Lou, salariée d’un club de gym, tombe amoureuse de Jackie, une culturiste ambitieuse qui prépare la compétition de ses rêves à Las Vegas. Cette rencontre passionnelle va de fil en aiguille les précipiter dans une spirale de violence où s’entremêlent désirs, vengeance et stéroïdes. Production A24 qu’on attendait de pied ferme, que vaut Love Lies Bleeding de Rose Glass, à qui l’on devait déjà le remarqué Saint Maud ?
Du sang et des larmes
Après le mitigé Civil War, trop calibré pour le grand public et contraire à l’esprit des prods A24, on aurait pu craindre que Love Lies Bleeding subisse le même sort. D’entrée de jeu, rassurez-vous, nous sommes aux antipodes de la superficialité du film bourrin de Graland. Le métrage de Rose Glass est d’abord porté par une OST inédite composée par l’excellent Clint Mansell qui n’est jamais aussi bon que quand il produit des thèmes d’âmes et corps torturés. C’était le cas pour Requiem for a dream, The Wrestler ou encore Black Swan : trois films reposant sur une performance, sinon un épuisement des corps poussés dans leurs derniers retranchements.
L’autre partie de la bande sonore reprend des tubes mémorables de la culture populaire et devenus canoniques au cinéma : Nice Mover (1978), Mutant Man (1982) ou encore Smalltown Boy (1984). A cela s’ajoutent des titres plus contemporains néanmoins portés par les synthés et la même vibe électronique d’Harald Grosskopf. C’est d’ailleurs l’une de ses chansons qui inaugure avec brio l’incroyable scène d’ouverture. Sur ce point Glass s’inscrit dans la lignée de Tarentino ou encore Kojima, à savoir des auteurs dont l’OST fait partie intégrante de leur génome artistique.
Les premières minutes de Love Lies Bleeding nous laissent découvrir l’univers de cette salle de gym très testostéronée où travaille Lou, incarnée avec justesse par Kristen Stewart. La caméra bascule du ciel vers ce club de musculation où la douleur est proscrite dans la pure tradition de la virilité pur jus. Gros plans sur les corps d’hommes en sueur, le biceps saturé d’hémoglobine : le ton est donné. Ces sportifs se démènent pour se construire une silhouette d’action heroes. Entre les soulevés d’haltères des uns et les boxeurs en arrière-plan, le dévouement est total. Des cyclistes semblent battre la cadence de la chanson 1847 de Grosskopf. Tels des machines actionnées par d’inépuisables pistons, ils forment un seul et même tout, galvanisé par la performance.
« Le corps incarne la volonté de l’esprit », « no pain no gain », « on décide de son destin », « la douleur, c’est la faiblesse qui quitte le corps »… les images nous parlent via ses maximes déclinées à l’excès sur chacun des murs. Aux quatre coins du club, ces mantras trônent fièrement et quasi religieusement. Des signes qui n’ont rien d’anodins puisque tout cet entraînement a bien vocation à changer les êtres au-delà de leur seule enveloppe charnelle. Il s’agit de viser les étoiles qu’on apercevait en première image inaugurale. Dépasser la banalité charnelle. Et en toute fin de séquence, des femmes (enfin) font elles aussi partie des rouages de ces machines célibataires dont on croit discerner la respiration haletante. Une scène forte qui bascule aussitôt vers ces toilettes bouchées par la merde que doit nettoyer Lou… de quoi redescendre immédiatement sur Terre.
