Le visionnage de la trilogie a été possible grâce à la version blu-ray UK éditée chez Arrow Video, elle possède un master hd sublime, rempli d’excellents bonus qui ont servi de sources à la critique ci-dessous. Quel plaisir de redécouvrir les films dans cet état. C’est cette version que nous retrouverons en France en septembre de cette année 2024 grâce à l’édition Roboto Films disponible ici en précommande.

Nous sommes en 1954, et Ishiro Honda réalise un film de créature géante : Godzilla, allégorie de la peur traumatique de la bombe H dont les Japonais ont été les premières victimes lors de la Seconde Guerre mondiale. Réveillée par des essais nucléaires, la créature agit comme une punition divine pour montrer aux Hommes qu’ils ne sont rien face à la nature. L’héritage de Godzilla a fait apparaître un tout nouveau genre de film : le Kaiju Eiga où le grand G règne en maître dans les salles obscures. Il fallait naturellement un concurrent au roi des monstres. Si un iguane, une créature marine voire un Tyrannosaure peuvent muter en Godzilla, pourquoi pas une tortue ?

Sous l’œil des Gamera

En 1965 Noriaki Yuasa réalise Gamera, autre créature géante réveillée par des essais nucléaires. Si tout semble être une copie de Godzilla (lire notre dossier), il n’en est rien, la différence vient principalement de la fonction de la créature : Godzilla est un fléau décrit comme une punition, Gamera est le gardien de l’univers protecteur de la nature et des enfants. Et c’est là toute la subtilité, les bambins sont fascinés par ce kaiju qui entre en osmose avec leurs sentiments dès lors qu’il ne peut intervenir pour les protéger des dangers. Ce sont pas moins de huit films qui seront produits durant l’ère Showa de 1965 à 1980 ; c’est en s’inspirant du troisième opus Gamera contre Gyaos (Noriaki Yuasa – 1967) que Shusuke Kaneko entamera ce revival.

Comparaison entre les gyaos de 1967 à 1995.

Autour de la Tortue

La Daiei, studio fondateur des films Gamera de l’ère Showa, ferme ses portes en 1971, puis se fait racheter deux ans plus tard par Yasuyoshi Tokuma (1921 – 2000) président de Tokuma Shoten, une compagnie légendaire à multiple-facette (magazines, musiques, vidéos, etc.). A titre d’exemple, Tokuma Shoten fut longtemps associé au Studio Ghibli, et a ainsi produit la grande majorité de sa filmographie qu’il s’agisse de Mon voisin Totoro (Hayao Miyazaki – 1988) ou encore Pompoko (Isao Takahata – 1998). Aussi, c’est Tokuma Shoten qui permit de sortir en vidéo L’Œuf de l’Ange en 1985, et de produire Ghost in the Shell 2: Innocence en 2004, des œuvres signées par Mamoru Oshii.

Parmi les autres producteurs, il y a Tsutomu Tsuchikawa qui opère sur la trilogie entière, futur producteur de Cure (Kiyoshi Kurosawa  – 1997). Il est accompagné sur les deux derniers volets par Naoki Sato assistant producteur sur Patlabor 2 (Mamoru Oshii – 1993) et Miyuki Nanri productrice de The End of Evangelion (1997) et Shiki-Jitsu (2000) de Hideaki Anno. Démarché par ce qui reste de la société de production Daiei, le réalisateur Shunsuke Kaneko, fraîchement libéré de son film familial It’s a Summer Vacation Everyday (1994),  s’autorise un nouveau challenge de (très) grande taille. C’est lui qui va s’atteler à la sortie du premier Gamera de l’ère Heisei.

Il intègre alors sur le projet Kow Otani, le compositeur de son précédent film, pour diriger la bande son de Gamera. C’est lui qui œuvrera ainsi sur toute la trilogie. L’artiste est un habitué de l’animation japonaise. On lui doit la BO jazzy de la seconde saison de City Hunter, série produite par Sunrise à la fin des années 80, puis on le découvre au milieu des années 2000 dans un registre plus mélancolique avec Shadow of the Colossus, chef d’œuvre vidéoludique de Fumito Ueda où notre héros doit abattre des géants pour sauver sa dulcinée.

Kaneko I Choose U !

Au scénario c’est le grand Kazunori Ito qui sera en charge de l’écriture de cette nouvelle trilogie, soit le scénariste attitré de Mamoru Oshii (Patlabor, Ghost in the Shell). Kazunori Ito avait eu l’occasion de travailler avec Shunsuke Kaneko dans le film d’horreur Necronomicon (Christophe Gans, Shusuke Kaneko, Brian Yuzna – 1993).

