Alors que la Russie glisse chaque jour un peu plus vers une guerre à la paix lointaine et qu’elle emporte dans la pourga le reste du monde vers le possible d’un hiver nucléaire, le réalisateur et dissident Kirill Serebrennikov, aujourd’hui exilé à Berlin, vient de sortir son dernier film intitulé La Femme de Tchaïkovski. Plongée dans la Grande Russie du XIXème siècle où l’on assite à la déchéance d’Antonina Miliukova, une jeune femme éprise de l’illustre Tchaïkovski (1840-1883). Ce projet avait été présenté en 2013 par une ébauche de court métrage que n’avait pas soutenue le conseil des experts de la Fondation du cinéma de Russie. Il prend vie dix ans plus tard sous la forme d’un opéra tragique ou une « tragicomédie » annoncée comme l’affirme d’entrée de jeu le compositeur ?

Tchaïkovski, l'enfant de verre

Depuis Leto, chacun des films de Serebrennikov trouve bonne place à Cannes où il ne manque pas de susciter les ardeurs. A la « narration symphonique » de La fièvre de Petrov (lire notre critique), le réalisateur russe répond cette fois-ci par une forme (d’apparence) plus classique en deux mouvements bien distincts. Le premier retrace le prélude de l’union d’une jeune femme avec Pyotr Tchaïkovski alors sur les routes de la gloire ; le second laisse la démence emporter la réalisation. Qui connaît l’histoire du compositeur sait combien sa vie a été tourmentée et frappée d’une éternelle noirceur jusque dans son œuvre. Dans les chants de Maldoror, le compte de Lautréamont écrivait « Souvent je me suis demandé quelle chose était le plus facile à reconnaître : la profondeur de l’océan ou la profondeur du cœur humain. » A bien des égards la femme de Tchaïkovski illustre combien les blessures du cœur sont un puit sans fond.

Au bord de la ruine alors qu’il rencontre Antonina en 1877, Pyotr cède aux avances épistolaires de celle qui se présente comme « une honnête femme » qui n’a rien d’une « admiratrice écervelée ». Le compositeur n’en est en effet pas à sa première relation par lettres interposées, puisqu’un an plus tôt il échangeait plus de 1200 lettres avec une admiratrice bientôt bienfaitrice : Nadejda von Mec. Cette dernière subviendra à ses besoins pendant près de treize ans avec une pension alimentaire de 6000 roubles tout de même, alors qu’ils ne s’étaient jamais rencontrés. C’est d’ailleurs à cette dernière qu’il dédicacera sa quatrième symphonie, contrairement à Antonina qui se consolera en pensant que ses premières œuvres lui étaient dédiées.

« Il me paraîtrait déplacé de vous dire l’émerveillement dans lequel me plongent vos œuvres. »

La photographie aux tons sépia rappellent l'incendie à venir

Contrairement à Nadejda, Pyotr cède cette fois-ci aux avances d’Antonina qu’il décide de rencontrer dans son modeste appartement. Amoureuse au plus profond de sa chair, Antonia est dans le déni permanent. La relation que scellent le compositeur et sa promise à tout d’un contrat condamné à résolution. Le compositeur lui refuse une relation passionnelle et propose un « amour comme celui d’un frère » à celle qui sera prête à accepter toute concession pour peu qu’elle obtienne le mariage. Un acte prémédité comme en atteste ces lettres à son frère Modeste deux ans plus tôt : « Je voudrais, par un mariage ou du moins par une liaison déclarée avec une femme, faire taire certaines créatures méprisables. » Pour constituer sa dot, Antonina n’hésitera pas à liquider la forêt domaniale familiale comme à emprunter les économies de sa sœur.

Depuis le premier plan séquence de l’enterrement de Tchaïkovski qui inaugure l’ouverture du film en guise de prolepse, c’est une odeur de mort qui se dégage à chaque plan. Des rues où l’on évite de justesse de se prendre un pot de chambre rempli d’excréments, c’est une odeur pestilentielle qui tranche radicalement avec la lumière feutrée qui émane de chaque plan. Dès leur union formalisée, déjà une mouche se pose sur le visage du futur mari. Tout au long du film, la métaphore de la mort conjuguée à la folie, harcèlera la pauvre femme.

Alyona Mikhailova incarne parfaitement la femme de Tchaïkovski

« Là où ça sent la merde, ça sent l’être », scandait Artaud. A peine liés par les liens du mariage que leur union déjà semble unilatérale. « Drôle de diner, on aurait dit un enterrement » remarque l’une des invités, alors que Pyotr, ivre mort, est reconduit dans ses appartements, laissant sa femme seule. Un signe annonciateur qui tranche avec le faste d’une cérémonie religieuse traditionnelle qui aurait dû se solder par l’union physique des deux mariés. Quand bien même, Antonina baigne dans une béatitude maladive qui confine à la réalité alternative propre au possédé. Qu’il s’agisse de la magnifique scène du diner où entourée d’hommes, Antonina ne semble pas réalisée combien la promiscuité, sinon la concupiscence des convives, devrait lui faire deviner les penchants inavouables de son mari.

« Je trouve que nos tendances sont pour nous le plus grand et le plus infranchissable obstacle au bonheur. »

Comment une banale femme pourrait-elle partager la vie de celui qu’on assimile volontiers au « soleil », ses pairs reconnaissant expressément la vacuité de leur vie face à son génie ? On ne peut être que témoins d’un génie glissent ces admirateurs, ceux face à qui Antonina finira tristement par abdiquer. « [Les génies] m’écraseront de leur magnificence. ». C’est qu’il s’agit avant tout de préserver son œuvre et de ne pas altérer son legs à la Russie et bientôt au monde qui lui sera éternellement reconnaissant. Antonina semble toujours rattrapée par l’odeur pestilentielle qui guette depuis l’ouverture du film. Qu’elle se couvre de parfum n’y changera rien, il y a toujours ces mouches qui surgissent de nulle part pour nous rappeler que la folie guette.