Le corps incarne la volonté de l’esprit
Tout au long du film, Rose Glass s’évertue à renverser nos images mentales à commencer par l’introduction de Jackie joué par Katy O’Brian (Ant-Man, The Mandalorian et bientôt Mission Impossible 8), actrice au parcours aussi tumultueux que celui de son personnage. Championne d’arts martiaux depuis son très jeune âge, la jeune femme d’Indianapolis a même œuvré au département de police de Carmel avant de se reconvertir en coach sportif et faire carrière dans… le bodybuilding ! Dans le métrage de Rose Glass, Jackie cède aux propositions insistantes de Lou pour prendre des stéroïdes en injection, élément perturbateur d’un récit et instigateur de la violence à venir. Ironiquement l’actrice aurait d’ailleurs arrêté la compétition sportive dans la vraie vie parce qu’elle ne souhaitait pas prendre de stéroïdes comme le requière tacitement la discipline. Naturellement sécrétées par l’Homme, ces hormones sont, au-delà de leurs propriétés dopantes, responsables de la différenciation sexuelle, ce qui n’échappera à personne quant à l’irruption de la violence qui y est associée dans la suite du film.
Là où des œuvres comme Bullhead ou The Wrestler embrassait stricto sensu la question du dépassement de soi par la consommation d’anabolisants, Rose Glass choisit une approche beaucoup plus métaphorique et hyperbolique. Le corps (déjà) musclé de Katy O’Brian apparaît d’abord naturellement par la technique de la contre-plongée tout en se jouant de notre imaginaire collectif. Il faut voir cette scène où l’actrice marche fièrement au milieu d’un stand de tir avec un débardeur bleu moulant. Impossible de ne pas penser à Lara Croft, figure hypersexualisée créée dans l’objectif de séduire l’adolescent des années 90, dans un monde où le sexisme publicitaire était omniprésent.
Rose Glass multiplie les références de notre imaginaire collectif en apportant sa propre signature. Les cheveux bouclés de Jackie fleurent les années 70-80. Notre inconscient nous rappelle au souvenir de l’archétype de l’héroïne forte de l’époque comme l’était Ellen Ripley. Et son nom renvoie peut-être secrètement à Jackie Brown, hôtesse de l’air qui officiait parallèlement en tant que trafiquante d’armes dans le film éponyme de Tarantino. Assurément Love Lies and Bleeding est un écho contemporain de Thelma et Louise où deux femmes en cavale répondaient par les armes à la violence masculine. Le film de Ridley Scott, lui aussi à la croisée des genres, avait suscité la polémique pour son caractère subversif, sa fibre irrévérencieuse et intimement jusqu’au-boutiste vis-à-vis du patriarcat décrié. La fusion absolue envers et contre la violence des hommes est valable autant pour Thelma et Louise que pour Love Lies Bleeding.
Dans ce temple de la virilité que représente la salle de musculation, les corps des Hommes filmés par Rose Glass semblent presque vides comparés à celui de Jackie. Avec son sourire qui illumine son visage et sa veste tout droit sortie des années 80, Jackie détonne dans cet univers d’hommes. Avec son short de boxeur, la coupe taille haute et ses bandes rouges et blanches qui rappellent immédiatement Rocky Balboa, Jackie est l’archétype de la volonté. Très tarantinesque dans son déroulement où la violence est systématiquement représentée par l’outrance, Love Lies Bleeding reviste un à un l’histoire du cinéma moderne pour mieux renverser nos représentations, à commencer par l’éloge de la puissance et du virilisme cher au cinéma d’action des années 80 et dont on trouve encore trace aujourd’hui dans la majorité des superproductions hollywoodiennes.
Love Lies Bleeding revisite le(s) genre(s)
Love Lies Bleeding regorge de scènes montées à l’image des clips d’entraînement de Rocky et de toutes ses déclinaisons. Cependant, la démarche entière assume de façon ostentatoire le caractère désirable de l’exercice grâce à la relation entretenue avec Lou (aucun refoulement ici). Les deux actrices livrent une performance renversante, loin des clichés de douceur de ce que certains croient voir comme une unique et même vision d’une supposée essence féminine monolithique. Certains débats autour d’un regard féminin mettent parfois l’accent sur des attributs propres au genre, alimentant paradoxalement les conceptions patriarcales de ce que devrait être une femme.
