La tendance est indéniablement à l’élaboration d’un tokusatsu (film à effets spéciaux japonais) mature et exigeant, tant dans son écriture que dans son traitement visuel. Depuis le début des années 2000 avec l’apparition de la franchise Garo (Keita Amemiya, 2005), le désir de voir nos metal heroes (X-Or, Sharivan…) et autres kyodan (Spectreman, Ultraman…) investis et employés  au sein de dramaturgies et d’univers plus sombres, violents et moins manichéens se fait sentir. Les choses s’accélèrent d’ailleurs depuis quelques années, notamment avec les séries Kamen Rider Amazons (2016) et les sublimes Shin Godzilla (2016) et Shin Ultraman (2022), suivis sous peu par un très attendu Shin Kamen Rider, prévu pour 2023.

Un tokusatsu résolument plus mature

Kamen Rider Black Sun s’inscrit définitivement dans cette recherche de renouvellement, voire de refonte du genre, ainsi que dans le désir de proposer à un public adulte des productions tokusatsu davantage en phase avec ses aspirations, autant esthétiques et formelles que conceptuelles. Comme on le voit avec les sorties de Kamen Rider Amazons et Shin Kamen Rider, c’est le fameux henshin hero (héros nippon transformable) créé par Shotaro Ishinomori en 1971 qui semble être considéré comme le personnage le plus adapté à ce type de projets, se démarquant en cela des errances, bien souvent trop puériles et mercantiles, que la franchise a connu ces dernières années.

Les réalisations et adaptations de Keita Amemiya dans les années 90, augurant déjà un traitement moins enfantin du héros, jouèrent aussi indéniablement leur rôle (Kamen Rider ZO, Kamen Rider J). Né du désir de Ishinomori Production et de la Toei de poursuivre dans cette voie, dans le contexte de l’anniversaire des cinquante ans de la saga, Kamen Rider Black Sun est dès le départ un projet ambitieux, dont le traitement novateur se doit nécessairement d’être accompagné par des choix de personnels et de techniques l’étant tout autant. L’idée avancée alors est de produire un reboot de Kamen Rider Black (1987-1988), sûrement l’une des toutes meilleures séries de la saga, mais aussi la plus sombre et la plus mélancolique.

Un pari audacieux

Ce n’est donc pas chose anodine si la réalisation de cette série est proposée à Kazuya Shiraishi, cinéaste émérite mais totalement étranger au genre si codifié du tokusatsu, s’étant illustré au sein de la Toei avec des films tels que The Blood of Wolves (2018) ou The Devil’s Path (2013). Le pari est audacieux mais mûrement réfléchi : après une première entrevue avec Taisuke Furuya, producteur à la Toei, les choses se concrétisent quelques mois après avec ce dernier et Shinichiro Shirakura, autre pilier de l’illustre maison. S’offrir les services d’un réalisateur confirmé mais à l’univers totalement diffèrent du genre concerné est chose risquée mais aussi la garantie de produire une série au ton et au traitement inédits. 

L’objectif et l’intention sont encore renforcés par la présence de Tsutomu Imamura à la production design, collaborateur régulier de Shiraishi mais également novice en matière de tokusatsu. Conscient de son déficit d’expertise, Shiraishi demande très vite à pouvoir s’adjoindre les services de deux piliers du genre : Shinji Higuchi et Kiyotaka Taguchi.

Se chargeant de la conception des designs initiaux, Shinji Higuchi est un maître en la matière. Lui même est un des principaux artisans de l’actuelle refonte mature et réaliste des grandes œuvres du tokusatsu, notamment avec les Shin Godzilla (2016) et Shin Ultraman (2022), élaborés magistralement avec son complice Hideaki Anno. 

En revanche, plébiscité pour sa participation à de nombreuses franchises (Evangelion, Godzilla, Gamera, L’Attaque des Titans…), celui-ci s’est toujours montré réticent à travailler sur la saga Kamen Rider, raison pour laquelle il ne s’associera pas cette fois à Anno pour son Shin Kamen Rider. C’est le fort désir de Shiraishi (dont il fait la rencontre à Paris, pour l’anecdote) de le voir participer au projet qui finit de convaincre notre homme, conscient de l’apport original que le cinéaste pourrait insuffler à la série.

Quant à Kyotaka Taguchi, à la direction des effets spéciaux, il est aussi un artiste ayant réalisé, ou supervisé, des productions tokusatsu de haute volée, à l’instar de la série Ultraman X (ainsi que de nombreux autres titres issus de la franchise), qu’il réalise en 2015 et du sublime Godzilla, Mothra and  King Ghidorah : Giant Monsters All-Out Attack (Shusuke Kaneko, 2001), sur lequel il collabore déjà avec Shinji Higuchi.

