Dernier long métrage de Rodrigo Sorogoyen, As Bestas est sorti en salle le 20 juillet et compte déjà plus de 100 000 spectateurs. Présenté au festival de Cannes où il avait été sélectionné, As Bestas retrace l’histoire d’Antoine (Denis Ménochet) et Olga (Marina Foïs), un couple de français qui emménage en Galice au cœur d’un hameau montagnard. Objectif : démarrer une seconde vie d’agriculteur. Le rêve champêtre est vite contrarié par la rudesse des autochtones qui ne leur donnent aucun gage d’hospitalité et c’est peu dire… Décryptage de ce thriller franco-espagnol acéré malgré une seconde partie en demi-teinte.

Indomptable

Conçu comme une forme de huit-clos rural, As Bestas sait immédiatement poser son ambiance étouffante. La séquence d’ouverture fait office d’avertissement ou de sombre présage. Des aloitadores, des dresseurs locaux, se ruent sur un troupeau de chevaux sauvages. Exit le lasso cher au cowboy, la tradition exige ici que la capture soit réalisée au corps à corps. S’engage alors un combat sans répit pour dominer l’animal en furie. L’un des lutteurs saisit à bras le corps le cou de l’équidé tandis que les autres cherchent à le ceinturer. Déjà des premiers signes montrent que l’étalon fatigue dans la mêlée, alors que son endurance décline sous le poids des trois hommes. La bête met un genou à terre, les narines se gonflent, le pouls cesse de s’emballer et enfin la paix semble retrouvée. Cette scène tournée au ralenti va rester ancrée dans notre inconscient comme une alerte. En Galice, on ne rigole pas avec les traditions.

As Bestas

Les deux personnages principaux, Antoine et Olga, pratiquent une agriculture biologique. Ils ont quitté leur ancienne vie d’enseignant pour aller vivre leur rêve. Quand ils ne travaillent pas la terre, ils restaurent des maisons abandonnées pour favoriser le repeuplement de ces campagnes meurtries par la désertion. Dans ce paysage où les mains sont caleuses et les visages tannés par le soleil, Antoine et Olga incarnent l’altérité. Est-ce l’image du bourgeois en quête de sens ou, qui pour conjurer l’ennui, a quitté la métropole pour rejoindre la campagne ? A moins qu’il ne s’agisse d’autre chose.

As Bestas

Bien loin des stéréotypes des Parisiens qui depuis le covid rêvent de transhumance et reviennent fissa à la capitale, après avoir goûté le sacerdoce que requière la vocation paysanne, Antoine et Olga savent, eux, dans quoi ils s’engagent. C’est un souhait qui leur est cher depuis longtemps. « Tu crois que cet endroit est un caprice pour moi ? » ose Antoine face à Xan, le leader du village campé par l’excellent Luis Zahera. « Non, Xan. Cet endroit est tout pour moi. C’est mon projet de vie et celui de ma femme » poursuit-il. Silence. « T’aurais mieux fait de te réveiller ailleurs » répond Xan, impassible. Un échange impossible, alors que chacun campe ses positions.

De l’aveu de son propre réalisateur, As Bestas s’inspire des Chiens de Paille (1971) de Daniel Melnick où Dustin Hoffman cherchait la quiétude avec sa femme dans la campagne anglaise avant de voir son foyer pris en grippe par des ouvriers ivrognés. Mais cette fois-ci, le réalisateur espagnol renverse la grammaire du personnage de David Summer. Antoine est son doppelgänger inversé. Il est autant un personnage aux airs taiseux qu’un mari doux et sympathique, hermétique par nature à la violence physique qu’il abhorre. 

Les chiens de paille
Straw Dogs ou les chiens de paille, source d'inspiration de Sorogoyen

Demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne

En réalité, « c’est autant un thriller qu’une histoire d’amour » concède Denis Ménochet. Celle d’un couple qui aspire à vivre simplement, sans artifice ni prétention. Ils ne se sont aucunement réfugiés dans une utopie citadine où l’exode urbain serait fantasmé et ils ne sont pas pour autant naïfs, quant au fait de s’intégrer parmi des natifs dont des générations entières les précèdent. Ce sont des gens tout ce qu’il y a de plus ordinaires et qui veulent simplement réaliser leur rêve.

As Bestas
Les deux frères forment un duo remarquable

Et pourtant, deux mondes s’affrontent. Les locaux qui sabotent leur quotidien n’ont pas eu la chance de choisir. Ils sont nés ici ; ils mourront ici. Ils sont pauvres et leur seul espoir de gagner un peu d’argent, c’est l’installation de ces éoliennes auquel s’oppose farouchement Antoine. Plutôt que de brosser un portrait binaire d’une lutte des classes entre le bon et le mauvais, le pouilleux et le cultivé, Sorogoyen préfère procéder par nuances. C’est d’ailleurs ce qui frappe le spectateur quand on découvre qu’Antoine est hostile aux éoliennes qui s’implantent selon lui contre des indemnités dérisoires concédées aux locaux, loin des clichés urbains éco-bobos.