Kow Otani compositeur de l'OST de Gamera, City Hunter, Shadow Of The Colossus, etc.

Sont aussi rapatriés deux grosses têtes du Studio Gainax, alors en pleine effervescence après le succès de Nadia, le secret de l’eau bleue (1990-1991). Il s’agit de Mahiro Maeda qui sera missionné au design des monstres et Shinji Higuchi pour les effets spéciaux.

Kazunori Ito scénariste légendaire !
Mahiro Maeda et Shinji Higuchi, deux des pointures du studio Gainax.

En ce qui concerne les comédiennes, deux actrices tiennent les rôles principaux : Shinobu Nakayama, déjà habituée aux films de monstre depuis Godzilla vs. Mechagodzilla 2 (Takao Okawara – 1993) et Ayako Fujitani une métis américano-japonaise, fille de Steven Seagal, vedette de films d’action qu’on ne présente plus. Le visage atypique de l’actrice et sa voix particulière intensifient le sentiment d’étrangeté lorsque son personnage, Asagi Kusanagi, entre en résonance avec Gamera.

Ayako Fujitani et son père... Steven Seagal !

Gamera gardien de l'univers

Mayumi Nagamine (interprétée par Shinobu Nakayama) est une jeune journaliste qui enquête sur les événements mystérieux de l’île où l’on déplore de nombreuses disparitions. Les quelques témoignages des habitants font état d’une créature volante dévoreuse de chair humaine qui sévit dans l’archipel.

Tout au long du métrage, le mystère autour des oiseaux géants s’intensifie et plusieurs hypothèses sont alors posées sur la table dont la suivante : les Gyaos seraient des monstres créés par le peuple Atlante mais qui, à cause de leur agressivité, auraient échappé à leurs créateurs. Seule réponse possible pour les arrêter, la création d’une autre entité : Gamera, créature gigantesque avec laquelle on s’unit par le biais d’une pierre mystérieuse. Maîtrise de la narration, mise en place d’une mythologie riche et retour d’un ennemi culte. La Némésis de Gamera est iconisée à travers des images sublimes et des FX toujours aussi impressionnants dirigés par Shinji Higuchi.

Gyaos au soleil couchant !

Shinji Higuchi

Si le nom de Shinji Higuchi est crucial dans la production de la trilogie Gamera c’est du fait de son rôle essentiel pour mettre en oeuvre les techniques propres au genre, à savoir le Tokusatsu (film japonais à effets spéciaux). En occident, parler du directeur des FX dans un film de science-fiction ne semble pas être le premier réflexe. Hors ici nous sommes dans un film de monstre géant japonais dit Kaiju Eiga, et c’est là toute la différence : le réalisateur passe la main au directeur des effets spéciaux pour les scènes où les monstres sont mis en avant. On peut dire sans se tromper que celui-ci devient le réalisateur de ses séquences.

Shinji Higuchi, prodige du Tokusatsu !

Costumes en caoutchouc, maquettes, miniatures et pyrotechnies sont alors l’incarnation de la vision de Shinji Higuchi. À ce sujet, il n’est pas aberrant d’affirmer que Eiji Tsuburaya, grand maître des effets spéciaux japonais, est co-réalisateur du film Godzilla de Ishiro Honda (1954). En outre, Shinji Higuchi est aussi réalisateur des films Gamera.

The Perfect Kaiju Shot

Les fans n’auront pas manqué le dernier plan d’explosion du film, repris plus tard par S. Kaneko dans son GMK (Godzilla, Mothra and King Ghidorah: Giant Monsters All-Out Attack – 2001) et qu’on retrouvera dans Godzilla Minus One de Takashi Yamazaki (lire notre critique) une belle continuité thématique traduite à l’écran par un bel hommage.

Pour en finir avec les comparaisons, impossible de ne pas évoquer le Godzilla de Gareth Edwards (2014) qui reprend la trame scénaristique de ce Gamera, notamment avec l’introduction d’un simili-Gyaos avec le M.U.T.O. volant. Et si finalement les meilleurs films Godzilla s’inspiraient de Gamera ?

Gamera : Gardien de l’Univers, sort le 11 mars 1995 au Japon. Immense succès commercial et critique, il en découle une nomination aux Awards of the Japanese Academy pour le prix de la meilleure actrice de second rôle avec Shinobu Nakayama. A cela s’ajoutent deux récompenses du côté des Blue Ribbon Awards et quatre au Yokohama Film Festival pour les titres de meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur effets techniques et meilleure actrice de second rôle. Sans surprise, une suite est en chantier. Les spectateurs ne se tarissent d’éloges sur ce long-métrage, et c’est une nouvelle légion de fans qui attendront de pied ferme le prochain Gamera.

