Réalisé par Kirill Serebrennikov, la Fièvre de Petrov est une adaptation du roman homonyme de l’écrivain estonien Alexeï Salnikov. MaG a eu la chance de découvrir le film à Paris lors de l’Etrange Festival cet automne. Alors que ce long-métrage s’apprête à sortir en Blu-ray, c’est l’occasion de (re)découvrir cette pièce de choix de l’hiver. A la croisée du théâtre, du cinéma et du roman, la Fièvre de Petrov est plus qu’un voyage halluciné, c’est un fragment d’enfance du réalisateur comme de ses acteurs, des miettes d’URSS et souvenirs altérés de différentes époques qui s’affrontent. Le fantasme de la mémoire qu’on connaît sélective, sinon trompeuse par le prisme du temps qui s’écoule malgré nous. Sublimée par des plans séquences rarement égalés, l’illusion du 7ème Art fait pourtant preuve d’une authenticité organique saisissante. La Fièvre de Petrov perce l’épiderme jusqu’au cœur et vous crève de l’intérieur. 

«La peau humaine des choses, le derme de la réalité, voilà avec quoi le cinéma joue d'abord »

Le réalisateur reconnaît lui-même qu’il s’agit de son film le plus complexe. Kirill Serebrennikov a fait le choix d’une narration originale et au départ perturbante pour le spectateur, immédiatement précipité dans cet univers baroque. Les tons sont tantôt verdâtres, tantôt violacés et les plans larges donnent parfois l’impression de déformer les sujets, en proie à une puissante fièvre qui semble gagner toute la province. Un bus transporte des passagers à travers la ville et on assiste à des scènes qui se matérialisent sous nos yeux, sans qu’on sache réellement s’il s’agisse de la réalité ou d’un accès de fièvre de Petrov. On parle d’éliminer les dirigeants soviétiques et au détour d’un arrêt de bus, on assiste aussitôt à une exécution sommaire, sans autre forme de procès.

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Le plan séquence semble infini et on alternera ainsi entre les différents personnages (et époques) jusqu’au générique. Les coupures sont aussi subtiles que brèves et la réalisation fait preuve d’une élégante souplesse, comme si l’on flottait avec les personnages. Serebrennikov évoque une « narration symphonique » : « Des intrigues naissent, d’autres meurent, certaines se répètent inlassablement, à l’image de ce qui se passe dans l’esprit du personnage grippé dans le roman… » précise-t-il. La Fièvre de Petrov est une prouesse technique qui rappelle les meilleurs procédés théâtraux comme ceux qui nous subjuguent dans les pièces de Romeo Castellucci. Serebrennikov est également metteur en scènes et cela se ressent mécaniquement derrière la caméra.

« Au théâtre, l'interdit, c'est la réalité. Je ne crois pas au théâtre-vérité. Au théâtre, tout doit être faux. Le théâtre, c'est la pure fiction, l'impossible conjonction de l'espace et du temps, l'ailleurs »

Serebrennikov s’inscrit parfaitement dans cette perspective théâtrale. A la photographie, son partenaire créatif, Vlad Opeliants, explique la démarche artistique à l’œuvre : « Il y a eu énormément de dispositifs techniques, de plans larges, de changements de mises en scène, de changements de lumière en direct, sans recours à aucune image de synthèse. C’est du 100 % fait main, fabriqué directement sur le plateau. » Des rues ont été entièrement reconstituées et certains plans séquences ont dû nécessiter une rigueur extrême pour capturer les scènes.

On pensera tout naturellement à cet extrait du film (ci-dessus), où Petrova (Chulpan Khamatowa), bibliothécaire quelque peu éreintée par les affres de vie, se remémore ses premiers émois de jeunesse avec son conjoint Petrov (Semyon Serzin). Un unique travelling affiche une sensualité saisissante, à l’image d’une performance de danse contemporaine. La Fièvre de Petrov propose une vision poétique d’un monde dont il ne reste plus que des brides. Son héros, dessinateur de BD est une mise en abime de l’artiste confronté au réel. La fièvre est autant une échappatoire à la rudesse de la vie qu’un fléau. Semyon Serzin raconte sa perception du tournage qu’il n’a pas réellement ressenti comme un rôle à proprement parler : « Bien que mon personnage et moi-même soyons très différents, ce film est une histoire très personnelle. » Il ajoute :

« Je n’avais pas l’impression qu’il y avait un tournage et que j’étais un acteur en train de jouer un rôle. Je suis né à Murmansk, je suis allé à Yekaterinburg de nombreuses fois, donc je connais bien la morosité hivernale, l’obscurité, l’alcoolisme et le désespoir qui y sont dépeints »

Pour le tournage, Kirill Serebrennikov n’a pas hésité à utiliser différentes techniques et appareils de capture, anciens ou modernes, afin de retranscrire ce voyage dans le temps. La Fièvre de Petrov, enfin, retranscrit l’énergie propre à celle qui irrigue les Chants de Maldoror d’Isidore Ducasse. Celle qui nous anime au plus profond de nous-même. En passant sans artifice d’un personnage à l’autre, du présent au passé, la Fièvre de Petrov suit un unique fil conducteur : l’émotion qui nous traverse ou qu’on refoule. Cela se ressent aussi bien dans les ébats amoureux fantasmés que dans les élans psychopathes de Chulpan Khamatowa. Par moments, ses yeux s’emplissent d’un noir intégral et Petrova laisse alors sa violence intime la plus pure s’exprimer par le biais du meurtre aveugle et compulsif. Plus de discernement ni d’enjeux, la libération à l’état brut. La Fièvre de Petrov, c’est un peu de tout ça comme si chacun cherchait à s’affranchir des barrières mentales que la Vie nous oppose. Une forme de délivrance commune, contagieuse et sans limites temporelles.

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« Un écrivain ne peut décrire qu'une seule chose : ce que ses sens perçoivent au moment où il écrit… Je ne suis qu'un appareil d'enregistrement… Je ne prétends imposer ni "histoire" ni "intrigue" ni "scénario"»

Le réalisateur se libére ici des contraintes narratives de l’intrigue à laquelle le réalisateur préfère les vertus de l’introspection cathartique. Un long voyage qui nous fait traverser une partie de nous-même qu’on confine et réserve en notre for intérieur. De l’amour à la haine, de nos souvenirs et désirs refoulés, l’énergie est l’unique vecteur qui nous porte. Le sang, les odeurs, une image apparaissent de manière fugace. Rêves, cauchemars s’enlacent l’un l’autre. Espérance et désespoir, réalité ou fiction, quelle importance pourvu que l’énergie et le vitalisme nous traversent. En réalité, on ressort de la Fièvre de Petrov apaisé, comme à l’issue d’une fulgurante période de convalescence. Telle une saignée qui libère nos humeurs, le film de Serebrennikov marque après Leto une nouvelle étape dans la filmographie du cinéaste russe.

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« Un jour, à un spectacle de fin d'année, la Fille des neiges m'a pris par la main. La sienne était vraiment froide. Comme celle de la vraie. »

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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[…] pas de susciter les ardeurs. A la « narration symphonique » de la fièvre de Petrov (lire notre critique), le réalisateur russe répond cette fois-ci par une forme (d’apparence) plus classique en deux […]

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