Présenté en compétition à Cannes, The Old Oak a fait dégainer les mouchoirs en salle par sa justesse et sa hauteur de ton. Ken Loach signe à 86 ans une nouvelle odyssée sociale à hauteur d’Hommes : l’histoire avec un petit h comme la revendique l’historien Gérard Noiriel. Tandis que des réfugiés syriens sont accueillis dans un ancien village minier du nord-est de l’Angleterre, bourgade balafrée par la désindustrialisation, le sentiment de déclassement gagne une partie de la population. TJ Ballantyne, propriétaire du bar le Old Oak, doit concilier l’inconciliable dans ce village désolé, victime d’une mondialisation aveugle au malheur des Hommes.

Cannes signature 2

Et le rouge, c’est la couleur de quoi ? Le rouge, c’est la couleur du sang !

Artiste engagé, Ken Loach n’en finit pas de revisiter les mutations sociales et craintes révélatrices des menaces fantômes de notre époque. Le bar de TJ est autant un vestige d’une ère révolue, avec ses photos du monde ouvrier affichées au mur en guise de testament, que le dernier lieu de vie d’un village meurtri par des décennies de désindustrialisation. A l’image des villes exclusivement tournées vers l’industrie, la brique rouge est déclinée à chaque pâté de maisons. Reproduite à l’identique, elle est le symbole d’une même classe sociale; le prolétariat, sinistrement atomisé par un capitalisme sauvage et prédateur. Des maisons en miroir qui rappellent -dans un tout autre registre- le cynique monologue de Poelvoorde sur « la couleur de la violence » dans C’est arrivé près de chez vous.

Une frange non négligeable de la population locale se trouve paupérisée et réduite à une existence minimale, dont les joies se résument aux échanges de comptoir et aux élans mémoriels d’une époque déchue, sinon fantasmée. Des piliers de comptoir tiennent le pub par leur seule ivrognerie et au milieu de cette sinistre toile : TJ, tavernier fatigué par les années et prisonnier de relations de longue date.

Un homme réduit au silence pour tenir son bistrot sans froisser les écarts avinés de sa maigre clientèle, persuadée de tenir la boutique à grand renfort de houblon. Une prise d’otage qui oblige le tenancier à supporter la frustration de ses habitués, en proie au ressentiment cultivé par l’ignorance et la méfiance de la différence. C’est pourtant TJ qui fait office de liant dans ces ruines modernes qu’il faudrait pourtant reconstruire. Le mot communauté revient plusieurs fois alors que ses éléments semblent pourtant si séparés. Finalement, le film répond à une question fondamentale qu’on ne devrait jamais ignorer :

« Comment le désespoir, l’injustice et le sentiment d’impuissance ont une incidence sur la manière dont on se considère les uns les autres ?Comment ce contexte peut-il déboucher sur la peur et la haine ? »

Plutôt que de choisir une démarche inquisitrice, les discours à vide des badauds du village tournent en boucle, jusqu’à l’épuisement. Comme un vinyle qui déraille. Ici nul besoin de « méchants absolus, un sentiment d’injustice peut pousser les gens vers les extrêmes, mais leur comportement est toujours motivé par une certaine logique. Si on passe à côté de cette dimension, on appauvrit la dramaturgie » comme le suggère Ken Loach.

Impuissant, TJ oscille entre la prise de parole qui le priverait de son unique clientèle et la renonciation qui a depuis longtemps gagné un homme aux illusions perdues. Des grèves sans lendemain aux lointains souvenirs de son père qui pensait dur comme fer que les ouvriers n’ont pas conscience de leur pouvoir et qu’ils pourraient pourtant renverser le monde à chaque instant, TJ est un mort parmi les vivants, un faux croyant désabusé par la vie. C’est l’irruption de ces réfugiés syriens qui vient littéralement bousculer les croyances de ce village déclassé mais au passé fier. Une lueur d’espoir qui devient phare dans la nuit noire.

Le fascisme, c’est la gangrène à Santiago comme à Paris

La force de Ken Loach réside sans doute dans son aptitude à cultiver un optimisme affiché sans jamais tomber dans la mièvrerie, ni le pathos bon marché. Les portraits s’enchaînent en toute pudeur avec des plans fixes sans fioritures et qui s’évanouissent d’un fondu rudimentaire. Ken Loach laisse autant libre cours aux monologues des frustrés gagnés par le racisme qu’aux élans de colère de TJ pris en étau dans son propre commerce, alors qu’il se rapproche d’entrée de jeu de Yara, réfugiée syrienne qu’il soutient avec un humanisme à fleur de peau.  

