Un documentaire, encore. Un film hors-norme, encore. Présenté à Visions du Réel, le long-métrage de Alberto Martín Menacho s’apprête tout bientôt à débouler en salle. Préparez-vous à une plongée dans l’Espagne profonde, larguée entre raves électro et chasse millénaire, bourdonnements de drones et traditions d’élevage séculaires. Qu’est-ce que la jeunesse d’un pays sans futur, déchirée entre deux polarités antinomiques ? Voilà la question que ce film grand-écart tente de sonder, en nouant un pont entre jadis et demain…
Incompatibles envies
Nuit d’avant-hier, « Antier Noche », une expression qui tombe en désuétude pourtant portée en frontispice d’un film qui tente de joindre les deux bouts : la vie d’avant – sur le point de disparaître, vacillante, menacée ? – et celle d’après – toujours plus présente, écrasante, envahissante tout en offrant pas la moindre perspective de futur. Et pour représenter cette « Nuit d’un monde » qui approche, le réalisateur fait le pari de filer une poignée de jeunes et leur entourage. Leur coller aux basques, au boulot, à la maison, entre amis ou entre amours, du plus compliqué réveil à la noce qui déchire une nuit qu’on espère perpétuelle… Un portrait choral brossant les contours d’un territoire sans cartes, avec comme seuls repères les pulsions d’une jeunesse qu’on comprend complètement paumée.
Le réalisateur Alberto Martín Menacho choisit pour cadre un village ibérique jamais nommé, à peine décrit, dans lequel As bestas aurait pu être tourné. Confetti d’une ruralité en crise, perdu en Estrémadure, l’une des régions les plus pauvres d’Espagne, où les jeunes ne trouvent d’avenir que dans l’ailleurs. Mais si le film de Sorogoyen aurait pu être une référence évidente, le vrai pendant fictionnel du documentaire qui nous intéresse aujourd’hui serait plutôt à chercher du côté du magnifique El Agua sorti l’année dernière. Mêmes thématiques, même territoire, même jeunesse inguérissable, les œuvres dialoguent et se complètent pour créer ensemble les contours d’une esquisse sociologique d’une contrée en crise.
Docu-menteur ?
Dans Antier noche, le processus surprend. On nous vend un documentaire, pourtant le premier plan (le seul face caméra de tout le long-métrage) nous dévoile les coulisses du casting pour le film que nous nous apprêtons à découvrir. Plutôt étrange pour un long-métrage qui s’enorgueillit du tampon documentaire ? Pas si sûr ! Ce qui est certain, c’est que d’emblée le réalisateur donne le ton : Antier noche tricotera habilement son discours en mêlant dans la trame documentaire des fils de pure fiction.
Côté filmage, Alberto Martín Menacho s’attarde sur les paysages de cette région reculée avec une large majorité de caméras fixes, offrant tantôt de longs panoramiques circulaires embrassant l’horizon, tantôt des gros plans sur les gestes qui semblent passionner le réalisateur autant qu’ils savent captiver le spectateur. Et ces focus permettent de détailler les connaissances manuelles ancestrales (la hache extrayant le liège, le couteau tranchant la viande, l’adolescent gardant ses bêtes, etc.), tout en les faisant communiquer dans le plan avec des éléments d’extrême modernité… Le smartphone éclairant un visage, la sonnerie de téléphone secouant la quiétude d’une campagne immobile, le bourdonnement d’un drone troublant la quiétude d’un sous-bois.
Ces trouées de modernité s’incarnent à l’écran comme autant de menaces d’un monde pourtant d’ores et déjà perdu. Si une grand-mère s’échine à expliquer à sa petite-fille combien la ville peut être dangereuse ou synonyme de déception, on comprend bien dans les acquiescements timides de la jeune femme qu’il n’y a ici plus grand chose pour la retenir de partir.
Bouchons en liège et lutte des classes
L’une des scènes les plus percutantes d’Antier noche se déroule dans une plantation de chêne-liège, durant la récolte. Longtemps la caméra s’attarde à détailler les gestes pressés de ces récolteurs dégoulinants de sueur, maniant avec dextérité leur hache pour entamer l’écorce. La lame tranche, s’engouffre, décolle le liège du bois, jusqu’à ce qu’une main experte parvienne à en détacher un rouleau qui viendra bientôt appesantir le dos de la mule qui attend sa cargaison.
Puis le soleil se calme, les troncs exposent impudiquement leurs courbes dévêtues de leurs dentelles de liège, et deux récolteurs discutent à l’ombre de la suberaie de leur avenir. La conversation glisse : combien ça vaut, ce qu’ils viennent de sortir à la sueur de leurs fronts ? Et comment se fait-il que ce soit eux qui se cassent le dos pour un salaire de misère, tandis que le liège finira par être vendu à prix d’or ? Et finalement, que se passerait-il si eux, les récolteurs, refuseraient de continuer à se faire esclavager ?
Un discours qui surnage à plusieurs reprises dans le long-métrage, notamment lorsqu’une employée se fait virer de son emploi saisonnier avec les remerciements du patron qui se réjouit de pouvoir à nouveau collaborer avec elle l’année prochaine (comprenez, dès qu’elle sera à nouveau utile). Bref, la campagne semble être devenue le lieu de truanderie idéale où les sales pattes du capitalisme viennent se servir en main-d’œuvre soi-disant non qualifiée, les rejetant, exsangues et sous-payés lorsque le rendement vient à se tarir.
Si comme pour le discours des récolteurs de liège l’évidence du propos ne parviendra pas à ébranler le système, la caméra d’Alberto Martín Menacho s’attache à retransmettre ces gestes, ces pratiques, ces traditions. L’occasion de montrer – outre leur cinégénie – que la notion de « métier non qualifié » n’a de sens que dans la bouche de pianoteurs de bureau, manipulant leur employés-bétail par l’interface d’un tableur anonymisé. Les gens deviennent des chiffres, la matrice devient imperméable, les traditions se meurent, la jeunesse s’étouffe. Au moins subsiste-t-il sous la caméra du réalisateur madrilène une trace d’espoir, une lueur d’optimisme…
Rave, mule et botanique
En évitant assez brillamment tout passéisme, tout autant qu’une vénération de principe – béate et réac’ – des traditions, le documentariste parvient à créer une œuvre particulièrement dense, surprenante par les multiples couches de lecture qui s’en dégagent. Mieux, s’il expose sans sourciller les nombreuses menaces entourant ces territoires reculés et ruraux, il ne fait pas d’Antier noche un pamphlet misérabiliste mais insuffle dans son dernier segment un message d’espoir passant – évidemment – par la jeunesse, l’amour, la fête et une nuit estivale entêtante qui nous berce d’illusions et de beats électroniques…
Long-métrage assez impressionnant, d’autant plus qu’il s’agit du premier de son réalisateur, Antier noche sort le 21 mars en salles !
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Décidemment c’est le printemps des documentaires. Ca a l’air très chouette encore une fois. Il me faudrait des journées de 48 h. J’adore l’intégration de la litho dans l’article.