Une impasse qui emprisonne et qui reviendrait à souscrire à des stéréotypes douteux, notamment sur la sexualité et les valeurs dites féminines en soi, alors qu’il faudrait sans doute incriminer les facteurs sociologiques de notre construction sociale. Love Lies Bleeding se trouve au truchement du male et female gaze qu’il fait se heurter frontalement pour en révéler les limites conceptuelles avec intelligence. La relation de Lou et Jackie est toxique comme peuvent l’être les relations hétérosexuelles. Lou est possessive et cultive une forme de jalousie fantasmée du passé de son ami, configuration bien connue des différends de couple où l’Homme s’insurge de la liberté sexuelle passée de sa conjointe. À la suite d’une engueulade, Lou suit Jackie en conduisant lentement sa voiture, image mémoire par excellence où la femme cherche à s’extirper de l’emprise masculine. La confiance est enfin sérieusement mise à mal lorsque Lou séquestre Jackie… pour la protéger. Inéluctablement leur relation passionnelle bascule vers la violence.
Autre exemple notoire, Jackie ne se revendique pas formellement comme étant lesbienne selon ses propres dires, alors que Lou la prévient qu’elle ne veut pas d’une « hétéro qui veut juste expérimenter » (vieil adage réducteur d’un désir qu’on voudrait orienter). Leur sexualité n’est pas non plus le fruit de fantasmes d’autres comme on a pu le reprocher -à tort ou à raison- à Kechiche. Le réalisateur avait en effet capturé un nombre incalculable de fois les ébats de Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos pour une séquence discutable quant à ses intentions.
Dans le film de Rose Glass, on assiste au contraire à un authentique regard féminin privé des injonctions morales que certains voudraient à tort lui attribuer. Ces scènes naturelles s’amusent des conceptions stéréotypées d’une sexualité exclusivement portée sur la notion passif/actif et son totem évident, la pénétration, longtemps érigée comme prérogative exclusive de l’Homme. Certains rapports prennent la forme entre guillemets prédatrice ; d’autres flirtent entre ludisme et voyeurisme comme autant de variations d’une libido passionnelle.
La force comme vertu, la vertu comme force
En latin, le mot virilité renvoie à « l’ensemble des caractères physiques de l’homme adulte ce qui constitue le sexe ». L’étymologie de virilitas renvoie à vir, qui désigne l’homme, par opposition à la femme. Le mot comporte également la notion de force, pas seulement physique mais aussi mentale. En conséquence la force serait donc une caractéristique par nature masculine. Or Rose Glass s’attèle à détricoter cette contradiction sexiste jusqu’à l’étymon, ce dernier induisant une supériorité physique du « sexe fort » en séparant les êtres. Et c’est sur ce point sans doute que Love Lies and Bleeding est le plus intéressant puisqu’il s’affranchit des genres. La force n’est plus seulement le propre de l’homme mais un idéal que couve le corps. Ce dernier « incarne la volonté de l’esprit ». La volonté primerait donc sur le carcan du genre.
Rose Glass fait preuve d’une liberté décomplexée du réalisme formel pour représenter les émotions de ses personnages par les transformations herculéennes de son héroïne. En quête de dépassement permanent et malgré l’effet psychotrope volontairement outrancier des stéroïdes, Jackie est aussi grande qu’un colosse à l’écran lors d’une scène folle qui rappelle la déesse solaire de l’incroyable clip de la chanson Sphynx du groupe La Femme. Les proportions n’ont plus raison d’être comme dans ces cartoons qu’on apercevait brièvement au début du film. Seule le signifié compte et qu’importe le réalisme. C’est en ce sens que le film parvient à renouer avec le sens plus commun de la vertu, mélange d’énergie, force morale et de courage et dont on retrouve le même étymon. La scène des jaunes d’œufs jetés à la poubelle peut se lire avec une double lecture ; la quête de masse évidemment mais aussi la séparation des attributs mâles et femelles, les jaunes renvoyant directement aux ovules.