Bon gré mal gré, les habitants apprennent à se connaître, voire à s’apprécier. Contre toute attente, les réactionnaires, qu’ils soient racistes convaincus ou simples opportunistes déclassés, restent minoritaires. TJ et Yara entretiennent une relation tout ce qu’il y a de plus sincère. Ce n’est ni de la fraternité, ni de la parentalité et encore moins du flirt. Une relation tout ce qu’il y a de plus humaine, alors que TJ, personnage plutôt taiseux au premier abord, renferme une bonté que seuls connaissent les écorchés de la vie. L’acteur Dave Turner livre une prestation marquée par la justesse et la mesure des anciens résignés parfois rattrapés par la colère qu’induit l’injustice.

Alors que la mainmise des vieux briscards du village semble lui échapper, des initiatives locales cherchent à (re)nouer un lien entre les réfugiés et la communauté locale. Bien loin de cultiver les poncifs heureux des culs-bénits, The Old Oak fait preuve d’une sincérité qui crève l’écran. Ode au partage, le film de Ken Loach rappelle une fois encore que la clé de voûte de notre espérance réside dans notre capacité à intégrer et considérer notre même classe sociale au-delà de nos différences.

Le vieil Homme et la mer

Par sa pudeur, jamais le spectateur ne se trouve écrasé par la réalisation, toujours à propos. Ken Loach signe un nouveau film profondément altruiste, sans artifices et porté par la seule force de ses dialogues, en plus de quelques élans de poésie lâchés entre deux confessions : celles d’un homme ordinaire rattrapé par l’adversité. Paul Laverty, scénariste du film, raconte combien il a été touché par le témoignage d’une infirmière de plus de 9O ans qui soignait les blessés suite à la catastrophe minière d’Easington de 1951 où 83 mineurs avaient trouvé la mort :

« Des témoignages vibrants comme le sien -et de ceux qui avaient participé à la grande grève des mineurs de 1984- étaient emblématiques d’un sens profond de la solidarité, de cohésion sociale et d’une vision politique qui tranchent nettement avec le désespoir qui caractérise beaucoup de gens à l’heure actuelle. »

Jamais mièvre, simple mais aucunement simpliste, The Old Oak porte bien son nom et rappelle combien le chêne, symbole de résistance, de justice, de communication, d’hospitalité comme de générosité est notre seule échappatoire. Alors que l’attentat d’extrême droite de Saint-Brévin a doublement porté ses fruits en mettant un terme au projet de centre d’accueil de réfugiés ainsi qu’au mandat d’un maire intimidé sans relâche, The Old Oak entretient une proximité déroutante avec le réel.

Aussi, par la sincérité de son propos, Ken Loach livre une nouvelle leçon de cinéma, au-delà de la seule dénonciation qu’on ne connaît que trop souvent. L’authenticité chère au réalisateur puise sans doute ses racines dans un casting d’acteurs principalement amateurs et issus de la région, en dehors des Syriens. Un acte positif dans un paysage atomisé. L’effet est aussi renforcé par une photographie réussie grâce à une captation en pellicule Kodak 35 millimètres qui donne un cachet désolé et gorgé d’espoir à la fois, en parfaite harmonie avec le propos du film.

Remporter la Palme d’or serait un message fort alors que l’exécutif s’enferme dans une réalité alternative qui cultive la division et entretient un flou criminel sur la question migratoire. A 86 ans, en signant un film résolument tourné vers l’optimisme, Ken Loach nous donne une leçon d’humanité pudique et sincère plutôt qu’un testament suicidaire. Une leçon de vie et une invitation à mobiliser l’espoir nécessaire à toute société. 

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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le loup celeste
Administrateur
1 année

Portant son regard vers l’avenir sans pour autant fermer les yeux devant la noirceur de notre époque, cette dernière (?) tournée d’humanisme pour le « vieux chêne » est revigorante même si naïve. Et dans cet ultime lieu de lien social où les relations entre les clients sont authentiques (un duo au diapason) et la beauté artisanale du cadre certaine (une magnifique captation 35 mm Kodak), tout le monde a besoin d’un « Marra » quand la société reste indifférente à la misère.

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