Devenu l’un des fers de lance de la culture populaire, le multivers évoque le rêve autant qu’il dégoûte, tout particulièrement depuis la marvelexploitation qui a pu donner la nausée aux spectateurs. Loin du conformisme des super productions hollywoodiennes, Die Theorie von allem (de son titre allemand) adopte une approche entre le huis clos et le roman noir, pour un cachet étrangement contemporain autant qu’un lointain souvenir des grands classiques du cinéma du siècle dernier. Récompensé à l’Etrange Festival par le Grand prix du public, le film nous a séduit au FEFFS ! En fin d’article, retrouvez notre interview de  Timm Kröger et Olivia Ross où on traverse l’histoire du cinéma des frères Lumières à Méliès !

Critique de Universal Theory

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Inquiétante étrangeté

Après une brève introduction sur un plateau télé des années 1970 où le physicien Johannes Leinert (Jan Bülow) vient promouvoir son nouveau livre sur la théorie du tout, l’action bascule dix ans plus tôt. En route pour un congrès scientifique d’un chercheur iranien qui ne viendra finalement jamais, les passagers du train échangent sur le projet de thèse du jeune homme. Son mentor et tuteur, le docteur Julius Strahten, figure paternaliste et autoritaire par excellence, balaie du revers de la main les recherches du docteur en devenir.

Die Theorie von allem
Les montagnes hallucinées ?

Précipité dans cet univers masculin et où le savoir se confronte aux rivalités et chasses gardées d’écoles farouchement concurrentes, Johannes semble envouté par Karin (Olivia Ross), l’une des rares femmes rencontrées à l’hôtel. Il est alors confronté à une série de phénomènes qu’on pourrait qualifier de paranormaux, à commencer par ce curieux agglomérat de nuages qui occupent le ciel entre les cimes enneigées de ces montages suisses. Perché en haute altitude, l’hôtel rappelle presque l’Overlook de The Shining. A l’instar des limites de notre cavité crânienne qui enferment le rêve, l’unité de lieu de ce cirque de roches confère là aussi un caractère mystique à l’ensemble. Soudain des meurtres barbares viennent perturber la quiétude alpine. 

Johannes Leinert, archétype du héros monolithique.

Johannes chez les helvètes

Se dessine alors une apparente conspiration où les rares figures tutélaires de Johannes sont systématiquement mises sur le carreau, à commencer par le professeur Bloomberg, personnage comique qui nous ferait presque oublier son passé de collaborateur par sa bonhommie (quoique misogyne) et son esprit enclin aux psychotropes. Conçu à 99% en noir et blanc hormis la scène introductive, Die Theorie von allem brille – outre ses qualités d’écriture – par sa plastique élégante. Roland Stuprich, directeur de photographie, a travaillé de manière intuitive explique Timm Kröger :

« En matière de lumière, nous nous sommes laissé guider par des souvenirs, le film est donc plutôt un amalgame de nombreux films dont on ne se souvient qu’à moitié et qui persistent dans nos esprits. »

Olivia Ross livre une performance toute en justesse, où son regard crève l'écran.

Difficile de dire le contraire, puisque la séance laissait un goût de déjà-vu, une impression d’autant plus belle qu’elle coïncide parfaitement avec le propos du film et le concept du chat de Shrödinger, filé tout au long du métrage sur le fond comme la forme. En ce sens, Die Theorie von allem est autant un témoin d’hier que d’aujourd’hui. On lit derrière les images tout un pan de l’histoire du cinéma d’antan, d’Orson Welles à David Lynch en passant par la Nouvelle Vague, comme le reconnaît lui-même le réalisateur. Frappante sensation tandis que le film oscille à loisir entre les registres au gré du scénario coécrit avec Roderick Warich.

La représentation de la police renvoie directement à la Stasi.

Johannes est autant la figure romanesque d’une aventure de Jules Vernes qu’un pastiche à part entière, celui d’un personnage ordinaire comme on en écrit plus. Porté par une indicible énergie qui le pousse à percer le mystère de ce vieil hôtel, Johannes occupe une place centrale dans le récit. Tantôt quasi parodique dans la forme, tantôt tragique, Die Theorie von allem aime jouer avec les registres (et le spectateur) pour entretenir son mystère.

Le diner mondain du congrès jouit d'une composition millimétrée.