Dernier signe révélateur et non des moindres, le père de Lou incarné par Ed Harris est la figure tutélaire et malsaine à abattre selon l’image freudienne qu’on connaît. Chacune des apparitions du père est écrasante et ce malgré la confiance et la détermination de Jackie. Propriétaire du club d’armes à feu, il incarne la toute-puissance et n’a pas besoin de connaître sa force contrairement à Jackie. Une simple pression sur la gâchette suffit. Il est le symbole du patriarcat dans toute sa splendeur. Quant au beau-frère violent de Lou, sa psychologie n’est pas plus joyeuse. En réalité Lou et Jackie ne sont jamais aussi libres que quand elles sont séparées des hommes.
Merci au jury de laisser entrer les monstres
Love Lies Bleeding rappelle Titane (lire notre critique) par sa capacité à interroger les fonctions des genres. On pense à cette scène culte du film de Ducournau où, hissée sur un camion, Alexia danse, grimée en homme, devant des pompiers éméchés. Ces derniers apparaissent dérangés par sa sensualité malaisante, incapable de redéfinir leurs désirs face à cette danse silencieuse et dégenrée. Un pied de nez à l’introduction du film, où des hommes reluquaient des femmes se déhancher sur une Cadillac (variation du cinéma pulp de Boulevard de la Mort à Sin City). Le désir lubrique travesti dans le milieu clos et viriliste de la caserne était, lui, dérangeant car plus intime, soumis au spectre d’une identité à deux faces et qu’on croyait irrémédiablement genrée.
On retrouve ici cette même dynamique qui atteint son paroxysme avec la fantastique performance de Katy O’Brian à Las Vegas, ville décadente, donc de tous les possibles et qui nous renvoie immanquablement aux frasques hallucinées du gonzo journaliste Raoul Duke. On y retrouve même une séquence clin d’œil au film Men qui mettait à nue la masculinité toxique. Les codes du culturisme sont alors subvertis et transfigurés par la danse et la beauté du geste de Jackie, tellement renversante que même la caméra bascule à l’image. Cerise sur le gâteau d’un film qui semble s’affranchir royalement des normes pour mieux les subvertir, c’est la danse donc l’art qui reprend possession des corps. Lors de la remise de sa palme d’or il y a trois ans déjà, Julia Ducournau nous interpellait collectivement : « Merci au jury de laisse entrer les monstres » lâchait-elle comme une délivrance avant d’ajouter :
« La monstruosité qui fait peur à certains et qui traverse mon travail, c'est une arme, une force à repousser les murs de la normativité qui nous enferme et qui nous sépare. »
Julia Ducournau lors de la remise de sa palme d'or pour Titane
Le film de Rose Glass s’inscrit parfaitement dans cette lignée de films aux héroïnes fascinantes et à la psychologie complexe. Attendu le 12 juin 2024 au cinéma, nul doute que Love, Lies and Bleeding devrait faire réagir le public et les critiques. Alors que le festival de Cannes vient tout juste de démarrer pour MaG, on aurait été curieux de voir comment le récit pulp de Rose Glass aurait été accueilli s’il avait été présenté sur la croisette. Parce que Rose Glass déconstruit méticuleusement nos représentations, il aurait eu, comme Titane, ses détracteurs . Film coup de poing et libérateur, touchant et incisif, Love Lies Bleeding est-il notre Thelma et Louise moderne ?
Bande-annonce de Love Lies Bleeding
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
Infos divers
: 12 juin 2024
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Ça y est je l’ai vu enfin ! Une très belle mise en scène avec une image très esthétique, le plan d’ouverture pose d’amblé une ambiance qui ne nous quittera plus, portraits monochromes à la gélatine rouge et ultra violence de certaines scènes évoquant quelque part entre autres le cinéma de Winding Refn. Ed Harris dans le rôle du père est hallucinant ! Décidément, pas mal de trucs qui sortent de chez A24 ces dernières années sont autant de claques !