Quand au bistrot, Xan, le mâle alpha du village, fait pression sur Antoine pour savoir pourquoi il s’est opposé aux éoliennes, il ne manque pas de préciser qu’il accepte que d’autres dans cette pièce n’y aient pas été favorables. Parce qu’ils sont d’ici précisément. C’est cette ségrégation entre le natif et le parvenu, qui va faire monter la tension crescendo et qui rappelle qu’As Bestas est avant tout une tragédie sociale. Ce conflit est insoluble quand le dialogue ne suffit plus, que le choix est en réalité exclusivement conditionné par l’appartenance à une classe sociale.

« C’est une histoire d’amour dans un thriller écolo »

Il y a un côté naturaliste dans la démarche de Sorogoyen. Au départ Denis Ménochet ne parlait pas un mot d’espagnol. C’est sur le tournage qu’il a appris les bases de la langue, ce qui colle parfaitement à l’histoire d’un émigré en Galice. Pour gagner en authenticité, les deux français ont baigné lors du tournage au milieu des acteurs espagnols qui dialoguaient entre eux en catalan ou galicien. « Le réalisateur laissait manger les acteurs ou fumer un pétard pour mieux révéler des scènes de vie » raconte en outre Denis Ménochet.

Pointilleux, Sorogoyen avait pour objectif de montrer le quotidien d’un couple, par brèves de vie éclatées ici et là. C’est sans doute ce qui fait que son cinéma est si incarné. Après la séquence d’ouverture, le réalisateur a choisi de serrer le nœud coulant d’un cran avec un plan séquence au rade du coin, où la caméra pivote lentement autour de la table, pendant que Xan déblatère tel un parrain qu’on n’oserait contredire. Un interminable monologue – à une ou deux répliques près – où tout le monde se tait devant le charisme et l’éloquence. Il n’y aura aucune discussion nous souffle Sorogoyen à demi-mot. A l’image du saloon des westerns, cet environnement est exclusivement masculin et on entendrait presque les mouches voler.

As bestas

« Un soir, j’étais tellement bourré que j’ai dû m’arrêter. Je me suis allongé et j’ai vu le ciel étoilé. Quand je me suis réveillé, j’étais ici dans cette vallée. Après ça m’obsédait et je me disais : quand je serais vieux, je m’y installerai. Et je serai libre »

As Bestas est un film sensible mais qui pêche cependant sur son dernier tiers où certains personnages font irruption sans crier gare. Le rythme semble alors plus décousu et la tension laisse place à quelque chose d’inattendu. On sent que Sorogoyen avait envie d’aborder d’autres thèmes, dont la relation entre Olga et sa fille (Marie Colomb). Là où le début du film s’affranchissait des conventions, on semble rattrapé par des luttes intestines familiales inutiles à ce stade du récit, d’autant plus quand les ficelles étaient particulièrement moins fines cette fois-ci.

Nettement moins subtile, l’altercation mère fille agace et sonne comme un aveu d’échec d’avoir peut-être laisser Marina Foïs trop en retrait au début du film. Le personnage d’Olga renverse alors complètement la vapeur, alors qu’il était bien plus effacé au départ. Il aurait sans doute fallu dessiner les choses différemment pour éviter le côté trop artificiel généré par cet épilogue parfois maladroit. Surpris par ce virage narratif soudain, on respire enfin dans ce dernier tiers alors qu’on s’attendait à suffoquer. Sans doute qu’As Bestas se perd en cours de route à partir de ce point de rupture et c’est dommage.

As Bestas
Le personnage de la fille d'Antoine et Olga vient casser la dynamique de départ

Malgré cet écueil, As Bestas reste un thriller remarquablement réalisé. Le jeu d’acteurs fait mouche autant du côté espagnol que du côté français. Mention spéciale à la prestation glaçante de Luis Zahera qui campe le rôle de Xan. Toujours sur la ligne de crête entre domination et soumission, Denis Ménochet impose également sa carrure et son style singulier. Jamais vraiment gagné par la peur, Antoine est toujours à la frontière de l’irréparable. Alors qu’il pourrait choisir de s’effacer, il se rend au bistrot du village, argumente tant bien qu’il peut et essaye quoiqu’il arrive d’échanger, lorsqu’il ne prend pas ses propres garanties pour défendre ses intérêts. Quoi de plus juste finalement que le cadre pyrénéen pour symboliser la frontière qui sépare ces deux mondes inconciliables. Un film à voir malgré ces quelques défauts. 

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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