cramponnées dans leur zone de confort. Le dérapage est toujours contrôlé sur la route du politiquement correct. 

Derrière le spectre des sept couleurs de l’arc en ciel, il y avait sans doute palette plus large à défendre pour un discours de tolérance, ici catapulté aux forceps. Notons d’ailleurs que la plupart des poussées féministes du film sont exclusivement adossées à une blague. Preuve en est qu’il ne faudrait surtout pas prendre ça au sérieux, ni brusquer la Warner. Si en principe l’œuvre appartient bel et bien à l’auteur, Matrix 4 risque de laisser bon nombre de spectateurs sur le carreau et il aurait sans doute fallu trancher entre une critique radicale et une suite finalement plutôt générique. Encore eut-il fallu que le choix ait été donné à la réalisatrice, ce qui n’est pas assuré.

« L’art est un miroir. La plupart des gens préfèrent regarder la surface, mais il y a des gens comme moi qui aiment ce qui se trouve derrière le miroir. J’ai fait ce film pour eux. »

Deux heures trente de séance pour revenir à la case départ, la pilule a du mal à passer, si bien qu’on serait tenté de donner raison à Lilly Wachowski qui avait renoncé à participer à cette suite. En s’éloignant de l’objectif de départ de détruire la matrice (même l’analyste, avec qui Néo parie pour récupérer Trinity, est épargné sans aucune raison logique), la réalisatrice entretient une forme de nouveau mythe où l’on pourrait basculer de l’un à l’autre, à l’instar de Peter Pan, comme si l’engagement politique était désormais secondaire, pourvu que l’émancipation du sujet soit un possible parmi d’autres. Si la réalisatrice prévenait son public sur son intention de traverser le miroir d’Alice (miroir qu’on retrouve d’ailleurs lors d’une scène du film sans aucune audace), l’image du lapin blanc méritait sans doute refuge plus salutaire que la seule liberté de choix du sujet lors d’une fuite auto-centrée.

C’est la forme libertarienne qui semble prendre le pas ici. Postmoderne du début à la fin, Matrix, les Wachowski ou la Warner ont-ils encore quelque chose à nous raconter ? Après vingt-deux ans d’absence, trois suites sans âme, on aurait préféré opter pour la pilule bleue cette fois-ci. Si Néo finit toujours rattrapé par la matrice, c’est à se demander si l’auteure n’a pas été elle aussi prise de court par le grand marché qu’on connaît tentaculaire. A l’image de la bouteille de Klein, toute critique semble aussitôt ingérée sans qu’on ne sache véritablement distinguer le contenu du contenant. 

On pensera naturellement à la franchise GTA, pourfeudeuse du capitalisme et system seller populaire se revendiquant de l’école subversive, où l’on peut faire exploser la tête d’un PDG d’Apple depuis son canapé et en même temps résulter d’un studio connu pour exploiter joyeusement ses salariés. Fruit de l’industrie culturelle, ce « en même temps » ne dupe plus personne. Matrix 1 était sans doute un bug brillant et imprévisible au milieu d’une saga ratée. Après-coup, Néo était-il vraiment le messie qui devait nous libérer de l’ogre du Capital ?

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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