Gamera 2, surgissement d'une légion

Comment passer après le premier film de l’ère Heisei sans tomber dans l’écueil de la redondance ? Tout simplement en choissant la rupture avec le premier. A sa sortite le 13 juillet 1996, les spectateurs découvrent une toute nouvelle proposition. Ici le contexte est militaire, les nouveaux personnages enquêtent sur l’arrivée d’une météorite et l’histoire se développe à travers de curieuses disparitions. Les morts sanglantes dans les métros japonais semblent concorder avec la chose tombée du ciel. Pas de doute, des monstres sont bien présents et Gamera va venir faire le ménage.

Même casting à la production, cependant cette fois-ci le focus est braqué sur deux nouveaux acteurs : le colonel Watarase interprété par Toshiyuki Nagashima et Miki Mizuno dans le rôle de la jeune scientifique Midori Honami.

Légion vs Destoroyah

Le design de la créature dessinée par le grand Mahiro Maeda (Evangelion, Furiosa..) a des allures de reine insectoid. Son nom vient de Légion, monstre qui compte sur sa nuée de bêtes volantes pour semer le chaos… Exactement comme le kaiju Destoroyah du film Godzilla vs Destoroyah réalisé par Takao Okawara et sorti l’année précédente en 1995, soit la principale franchise concurrente à détrôner. Si on concèdera volontiers que l’inspiration est facile sur ce point, c’est peut-être du côté de Aliens de James Cameron (1986) qu’il faut voir le clin d’œil plus marqué avec la fameuse reine des Xénomorphes. 

Si Gamera ne surpassera jamais le roi des monstres ni par la quantité de films produits, ni en termes de rentabilité aux box-office (2 milliards de Yens pour Godzilla vs Destoroyah contre 700 millions pour Gamera 2), il faut avouer que les budgets de départ ne partent pas sur le même pied d’égalité (1,2 milliard pour le budget d’un Godzilla contre 520 millions pour Gamera). Gamera reste une petite production qui, en dépit de ses maigres moyens, réussit à égaler, voire surpasser, des productions plus coûteuses sur le plan des effets spéciaux. Ce second opus permet aussi de mettre en avant des séquences en 3D pour animer la horde de créatures ailées, ou encore les missiles à tête chercheuse qui virevoltent dans tous les sens façon Itano Circus. On assiste ainsi à une succession de propositions artistiques et de mises en scène inédites qui font de Légion un véritable choc aux yeux des spectateurs. En termes de retombées critiques, beaucoup le décrivent alors comme le film de Kaiju ultime. Rien que ça !

Itano Circus.

Contrairement à son concurrent Godzilla, immense créature aux déplacements lents, Gamera propose un parfait négatif  : combats dynamiques où la tortue crache des boules de feu de sa gueule béante tout en dérapant dans la ville en ruine, c’est… burlesque dans tous les sens du terme. La tortue gardienne de la Terre n’a que faire des dommages collatéraux, elle doit sauver notre planète bleue quoi qu’il en coûte (sauf s’il y a un enfant à protéger sur son chemin), ce kaiju avatar de mère nature atteint l’acmé de son symbolisme lors de son final où l’énergie Mana est prêtée à Gamera pour son Genkidama final. D’ailleurs la comparaison à Dragon Ball fait sens tant Gamera est présent dans les œuvres de Toriyama, à supposer même que l’hommage soit rendu à travers le film de S. Kaneko tant certaines images se prêtent à la comparaison.

Toujours plus loin

Gamera 2, surgissement d’une légion ne permet plujs d’établir des comparaisons avec le film précédent. On se détache de l’hommage du némésis principal des Gamera des années 60 pour une créature inédite qui convoque les Anges d’Evangelion.

Gamera 2 ouvre une nouvelle voie au Kaiju Eiga en confiant ses effets spéciaux au génie Higuchi. Le ton est alors donné avec des combats de kaiju en à la dimension plus dynamique encore grâce à l’emploi de nouvelles technologies 3D (et sans le budget d’une grosse production de la Toho). Un film qui servira à la filmographie de Shinji Higuchi tant on retrouve l’aspect militaire dans son Shin Godzilla de 2016 (lire notre test technique), tout comme le combat dans un entrepôt cerné par des hélicoptères dans Shin Ultraman (2022). Une évolution somme toute assez logique. Mais quand on croit avoir atteint le sommet du genre, un autre ciel se dévoile, une strate au-dessus de tous les cieux : Gamera 3 !

