Déjà chroniqué sur MaG par KillerSev7en après son passage à Cannes l’année dernière, Perfect Days revient sur le devant de la scène grâce à sa ressortie en DVD et Blu-ray chez Blaq Out. L’occasion de se pencher à nouveau sur cette grande œuvre de l’année écoulée et de vous donner peut-être envie de le (re)voir !
Hirayama (Koji Yakusho, acteur bien connu du cinéma japonais) se plait dans sa vie bien rangée, alternant de longues lectures dans son appartement, sa passion pour la musique et l’art en général, et son boulot d’agent d’entretien des toilettes publiques de Tokyo. Pourtant, des rencontres vont l’obliger à renouer avec son passé…
Tout commence pour Wim Wenders (le réalisateur allemand de Paris, Texas ou Les Ailes du désir, rien que ça) avec une commande émanant de la municipalité de Tokyo. Le but ? Réaliser un documentaire sur les fameuses toilettes japonaises du quartier de Shibuya, créées par des artistes renommés et symboles – disent-ils – de l’hospitalité de l’archipel nippon.
Si le but de ce projet pour ses commanditaires était, on peut aisément l’imaginer, de se créer un spot publicitaire de prestige, réalisé par nul autre que Wim Wenders, le réalisateur allemand ne se contente pas de cela. Il transforme la commande initiale pour en faire une fiction de plus de deux heures. Reste que le projet peut en effrayer plus d’un ! Entre la vision surplombante d’un cinéaste posée sur les joies si simples d’un nettoyeur de toilettes et son étrange naissance quasi-publicitaire, Perfect Days avait de quoi mal négocier ses virages glissants. Wenders parvient pourtant à en tirer l’un des films les plus beaux de l’année écoulée.
L’ouverture de Perfect Days condense en trente secondes toute l’essence du 25e long-métrage de Wim Wenders. Trois plans, cadrés de plus en plus large, détaillant le réveil de Hirayama (Koji Yakusho n’a décidément pas volé son prix d’interprétation cannois)… Un visage s’éveillant sans le retentissement brutal d’un réveil, une lumière tamisée empourprée de mystérieux reflets violacés et ce corps mu par la chorégraphie mille fois répétée du quotidien : le pli du futon, le rangement de la pièce, l’ouverture presque religieuse d’un livre… L’aspect architectural minimal de cette pièce se reflète dans un dépouillement du plan amputé de musique et engoncé dans son format quatre tiers. Bref, Perfect Days s’annonce tout entier à l’image de cette brève ouverture : contemplatif, a-spectaculaire, millimétré.
Loin de nous délivrer une fable bourgeoise condescendante louant la vie simple et heureuse de son protagoniste, Wenders explore avec son héros ordinaire l’étalage de ses turpitudes existentielles, les mêmes qu’il tentait de sonder avec ses protagonistes déambulant dans les immensités désertiques de Paris, Texas par exemple. Si la réponse d’alors était la marche effrénée dans l’immensité horizontale de son néo-western, son personnage est aujourd’hui coincé. Enfermé dans les boursouflures tentaculaires d’une ville qui parait absurde. La circularité urbaine supplante la linéarité désertique de son film de 1984. Et face à ce mouvement restreint, cette marche interdite, cette échappée étriquée, ne subsiste que la loi de l’habitude qui régit la vie d’Hirayama.
En soi, il y a des parallèles à tirer avec Jeanne Dielman dans cette thématique de l’aliénation oblitérée par la soumission au train-train quotidien. Si Wenders nous offre une expérience beaucoup moins extrême (et plus apaisée) que celle de Chantal Akerman, leurs deux héros – Hirayama et Jeanne – se retrouvent dans cette même assujettissement moderne et urbain à l’habitude pour ne pas perdre pied.
Hirayama n’en devient pas pour autant l’un de ces hommes morts à l’intérieur qui peuplent les récits d’aliénation. Une fois refermée dans son dos la porte de sa modeste demeure, il se raccroche à une poignée de biens matériels qui semblent lui assurer un ancrage (et une réponse aux dérives existentielles décrites plus haut). Ses cassettes désuètes qu’il ponce jour après jour, ses bouquins qu’il feuillette constamment, ses plantes dont il s’occupe religieusement.
Dans une scène flirtant avec l’humour, Hirayama entassé dans son bus de travail avec son collègue et sa copine, jette un regard interloqué au smartphone de la jeune femme. Le flux matérialisé par le va-et-vient ininterrompu de cet index contre l’écran du téléphone semble autant l’intriguer que l’effrayer.
Cette modernité le terrasse. Et son déclassement volontaire (le passage de sa sœur visiblement à l’aise financièrement dans sa demeure en témoigne) grâce à son travail qui le place tout en bas de l’échelle sociale lui permet d’échapper aux flux constants de cette vie citadine. Hiramaya s’est effacé – on le voit pour ainsi dire pas – il disparait lorsque des usagers pénètrent dans les toilettes, il ne parle pas, il s’évanouit dans les tréfonds d’une ville comme pour mieux se faire oublier. Il ne lutte pas, il se retire.
Et Perfect Days n’avancera qu’ainsi : contrarié par une extériorité devenue folle, mais ancré dans une quête du bonheur – pourtant en apparence si simple à atteindre – qui guidera tout le récit. La révolte d’Hiramaya est douce, calme, apaisée, bercée par les rythmes des Velvet Underground et de Patti Smith.
Bref, Wim Wenders parvient avec Perfect Days à déjouer tout ce que l’on aurait pu craindre d’un tel film (glorification du travail servil, regard bourgeois écrasant, film social plus gris que la vie…) et à transformer son documentaire de commande en magnifique œuvre de fiction s’inscrivant parfaitement dans la lignée de sa filmographie. Un long-métrage foisonnant, qu’il convient d’ores et déjà de (re)découvrir sur support physique grâce à Blaq Out… Avec en supplément, un entretien découpé en six chapitres : « Autour d’un thé avec Wim Wenders » (67 min).
Fiche technique
Blu-ray Région B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 123 min
Date de sortie : 04 juin 2024
Format vidéo : 1080p/24 – 1.33
Bande-son : Japonais et Français DTS-HD MA 5.1
Sous-titres : Français
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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