C’est aussi le sens à donner à son OST dite de « musique utilitaire ». Omniprésente, la musique, liquide, change d’états selon les émotions qui traversent le récit, pathétique, drôle puis naïf. A l’image d’un film d’Hitchcock, cette musique situationnelle à l’excès annonce les rebondissements et moments de tensions. Chaque personnage dispose de son propre leitmotiv. Cela participe aussi de l’ironie et ce même sentiment de déjà vu évoqué plus haut. Pourtant malgré ces hommages évidents, le film ne tombe jamais dans l’écueil des références à foison, jetées au visage du spectateur. Bien loin du clin d’œil permanent, Die Theorie von allem cultive sa propre identité, comme si le film prenait sa place au forceps dans notre imaginaire. Qu’on le veuille ou non.

Songe d’une nuit d’été

Comme son héros Johannes qui reconnaît avoir découvert sa théorie lors d’un rêve, Timm Kröger aurait lui aussi puisé dans une partie de son inconscient. Comme des vapeurs de la veille après un sommeil cotonneux, on évolue quasi littéralement dans un songe. Le mystère y est assimilé comme un élément ordinaire, même si des faits historiques trahissent la vigueur du réel, à l’image du spectre de l’Allemagne nazie déchue et son dépeçage à l’origine d’un nouvel ordre mondial scindé en blocs antagonistes. Tout est affaire de détails, à l’instar de cet enfant qui fait soudainement le salut nazi comme par automatisme ou reflux d’un passé refoulé mais à la persistance bien réelle. Ou encore la mise au ban de chercheurs juifs par Bloomberg. 

Strahten dévisage son rival Bloomberg, le "destructeur des mondes".

Si l’histoire est toujours racontée depuis la perspective de Johannes, le film s’autorise autant de lectures que de personnages. Qui est véritablement maître de la réalité ? Tout est question de référentiel et tous ces protagonistes, sans exceptions, sont à la fois morts et vivants. Comme l’explique Timm Kröger, « à sa manière, le film raconte plusieurs versions d’une seule et même histoire. »

« Ce film est justement censé se ressentir comme un rêve ; une image […] qui évoque le cinéma d’antan. Ou plutôt un amalgame de souvenirs du cinéma d’antan. Un peu comme si Hitchcock et Lynch […] faisaient l'amour sur la moquette d'un vieux hall d'hôtel ! »

La fin des mondes

Confronté au constat clinique d’une époque rattrapée par la postmodernité, le réalisateur explique ce qui l’a conduit vers le multivers, ces trous de vers et théories quantiques qui font des nœuds dans nos cervelles encore fumantes au terme de la séance. Après la révolution Matrix (lire notre critique acerbe du dernier volet qui a divisé) ayant marqué toute une génération dont la sienne, le public découvre la farce du progrès promis par la modernité. 

C’est tout l’enseignement du film, à savoir « qu’il n’y a pas d’échappatoire au système dans lequel notre temps et notre énergie sont lentement exploités par une race d’entités supérieures » raconte Timm Kröger. C’est la pensée critique dévorée par l’hydre capitaliste, lui-même disséqué par Marx pourrait-on dire. A l’aube du XXIe siècle, les Wachowski sonnaient la fin de l’espérance dans la culture populaire.

« Comme le disait Mark Fisher […], il est aujourd’hui plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. »

Face à l’impasse politique d’un autre possible, « nos refuges restent le cinéma, les séries télévisées et surtout les jeux vidéo » répond Timm Kröger. Les pistes futuristes qui se dessinent avec la réalité virtuelle vont en ce sens même si on pourrait lui objecter toutes ces variantes proto-marchandes comme le metaverse. Alors que les mondes virtuels déjà là et encore à construire se déploient au quotidien, l’Art résiste même si le grand marché semble insatiable, décidé à gangréner les moindres parcelles de liberté. Puissamment lyrique, Die Theorie von allem est le vestige d’un autre temps autant qu’un témoin du présent, une échappatoire au multivers aseptisé de Disney et la preuve qu’on peut encore créer avec un matériau qu’on pensait pourtant épuisable. Fascinant.

Interview quantique avec Timm Kröger et Olivia Ross !

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Timm Kröger, réalisateur de Universal Theory

@ Sascha Ronge

Filmographie

  • 2023 : Die Theorie von Allem
  • 2020 : Making Unorthodox (court métrage)
  • 2020 : The Trouble with Being Born 
  • 2017 : 2557 
  • 2016 : The Impossible Picture
  • 2013 : The Language of the Unknown: A Film About the Wayne Shorter Quartet
  • 2013: Palast
  • 2012 : Das leicht beunruhigende Schaukeln bei der Fahrt ins Tal
  • 2011 : Seniorenland
  • 2011 : Tilman im Paradies (court métrage)
  • 2010 : Brot kost’Geld

Bande-annonce de Universal Theory

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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Mr Wilkes
11 mois

Je le découvre tout à l’heure au GIFF, je me réserve la lecture de l’article comme après-séance 😉

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