Shin Ultramera.

Gamera 3, la revanche d'Iris

Sortie trois ans plus tard le 6 mars 1999, Gamera 3, La Revanche d’Iris est la suite directe du premier film. Nous suivons alors la plongée en enfer d’Ayana Hirasaka, jeune adolescente endeuillée par la mort de ses parents décédés à cause d’un dommage collatéral provoqué par Gamera lors de son affrontement contre Gyaos. Le cœur empli de haine, elle pactise avec une petite créature magique enfermée dans un temple caché au fin fond d’une forêt. De cette union naît Iris, le kaiju conçu pour affronter la tortue géante. 

La transformation finale

Le dernier film de la trilogie se présente tel l’aboutissement du genre, que ce soit en termes de maturité d’écriture comme de design. Gamera n’a cessé d’évoluer dans son apparence devenant plus préhistorique et démoniaque au fur et à mesure des longs métrages. La métamorphose est si marquée qu’on pourrait rapprocher cette courbe de changement proche de l’évolution d’un Pokémon comme : Carapuce, Carabaffe, Tortank.

Gamera et Tortank, des cousins éloignés ?

Et pour rester du côté des monstres de poche, le combat final de Pokémon, le film : Mewtwo contre-attaque, film d’animation japonais au succès international sorti l’année avant Gamera 3, propose un affrontement nocturne entre créatures volantes sur fond de pleine lune, écho visuel inconscient qu’on retrouve dans le combat Gamera vs Iris.

Pacte avec le diable

L’origine du nom du kaiju vient du défunt chat d’Ayana, baptisé Iris en sa mémoire, il demeure la menace la plus dangereuse jamais apparue dans un film Gamera. Pour autant, il semble totalement inoffensif, bien loin de l’imagerie du monstre vil et grotesque. Afin de semer le doute aux yeux du spectateur, on attire ici son attention sur l’apparition de plusieurs Gyaos avec d’intenses combats en toile de fond en attendant l’arrivée du véritable antagoniste. Iris est un être évolutif qui a tout de la mascotte mignonne, il est élevé en cachette, d’abord sous forme d’œuf, puis une fois éclot, il présente un corps de gastéropodes d’où sortent des tentacules. Son faciès de plésiosaure lui donne un côté empathique qui prête d’entrée de jeu à la confiance. Il faut veiller à nourrir la bête et c’est au moment des repas que ses appendices viennent se planter dans la nourriture pour l’aspirer comme on le ferait avec une paille. L’harmonie du design chaleureux est soudainement brisée, la méthode pour manger laissant planer une certaine inquiétude… Peut-être à cause des relents du Brainbug de Starship Troopers, toujours est-il que la kawairie est terminée…

Cette façon de s’occuper d’Iris se confond avec un phénomène de société, véritable coup de force de l’année 1996 et qui n’échapera pas à nos lecteurs trentenaires. Vous l’aurez deviné, quelques années avant la sortie de Gamera 3, c’est le Tamagotchi que s’arrachaient tous les enfants ! On ne présente plus ce curieux animal de compagnie virtuel japonais en forme d’œuf. Il fallait d’abord attendre l’éclosion, puis nourrir le rejeton et éviter à tout prix qu’il ne meure du fait de notre mégarde. Addictif et idée commerciale géniale pour garder les yeux rivés sur ce petit bout de plastique électronique. Cependant quand on connaît l’appétence du cinéma populaire pour surfer sur les peurs sociétales, est-ce qu’Iris serait au Tamagotchi ce que Sadako est à la VHS ?

La frénésie Tamagotchi !

La question reste ouverte, d’autant plus que cet œuf de poche sera un succès qui s’affranchira des frontières. Même le grand Shigeru Miyamoto (figure tutélaire de Nintendo) s’avoura vaincu face à une telle idée créatrice lors de la Game Developers Conference en 1999. Et Sega dans tous ça ?

Sega, la Daiei et Gainax

A la technique rudimentaire du Tamagotchi, le japon répondait pour la première fois avec une console de salon 128 bits, la Dreamcast de Sega. En plus de ses graphismes en avance sur son temps, la machine avait la particularité d’utiliser quelque chose d’inédit à l’époque à savoir internet. Première console familiale qui cherchait à démocratiser l’utilisation du net pour jouer en ligne et même envoyer des mails. C’est avec cette magie que les protagonistes de Gamera 3 vont pouvoir enquêter sur les différentes créatures. 

