Celui qui a détrôné Sueurs froides au sommet du classement Sight and Sound du plus grand film de tous les temps, l’immense Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles nous indique l’adresse du chef-d’œuvre intemporel de Chantal Akerman. Exigeant, éreintant, nous tenterons de lancer quelques pistes pour aborder cet indispensable monument désormais sublimé par sa ressortie chez Capricci et disponible sur le catalogue de MUBI !

Moi, Jeanne D., mère au foyer, prostituée...

Jeanne Dielman habite le 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles, nous l’aurons compris grâce au titre à rallonge du long-métrage. Elle est mère mais aussi veuve, femme au foyer et prostituée occasionnelle. Sa vie suit des rythmes qu’on croirait programmés: réveil de son fils, bourdonnement du percolateur, petit-déjeuner, lessives, courses, repas, nettoyages, préparation du lit, souper et finalement le sommeil avant de débuter un nouveau cycle… Une vie ordinaire, trop ordinaire peut-être. Une existence aliénée, dont les journées recommencent, recommencent et recommencent encore. Pourtant, un grain de sable dans le rouage vient peu à peu tordre sa routine et amorcer un dérèglement sournois qui empoisonnera sa vie.

Difficile de résumer Jeanne Dielman. Trop en dire serait retirer au long-métrage l’étrangeté dont il se pare subtilement de plan en plan. Ne pas assez le dévoiler risquerait à l’inverse de dégoûter le spectateur d’approcher un film trop long semblant au premier abord être plus gris que la vie. Or il n’en est rien ! Jeanne Dielman ne pourrait guère fonctionner s’il était plus court et en rien ne se pare des oripeaux d’un naturalisme barbant, bien au contraire…

Pour à coup sûr s’assurer un visionnage adéquat, il convient d’aborder le film plus comme une pure expérience sensorielle, un dispositif mis en place pour jouer avec nos sens et contre lequel notre corps pourrait réagir de manière épidermique si le spectateur ne se laisse pas aller au plus total abandon. Un film qui titille les nerfs, s’amuse à nous bercer dans une torpeur presque méditative avant de faire naître une tension prodigieuse sans le moindre artifice… Tentons alors de jeter quelques pistes pour l’aborder avec les outils nécessaires pour l’apprécier le plus possible !

Chantal Akerman : une courte notice biographique

Cinéaste belge née en 1950, Chantal Akerman voit le jour dans un carcan saigné par l’histoire contemporaine. Issue d’une famille juive polonaise, ses deux grands-parents ainsi que sa mère se retrouvent déportés à Auschwitz et seule cette dernière en reviendra. C’est au visionnage de Pierrot le fou de Godard que sa vocation cinéphilique se déclenche, accouchant d’une pulsion filmique prolifique : elle créera ainsi des courts-métrages, des longs de fiction, des documentaires et de multiples installations d’art contemporain. C’est le court Saute ma ville (1968), anarchiste et punk, qui ouvre le début d’une longue carrière pour la cinéaste belge.

Chantal Akerman

S’adonnant au cinéma expérimental naissant de l’autre côté de l’Atlantique, Akerman vivote entre jobs alimentaires et tournages, multiplie les rencontres et les créations filmiques. Entre New-York, Israël et Paris naissent ses multiples créations, mais c’est en 1975, encore au tout début de sa carrière, qu’elle tourne l’un de ses plus grands films : Jeanne Dielman, qui nous intéresse aujourd’hui. Chantal Akerman mettra fin à une vie bourrée de création(s) le 5 octobre 2015, rongée par des troubles maniaco-dépressif et par le décès de sa mère survenu un peu plus tôt.

Un certain choix de casting

Elle est de tous les plans, ou presque : c’est Delphine Seyrig qu’Akerman caste dans le rôle de Jeanne Dielman, et ce n’est définitivement pas un hasard ! D’abord, elle est la réalisatrice derrière le documentaire encore brûlant d’actualité Sois belle et tais-toi !, évoqué dans cette émission de France Culture et évoquant les conditions d’existence des actrices dans la matrice résolument oppressive de l’industrie cinématographique. Mais outre cela, Seyrig est surtout issue de la (très) haute bourgeoisie, ayant tourné pour Buñuel, Truffaut ou encore Resnais. C’est ayant sciemment en tête cette situation sociale qu’Akerman la propulse dans son « petit » film belge où elle lui donne le rôle d’une mère de famille, veuve, coincée dans un appartement trop petit dont elle hante les couloirs en fantôme invisible pour répondre aux besoins des autres. Épluchage de patates, panage d’escalopes, elle multiplie devant la caméra ces gestes qu’on croirait anodins mais qu’elle ne maîtrise définitivement pas. Maladroite, pataude, elle insuffle dans son rôle une étrangeté qui ne va qu’enfler en cours de film (nous y reviendrons).

Film au rythme de la réalité

Niveau mise en scène, le long-métrage intrigue. Absence totale de musique extradiégétique. Chapitrage indiquant le jour durant lequel se passe l’action. Plans longs, très largement en séquence fixe de plusieurs minutes. Impression se rapprochant parfois de l’expérience proposée dans La Zone d’intérêt dans le quotidien vécu par le personnage de Sandra Hüller : passages de pièce en pièce, rythmés par les clics métronomiques des interrupteurs, immersion dans un quotidien banal et terrifiant en même temps et évidemment cet aspect « caméra de surveillance », captant la quotidienneté avec l’aspect déroutant du temps-réel.