Du kaijin au gaijin

De nombreux éléments sont donc mis en place afin de faire de Kamen Rider Black Sun une réalisation appliquée et de très bonne facture. Et l’on peut dire sans ambages que, malgré quelques limites, c’est le cas. Le scénario, conçu par Izumi Takahashi ( Tokyo Revengers, Kyôaku, Aru Asa Soup Wa), utilisant les mêmes protagonistes et les mêmes postulats de départ que ceux de Kamen Rider Black, dévoile une histoire totalement différente. Nous y retrouvons Kotaro et Nobuhiko, soit Black Sun et Shadow Moon, qui ne sont pas des frères adoptifs transformés en riders par la secte Gorgom mais des enfants à la génétique modifiée par leurs propres pères.

Gorgom est ici un parti politique luttant initialement contre les discriminations faites aux siens, dont Kotaro et Nobuhiko comptent parmi les fondateurs. En effet, dans le Japon de 2022, la présence de kaijin (à noter la similitude phonétique avec gaijin, « étranger » en japonais), créatures à l’apparence humaine capables de se transformer en hybrides monstrueux aux traits souvent animaliers, est tolérée et réglementée depuis cinquante ans (soit l’année, à peu de choses près, de la création de la série initiale Kamen Rider). 

Malgré les protestations de groupes et milices xénophobes ne supportant pas la cohabitation de ces derniers avec les humains, les kaijin sont parvenus à s’organiser un tant soit peu, toujours dans la soumission aux ordres gouvernementaux.

Kaijin lives matters

Aoi Izumi, jeune militante en faveurs des droits des kaijins, se retrouve mêlée à une sombre affaire de pouvoir, de domination et corruption entre le gouvernement et le parti Gorgom, veillant religieusement sur le Creation King, créature capable de reproduire et créer de nouveaux kaijin, vendus comme des armes de guerre par le premier ministre nippon. Ces mésaventures amèneront Aoi a rencontré Kotaro Minami, alias Black Sun, kaijin puissant mais désabusé qui, après quelques réticences, se décidera à la protéger des manœuvres malfaisantes de Gorgom, mais aussi des velléités de domination et de vengeance de son alter-ego, Nobuhiko Akizuki, alias Shadow Moon.

Le scénario s’emploie donc, comme il était prévu, à marcher dans les pas de Anno et Higuchi qui, avec Shin Godzilla et Shin Ultraman, avaient déjà contribué à forger ce subtil mélange entre tokusatsu et script à sous texte politique. Shiraishi s’en donne à cœur joie. Lorgnant vers ce qui se fit de mieux dans l’univers super-héroïque hollywoodien, ce sont les premiers opus de la saga Marvel X-Men, dans lesquels la société est bouleversée par les rapports on ne peut plus tendus entre les humains et les mutants, qui inspirent Shiraishi et Takahashi, Shadow Moon faisant ici office d’efficace Magneto « kamenriderisé ».

Les relations compliquées et la coexistence ardue des humains et des kaijin est l’occasion pour le réalisateur d’aborder toute une série de questionnements d’ordre sociaux, mais aussi historiques, qui ne sont d’habitude jamais abordés dans ce genre de productions. Se reposant sur un découpage scénaristique composé de flashback vers les jeunes années de militantisme des principaux protagonistes, Shiraishi aborde le problème de la discrimination et de la xénophobie, rappelant au passage les zenkyoto, ces comités étudiants de gauche qui, au cours des années 1960, étaient les moteurs de la révolte et de la protestation sociale. La référence aux tensions xénophobes ayant traversé la société nippone avec l’arrivée des zainichi, coréens ayant migré vers le Japon durant l’occupation, est aussi on ne peut plus affirmée.

Cet aspect de la série renvoie aussi fortement au contexte américain des années 60 et 70, durant lesquelles la lutte pour la défense des droits des noirs et des minorités était assurée par des groupes tels que les Black Panthers ou autres organisations d’extrême gauche. La référence aux Etats-Unis ne s’arrête d’ailleurs pas là puisque le dernier épisode nous offre une séquence s’inspirant directement du meurtre de George Floyd, homme noir victime d’une bavure policière ayant provoqué un scandale d’ordre international.

Un retour amer sur l'histoire nippone

Avec les expérimentations gouvernementales visant à produire des kajjin à partir d’êtres humains, Shiraishi ravive le douloureux et honteux souvenir de l’Unité 731 qui, dans les années 30, sous mandat impérial, avaient procédé à toutes sortes d’horribles expériences sur des cobayes humains (et souvent vivants) en vue de créer des armes bactériologiques. Shiraishi interroge donc l’histoire de son pays, de ses crimes de guerres (sujet encore tabou) avant et pendant la seconde guerre mondiale, mais aussi les grandes questions agitant bon nombre de sociétés du XXIe siècle (le racisme, la montée des extrêmes de toutes sortes, la « repentance » historique, la démocratie en trompe-l’œil…). Tout ceci est fait avec un certain brio, assez fin pour ne pas être outrancier ou simpliste, tout en veillant à ne pas faire d’une série tokusatsu un brulot politique.