Plus besoin de passer par les éternels ordinateurs gouvernementaux inaccessibles, les recherches peuvent se faire directement dans sa chambre de gamers. Evangelion montrait la Saturn de Sega, Gamera 3 la Dreamcast ! On connaît malheureusement la suite de l’histoire et la triste chute de Sega, la Daiei et Gainax.

Rei in the Shell

L’actrice principale, Ayana Hirasaka est interprétée par Ai Maeda qu’on a pu voir dans Toire no Hanako-san (Joji Matsuoka – 1995) et Shinsei toire no Hanako-san (Yukihiko Tsutsumi – 1998) des films de fantômes (Yurei Eiga). Ayana est habitée par l’aura particulière de cette époque : son visage sans émotion laisse une empreinte étrange, peu bavarde, coupe courte, elle a tout de Rei Ayanami de la série d’animation Evangelion, personnage culte qui engendra de nombreux clones mutiques tel Lain (Serial Experiments Lain – 1998). Ayana fusionne avec la créature, appuyant toujours plus la comparaison avec les personnages cités ci-dessus, puisqu’elles finissent toutes, d’une manière ou d’une autre, par être entièrement connectées à un nuisible qui s’immisce et grandit dans leurs failles existentielles.

Ayana plonge dans les tentacules d’Iris s’abreuvant de sa rancœur, c’est la dernière étape évolutive, le duo forme un cocon pour en ressortir grandi, l’incarnation finale du kaiju prêt au combat. Lors de l’incubation de la jeune fille, celle-ci est connectée par de nombreux tentacules traversant son dos, à l’instar des câbles reliant l’homme à la machine, trope prolifique de cette époque où le cyberpunk avait le vent en poupe. C’est un sous genre de la science-fiction dont s’étaient emparé des grands de l’animation japonaise, à commencer par le film culte Ghost in the Shell de Mamoru Oshii sorti en 1995 dont l’influence sur bon nombre d’œuvres n’est plus à remettre à cause. Ici Gamera 3 épouse cette imagerie où extirper Ayana revient à libérer Néo de la Matrice.

Tout est permis

Dans le sillage de l’apocalyptique The End of Evangelion (Hideaki Anno, Kazuya Tsurumaki) sorti trois ans plus tôt, et dont S. Higuchi faisait partie de l’équipe, son goût pour le chaos se fait d’autant plus ressentir dans les scènes d’action de notre tortue d’enfer. Est-ce un dieu ou un démon ? Gamera n’a jamais autant détruit en faisant fi des dommages collatéraux. C’est par centaines que les civils meurent dans des explosions causées par les affrontements, rien n’est épargné aux spectateurs et les morts pleuvent au premier plan. Sans compter l’automutilation de Gamera pour se sortir de mauvaise situation, ne laissant derrière lui que désolation cauchemardesque et monticule d’immeubles en ruine.

Même si l’action semble ne souffrir d’aucun interdit, elle reste d’une ingéniosité sans faille. Lors du film précédant, la 3D avait trouvé sa place à quelques occasions précises, dans ce troisième volet la CGI ne sert plus d’artifice utile mais s’intègre dans un affrontement aérien de toute beauté. La modélisation des créatures qui se meuvent au clair de lune permet d’habiller l’affrontement des kaiju. Gamera est un véritable avion de chasse quand son adversaire, lui, est un ange volant aux multiples tentacules. La caméra suit l’action tout en restant visible, le combat crépusculaire atténue la modélisation 3D de 25 ans d’âge et ne subit finalement que très peu les affres du temps.

Tuer la bête ?

Dans les films de grands monstres, la question porte le plus souvent sur « comment s’en débarrasser ? » Pourtant Gamera 3 échappe à cette règle. Il n’y a rien qui puisse contraindre Iris si ce n’est Ayana. Shinji Higuchi le reconnaît lui-même, c’est un film sur la rédemption, un testament sur la peur du jugement dernier. Mais la thématique soulève d’autres questions : comment se faire pardonner du péché de la vengeance ? Comment apaiser son cœur face aux drames de nos vies ? Comment apprendre à pardonner ?