Ce film-dispositif joue sur sa longueur (3h25 tout de même !) pour emporter son spectateur consentant dans une étrange valse d’un quotidien intriguant. Et outre le fait qu’Akerman n’ait engagé presque que des femmes pour la réalisation de son film (à une époque où les postes techniques étaient très souvent réservés exclusivement aux hommes), une des lectures évidentes de Jeanne Dielman est son aspect résolument féministe !

Jeanne Dielman, film féministe...

Jeanne est une femme aliénée, à la vie dictée par un patriarcat vertical et oppressant. Des hommes qu’elle satisfait de manière quasi-rituelle dans une chambre de sa demeure, en suivant les mêmes habitudes. Un homme – son fils – qu’elle sert malgré une reconnaissance ingrate assez dégradante. Un autre homme, décédé – son mari – qui semble exercer sur elle un pouvoir tout aussi puissant, comme dicté d’outre-tombe.

Tous ses faits et gestes paraissent automatiques, jusqu’à l’intromission d’une inhumanité quasi-terrifiante dans cette répétition mécanique. Et l’inexpérience de Delphine Seyrig, nous y revenons, face à la matière qu’elle a à manipuler devant les focales d’Akerman (il est fort à parier que l’actrice n’a jamais eu à paner une escalope dans sa vie, voir extrait ci-dessus) insuffle dans ces multiples gestes répétés une inquiétante étrangeté qui infuse le long-métrage. Ces gestes banals sont, une fois projetés à l’écran, mis à distance, une sorte de chorégraphie absurde où corps et matière dansent de concert sur une partition dissonante.

Et ces journées minutées comme du papier à musique, et inlassablement répétées, amènent à l’horreur. Le moindre grain de sable dans cette machinerie d’habitudes devient insupportable. L’esprit entêté par ce quotidien semble partir en quête d’un problème, jusqu’à ce que celui-ci, aussi minime soit-il, ne devienne obsessionnel et s’impose comme un indépassable obstacle. Ainsi, le soin qu’elle apporte à autrui (aux hommes, en général) l’amène à s’oublier elle-même, la répétitivité de ses gestes banals annihilent sa propre condition et l’apparence de temps pour soi que semble amener la vie de femme au foyer n’est de ce fait qu’une façade. Un crépi passé inlassablement, jour après jour, sur un tapis d’angoisses qui ne tarderont pas à refaire surface…

... mais pas que !

Car en effet, si la lecture féministe est inévitable, ce serait amputer une bonne partie de la richesse incroyable de cette œuvre que de s’y circonscrire. Jeanne Dielman évoque assurément la charge mentale des ménagères, mais plus globalement le film touche du doigt une notion ô combien kafkaïenne d’aliénation liée à la vie commune et habituelle. Un fait qu’Akerman évoque elle-même dans cette citation, au sujet de son propre film :

« [Jeanne Dielman est un] film sur la façon d'organiser sa vie pour n'avoir aucun temps libre, pour ne pas se laisser submerger par l'angoisse et l'obsession de la mort. »

En effet, combien de temps dans nos vies modernes est consacré aux tâches banales, récurrentes, qu’on effectue sans même s’en rendre compte. Au boulot, à la maison, même durant le soi-disant temps libre il est des habitudes qui s’imposent pour calmer un esprit qui vagabonde et risquerait de s’enliser dans des réflexions indémêlables… Obsession de la mort qui guette (notons l’omniprésence des horloges dans le dernier tiers de Jeanne Dielman), des enfants qui grandissent et s’émancipent en devenant de quasi-étrangers (la discussion entre Jeanne et son fils au sujet de la sexualité) ou de la dislocation familiale (la mort de son mari a démantelé une partie de ses liens familiaux, qu’une lettre en provenance du Canada rappelle en cours de film), les sources d’angoisses ne manquent pas pour Jeanne. Et il faudra attendre cet infime dérèglement dans ses programmes tout tracés pour qu’elles ressurgissent et deviennent insupportable.

Pour conclure

Un film-monstre par sa renommée, par l’aura de sa réalisatrice, par sa durée mais aussi par la palette d’émotions que traverse son spectateur (qui n’exclut pas forcément une possible part d’ennui). Éminemment important pour bon nombre de grands noms du cinéma actuel (Gus Van Sant, Todd Haynes, Michael Haneke s’en revendiquent totalement), Chantal Akerman a créé avec Jeanne Dielman la pierre angulaire d’un cinéma au féminin, âpre et exigeant. Évoquant autant l’aliénation écrasant la femme au foyer autant que la pression constante d’un patriarcat qui s’insinue partout jusqu’à être auto-assimilé, le film se pare d’un discours plus profond et universel encore sur l’effet du temps qui passe sur le corps et l’esprit. Un film fou, qu’il convient d’aborder dans les bonnes conditions, mais qui ne démérite pas sa place au sommet du prestigieux classement décennal de Sight and Sound. A voir en streaming sur MUBI ou dans sa ressortie augmentée de nombreux bonus chez Capricci !

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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[…] de la vie domestique s’accumulent jusqu’à l’explosion surréaliste… Un Jeanne Dielman sous psychotropes, autant amusant que charmant visuellement, qui constitue une excellente entrée […]

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