Photographie de leur union ou alibi pour nier son homosexualité ?

Quelques mois à peine après leur mariage, Pyotr déjà abandonne irrémédiablement le foyer sous un prétexte fallacieux, lui qui dès le départ la prévenait de son « irritabilité ». Il lui refuse toute marque d’affection aussi bien physique que psychologique quand il n’est pas tout simplement odieux avec elle. Ce n’est qu’en société (et en présence de sa cour) qu’il lui arrive de laisser s’échapper un sourire propre à la courtoisie plutôt qu’à la sympathie. Dans l’une des lettres qu’il adresse à son frère, le compositeur lui aurait raconté qu’il ne pouvait plus supporter la vue de sa femme. Ce sont ces mots qui enferment Antonia dans la démence dès l’enterrement où Pyotr, mort, se redresse et manifeste à la veuve combien il l’a toujours haïe. Un des rares moments de vérité comme dans un songe tristement post mortem…

« Je ne puis être calme et véritablement heureux que lorsque je suis seul. »

Dès que la réalité du divorce se dresse face à Antonina, la pauvre femme ne reverra plus jamais son mari et n’entretiendra de relations que par des intermédiaires : des avocats ou ses frères qui feront tout pour éloigner Antonina de Pyotr, lequel est presque autant animé d’idées noires. Dit-on qu’il aurait nourri une inclination au suicide et qu’il aurait tenté de mettre fin à ses jours en plongeant dans la Moskova pour essayer de contracter une pneumonie. Emprisonnée dans le déni, Antonina s’invente autant de vies où elle tromperait son mari, se refusant systématiquement à signer un divorce qui n’aura jamais lieu. C’est à l’asile qu’Antonina finira ses jours, des décennies après la mort de Tchaïkovski. Tout au long du film, Antonina glisse vers une passion maldororienne où une forme de sadisme prend le pas de la possession, son refus de divorcer lui permettant de garder un dernier espace de contrôle sur sa vie.  

« Personne ne t'enlèvera à moi, tu es mon mari. »

Antonina dans l'ombre du "génie"

Serebrennikov nous propose encore une fois une leçon de cinéma avec une forme toujours très théâtrale. Le montage et le découpage du film est sidérant. Les travellings se déchainent en jouant sur la lumière pour maquiller les fondus et transitions d’une main de maître. D’une plasticité à toute épreuve, le film poursuit un mouvement permanent qui trouvera son apothéose, comme souvent chez le réalisateur, dans son dernier ballet conclusif. La caméra opère régulièrement de progressifs 360 degrés qui, à chaque tour de manège, laisse apparaître de nouvelles situations. Intelligente manière de révéler combien Antonina tourne en rond tout en s’éloignant petit à petit du réalisme du premier mouvement et des panoramas vus du ciel.

Dans la biographie de Tchaïkovski, écrite par son frère Modeste, ce-dernier aurait écrit selon les termes retranscrits de Pyotr que son épouse Antonina Miliukova « s’est comportée honnêtement et sincèrement », sans vouloir tromper intentionnellement ce dernier, et qu’elle a été la cause inconsciente de son profond malheur. Quant au compositeur, il se serait également comporté « honnêtement, ouvertement, sans la tromper en rien ».

Tous deux, en se mariant, « ont réalisé avec horreur… qu’entre eux il y avait un gouffre d’incompréhension mutuelle, qui jamais ne pourrait se combler, […] Une rupture totale était le seul moyen non seulement de retrouver leur bien-être intérieur à tous deux, mais aussi de sauver la vie de Piotr Ilitch ». Ce pudique témoignage exonératoire aurait-il eu pour seul objectif de préserver la réputation de Tchaïkovski ? Son homosexualité était un secret de Polichinelle dans son entourage comme dans sa famille, malgré des relations restées toujours platoniques à en croire sa biographie.

« Je l’avais bien prévenue qu’elle ne pouvait compter que sur un amour fraternel. Physiquement, ma femme m’inspire à présent une répulsion totale. »

La magnifique scène du baiser voilé

Cependant cette profonde incompréhension, qui déjà préexistait à leur union où l’un espérait un amour comme un frère et l’autre une ardente passion, se révèle aussi avec justesse dans les rares moments d’échanges fantasmés ou non entre Antonina et son mari, rattrapé par la culpabilité du couard. Magnifique scène d’un baiser volé entre la veuve qu’on reconnaît à son voile et l’apparition de Tchaïkovski comme ultime hallucination pour mieux réconcilier deux êtres qui « s’étaient comportés comme dans un rêve, et [qui] s’étaient inconsciemment trompés en tout » pour reprendre la biographie du compositeur damné. La femme de Tchaïkovski est une nouvelle étape dans la filmographie de Kirill Serebrennikov qui trouve un équilibre entre la fougue de la fièvre de Petrov et le classicisme propre à la biographie.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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Maude
Maude
1 année

Enfin une belle critique du film ! Merci pour cette fine analyse, il m’a fallut éplucher internet pour tomber sur une analyse qui ne soit ni trop évasive ni trop dure avec le cinéaste.

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[…] Dans Un Silence, les secrets éclaboussent. Le silence et ses conséquences avalent le film, souillent les personnages, maculent l’image. En résulte une photographie nocturne, verdâtre, comme filmée au travers d’une eau vaseuse, troublée de particules en suspension. Un choix esthétique qui sied particulièrement bien à l’atmosphère doucement venimeuse du long-métrage, à rapprocher de l’image du dernier Kirill Serebrennikov : La Femme de Tchaïkovski. […]

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