C’est toute la magie de ce dernier film, sous fond d’épouvante toute la communication de Gamera 3 adopte l’imagerie du Yurei Eiga, le long-métrage emprunte les visuels de Ring de Hideo Nakata sorti un an plus tôt pour montrer des images de pure horreur, notamment lorsque la créature maudit la jeune fille et l’enferme dans une introspection psychédélique. Les premières victimes humaines d’Iris s’apparentent également aux victimes de Sadako puisqu’il laisse leur dépouille pétrifiée par la terreur. C’est notamment le cas d’une jeune femme, interprétée par Yukie Nakama et qui jouera Sadako l’année suivante dans le préquel Ring 0: Birthday (Norio Tsuruta – 2000).

Au-delà de Ring, les enfants contrôlant à distance des titans rappellent évidemment les mangas de Mitsuteru Yokoyama qui a œuvré sur Tetsujin 28 en 1958 mais aussi Giant Robo ou des enfants sont accompagnés de colosses en métal. Et au-delà des références nipponnes, il reste une similitude hasardeuse qui assimile Gamera 3 au Loch Ness, film de John Henderson sorti en 1996. Le film raconte l’histoire d’une petite fille qui rend visite en secret à des plésiosaures. La première forme d’Iris s’en inspire peut-être inconsciemment. Quant à sa forme finale, c’est du côté d’un anime de Yoshiyuki Tomino qu’il faut se pencher. De l’aveu de Fuyuki Shinada (créateur modèle de la créature) le kaiju a cette forme qu’on retrouve dans le robot chevalier de Aura Battler Dunbine. Mahiro Maeda quant à lui parle d’un mutant, une chimère à l’A.D.N. humain.

Toutes ses inspirations se mélangent pour donner sans nul doute le plus grand film de Tokusatsu de son époque mais aussi et surtout un des plus grands films de Kaiju Eiga. Comme l’accomplissement du genre donnant la maturité nécessaire pour lui attribuer son succès critique international mérité. Les films sont sortis chez nous dans de nombreuses éditions éditées par We Prod et M6 Vidéo, avec une version originale sous-titrée en français, mais qui contient également une version française de bonne qualité, facilitant l’accessibilité, c’est celle-ci qu’on retrouvera d’ailleurs dans l’édition à venir chez Roboto. Cette trilogie de Gamera a montré que le Kaiju Eiga dans les années 90 n’était pas que le fait de Godzilla. On peut dire que Shusuke Kaneko et son équipe ont su mettre en lumière ce cinéma de genre en prouvant que ce n’était pas réservé qu’à une niche. Une trilogie aussi qualitative sert de porte d’entrée vers les films de Kaiju, et pour prolonger l’expérience de cette lecture, vous avez cet épisode spécial Gamera de l’émission Toku Scope réalisée par Jordan Guichaux et Fabien Mauro, des experts du genre qui pourront vous donner goût à la richesse inouïe de ce cinéma si singulier. 

Le documentaire interdit

Il existe un film documentaire dont S. Kaneko ne veut plus entendre parler : Gamera 1999 réalisé par Hideaki Anno. Ce film se concentre sur les coulisses du tournage de Gamera 3 : La revanche d’Iris, la VHS est sortie le 20 février 1999 chez Media Factory. Pour commémorer la sortie de Gamera 1999, H. Anno et S. Higuchi présentent un talk show en direct. L’événement a lieu le 28 février 1999, dans la salle des événements de la branche principale de Yamano Music, à Ginza. Plus de 200 fans sont présents et il ne reste même plus de place debout.

Avant le début du spectacle, la chanteuse autrichienne Juliana Schano se met en scène, l’artiste avait interprété le thème de fin de Gamera 3, écrit par S. Kaneko Mou Ichido Oshiete Hoshii (Tell Me Once Again) et livre cette chanson en live lors d’une performance pleine d’émotion.

Puis la discussion entre Anno et Higuchi débute par Gamera 1999. Au total, 300 heures de séquences ont été tournées pour réaliser le documentaire. Le film est tourné en caméra numérique, en prenant soin de faire oublier la présence du caméraman. C’est la volonté du réalisateur : se rapprocher d’une expérience réelle sur le plateau. Comme en témoigne S. Higuchi, il n’était pas dérangé par le fait d’être filmé lorsqu’il vaquait à son travail. H. Anno, lui, semble satisfait de la direction artistique de son film.