C’est en tout cas un sacré vent de fraicheur et une note d’intention audacieuse -mais bienvenue- au sein d’un genre cinématographique né comme un cinéma de divertissement, mais au sous-texte subversif, avec le Godzilla de 1954, avant de devenir complètement apolitique jusqu’aux dernières productions citées plus haut. Ces considérations amènent Shiraishi à poser un certain nombre de questionnements on ne peut plus actuels tels que l’usage de la violence en politique mais aussi le degré d’acceptation des peuples concernant la confiscation de la parole et de l’action par des élites déconnectées et parfois corrompues.

Pour quelques yens de plus...

Coté mise en scène, malgré une alternance entre les différentes timeline du scénario quelque peu confuse, nous sommes face à une série au propos clair et au rythme sans temp mort,  portée par une photographie davantage inspirée par celle des drames sociaux nippons que par le coté très numérique des productions tokusatu.

Ceci renforce l’aspect réaliste et dramatique que Shiraishi entend donner à son travail, et on peut dire que cela fonctionne. Certains mouvements de caméra ou certaines techniques de mise en scène, inédites dans le genre sont aussi à remarquer. L’équilibre entre renouveau et respect du matériel de base est aussi subtilement tenu (mention spéciale à l’introduction du dixième épisode, qui ravira tous les nostalgiques). Petit bémol toutefois, la direction de l’action est peu inspirée et les scènes de combats, péchant par un découpage approximatif et une chorégraphie quasi inexistante, n’ont pas l’impact qu’elles auraient dû avoir et nuisent parfois à la mise en valeur des chara-design assez fous des différents combattants.

Si les oppositions sont très gore, le sang coulant à flot ne suffit pas à faire de ces séquences des passages mémorables de la série. Le combat ultime entre Black Sun et Shadow Moon, et sa flopée de plans iconiques, suffit toutefois à effacer les quelques bévues des épisodes précédents.

Techniquement, l’intention est claire. La série se veut réaliste, mais aussi traditionnelle dans sa conception. La primauté est donc donnée au suit-acting (acteurs en costumes) et l’utilisation de CGI, très envahissante dans le tokusatsu de nos jours – parfois pour le meilleur mais souvent pour le pire – est drastiquement restreinte. Ceci permet de mettre en valeur l’excellent travail de Higuchi, notamment sur les chara-design de Black Sun et Shadow Moon, très réussis, mais aussi celui du Creation King, sauterelle géante et monstrueuse qui, installée sur son « trône-prison », n’est pas sans rappeler le space jockey de Ridley Scott dans Alien (1979) et Prometheus (2012)

En revanche, le peu de soin apporté à l’exposition des différents kaijin secondaires, n’étant logiquement que des acteurs avec des costumes d’animaux assez sommaires, donne souvent un aspect assez grotesque et ridicule à des séquences qui n’ont visiblement pas l’intention de l’être. Ce qui aurait pu être acceptable dans une série tokusatsu plus légère, moins réaliste et ambitieuse, ne passe définitivement pas ici (mention spéciale au « vieillissement » grossier du personnage de Oliver Johnson qui est tout bonnement abominable). Peu aguerri aux diverses techniques des réalisations tokusatsu cachant efficacement la misère d’un budget restreint grâce à un montage, des plans ou un jeu de lumière spécifique, Shiraishi,  peu aidé pour cela par Imamura, ne parvient pas toujours à filmer de façon convaincante les séquences reposant sur le suit-acting. La série, orchestrée avec sérieux, aurait clairement gagné à voir son budget rallongé de quelques yens de plus.

Néanmoins, Kamen Rider Black Sun, malgré ces quelques défauts, est une série hautement recommandable, entreprise intelligente, de très bonne facture et définitivement à soutenir. C’est avec ce genre de productions que le genre si méprisé du tokusatsu, sans perdre pour autant de vue son aspect léger et fantaisiste, pourra peu à peu s’imposer comme un cinéma d’exploitation noble et innovant. Vivement Shin Kamen Rider….

En grand écart comme Jean-Claude entre l'Asie et l'Amérique, j'aime autant me balader sur les hauteurs du Mont Wu-Tang que dans un saloon du Nevada, en faisant la plupart du temps un détour dans les ruelles sombres d'un Tokyo futuriste.

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