Ce dernier voulait apprécier les possibilités des effets spéciaux des films japonais de cette époque. Mais le réalisateur a aussi une autre volonté, en effet son film est expérimental et préfigure les angles de caméra inhabituels qu’on retrouve déjà dans son premier film Love & Pop (1998). Le film voulait donner envie d’aller voir Gamera 3 mais aussi faire changer d’avis ceux qui n’auraient pas saisi toutes les subtilités du film de S. Kaneko.  Ce parti pris artistique déstabilise le spectateur, mais surtout S. Kaneko lui-même qui n’était pas du tout au courant de ce montage fou. C’est de rage qu’il répond à Julien Sévéon lors d’une interview donnée pour le magazine Mad Movies d’octobre 2009. Curieusement, H. Anno et S. Higuchi n’ont plus collaboré avec le réalisateur…

« Hideaki Anno est un vrai déchet, une personne totalement inutile. Il m’a montré ce qu’il avait fait afin que je donne mon accord, puis il a fait quelque chose de complètement différent. C’est quasiment un crime. Je ne lui pardonnerais jamais. C’est une véritable sangsue qui trompe les gens. Il a peut-être du talent, mais ce n’est assurément pas un gentleman ! »

Un Gamera 4 ?

Oui, vous avez bien lu, une suite directe à Gamera 3 existe bel et bien. Nommé Gamera 4: Truth et réalisé par Shinpei Hayashiya il s’agit d’un film indépendant de 45 minutes sorti en 2003. Jamais diffusé en dehors du Japon, Gamera 4 serait disponible uniquement lors de projections gratuites même si on peut trouver sur le net des photos du film en dvd et vhs, de quoi relancer toutes les rumeurs…

Avec 2500 dollars de budget il ne faut pas s’attendre à des prouesses techniques et en effet tout est fauché, cependant une idée est a souligné : le nouvel ennemi de Gamera est un Gyaos blanc. Cette idée a alimenté bon nombre de fantasmes chez les fans occidentaux qui rêvaient de voir l’ennemi juré de Gamera dans sa version albinos. Un court extrait fut dévoilé sur la plateforme Youtube en 2020, et le moins que l’on puisse dire c’est que le manque d’argent se fait cruellement sentir…

Braveheart

En 2006 Ryuta Tasaki signe le dernier film officiel de notre tortue géante. Gamera The Brave est la dernière tentative de revenir avec un film destiné au jeune public. Gamera apparaît avec un design doux et sans une once de colère et c’est surtout l’ami des enfants. L’Apocalypse annoncée par Nostradamus n’est plus qu’un mauvais souvenir, les années 2000 sont bien entamées et Gamera est cette petite tortue élevée en cachette par Toru Aizawa, enfant qui a perdu sa mère. Un jour, un kaiju qui a tout du tyrannosaure attaque Tokyo et notre jeune héros est en danger.

Ce monstre se nomme Zedus et veut tout détruire sur son passage, malheureusement pour lui Gamera a bien grandi et compte bien protéger son ami. Malgré sa belle réalisation et son scénario familial bien ficelé, le changement de ton ne prend pas et les chiffres au box-office auront raison de la disparition de Gamera dans les salles obscures.

La fin du monde selon Katsuhito Ishii

Gamera 4 était un film de fan, mais la rumeur d’une suite n’avait pas fini de faire parler d’elle. En 2015 un court métrage est diffusé au New York Comic-Con. On fête alors les 50 ans de Gamera et le réalisateur Katsuhito Ishii (The Taste of Tea – 2004) donne forme à ce qui semble être un trailer d’un nouveau projet autour de la tortue géante. De l’aveu de S. Higuchi, Gamera 3 était réalisé avec cette idée que la fin du monde allait réellement arriver. Une pré-apocalypse que K. Ishii saisit à bras le corps en poussant le curseur jusqu’à montrer le basculement de la fin du monde. Son court métrage intitulé sobrement Gamera, plonge alors Tokyo dans la terreur.

Morts et destruction… Gamera apparaît comme la créature guerrière acculée par une armée de Gyaos assoiffée de sang. Le film ne s’arrête pas là puisqu’une ellipse de dix ans dévoile un autre contexte : un kaiju inédit aux pouvoirs dévastateur se dresse face à Gamera qui part de nouveau à l’attaque. Enfin, nous l’avons, la promesse d’un film Gamera mature, bénéficiant des meilleures technologies 3D qui n’ont pas à rougir des effets spéciaux des blockbusters occidentaux.

Tout est là et pourtant rien. Silence radio sur cette affaire jusqu’à l’arrivée de K. Ishii au festival du NIFFF en Suisse pour l’édition 2023. Il confie alors à Fabien Mauro lors d’une interview pour le magazine Otomo de septembre 2023 qu’une mésentente artistique a conduit le projet à l’annulation. Les comités de production n’ont pas cru à ce revival allouant un budget pas à la hauteur des ambitions du réalisateur.

On imagine la surprise et déception des producteurs de voir arriver sur les écrans Shin Godzilla (S. Higuchi – H. Anno – 2016) soit le retour d’un Godzilla effrayant entièrement en CGI avec un propos à destination des adultes. Avec ce nouveau film Godzilla au succès critique et commercial, Toho ressuscite le roi des monstres et le fait entrer par la grande porte de l’ère Reiwa. Pour le coup Kadokawa Pictures (anciennement Daiei) n’a pas été visionnaire et ne peut s’en prendre qu’à lui-même. Encore une défaite de la tortue géante privée de cette nouvelle ère.

L’ère Reiwa sans Gamera ? Pas tout à fait…

Entre 2017 et 2018, Polygon Pictures produit trois films d’animation 3D de Godzilla réalisés par Hiroyuki Seshita et tous disponibles sur Netflix. Le succès critique en demi-teinte n’empêche pas la plateforme de tenter l’expérience avec le même réalisateur pour produire Gamera, mais cette fois-ci c’est le studio ENGI qui se colle à la production de cette série d’animation 3D. Sortie en 2023, Gamera Rebirth se présente en six épisodes.

Des attaques de kaiju apparaissent du jour au lendemain sur le sol nippon, un seul être pour les arrêter : Gamera. Tout comme dans Gamera The Brave nous suivons un groupe d’enfants spectateurs de ces affrontements. Gamera revient dans une forme plus musclée que jamais, la tortue géante est passée à la salle de muscu depuis sa dernière apparition. Imposante et ultra violente, elle frappe là où ça fait mal avec son attirail de coups spéciaux encore plus spectaculaires qu’à l’accoutumée.

CG… Aïe !

La réalisation pêche par sa 3D d’une autre époque, les personnages humains ont ce côté rigide qui pique les yeux et difficile de passer outre l’effet marionnette. Cependant, les créatures ont bénéficié d’un traitement de faveur, les combats de kaiju sont impressionnants et relèvent le niveau. C’est intense et les designs des monstres sont de toute beauté. Même s’il n’y a que très peu de kaiju inédits, il faut noter un effort pour redesigner le bestiaire de l’univers Gamera. Les premiers épisodes ont des structures similaires, et très vite la série s’enfonce dans la redondance. Quand elle s’émancipe de ses carcans, les différents protagonistes se développent et les enjeux se dessinent. La série prend alors une ampleur insoupçonnée et on retrouve ainsi le triptyque morts, sacrifices, complots et voyages dans l’espace

Not my Gamera ?

Faire renaître une licence culte est assez commun, mais redonner une seconde vie à une franchise de niche dont le dernier film était sorti il y a 17 ans est un sacré pari. Passer par une série animée japonaise pour conquérir un nouveau public n’est pas toujours une bonne idée. Pour généraliser, les amoureux d’anime n’ont pas d’appétence envers le Kaiju Eiga, et les vieux fans de films de monstres en caoutchouc réclament de véritables acteurs. Si la 3D n’attire aucune des deux écoles, il semble difficile de ressusciter la tortue. Et pourtant il serait dommage de manquer cette série, parce qu’elle révèle tout son potentiel au milieu de celle-ci avec des intrigues intéressantes. En dépit de sa technique vieillotte, l’action reste grisante.

Vers un nouvel espoir ?

Un festival de film de kaiju est prévu à la Maison de la culture du Japon à Paris, étendu du vendredi 4 octobre au samedi 9 novembre 2024. Cette rétrospective porte le nom de Kaijû 怪獣映画特集 Une histoire monstrueuse du cinéma japonais 1954 – 2024. Parmi la longue liste de films on retrouve la trilogie Gamera de S. Kaneko, les trois longs-métrages seront projetés le samedi 12 octobre à 14h30. L’occasion de venir découvrir ou redécouvrir ces films légendaires. Pour plus de détails le programme est en ligne ici. Fans de tokusatsu, n’hésitez pas à nous contacter pour échanger avec nous sur cette tortue pas comme les autres ! 

Créateur de la chaîne YouTube Hokuto No Run, spécialisée dans l’analyse de la série d’animation Hokuto no Ken. Membre de l’association Ani-Grenoble, il est l’un des organisateurs du Japan Alpes Festival, événement dédié à la pop culture japonaise. Aime par dessus tout partager sa passion, il a collaboré avec des magazines (Animascope, Animeland) et des émissions (Retrokaz, Clique - Dans la légende…), il intervient, présente et anime aussi des séances spéciales dans de nombreux cinémas.

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