Dernier film de Wim Wenders, Perfect Days donne à voir le quotidien d’Hirayama, agent d’entretien des toilettes publiques à Tokyo. Sans surpasser la poésie de Paris Texas, dont les fulgurances naissent des silences et de leurs ruptures, le réalisateur allemand se rapproche de la splendeur de la palme d’or de 1984. Il revient ainsi à ses origines avec un personnage taiseux dont la personnalité se dévoile à la marge. Sans jamais tomber dans le pathos ni la fresque sociale aux relents nostalgiques, Perfect Days offre un autre regard ; celui d’une réflexion sensible sur les épiphanies de l’être.
You just keep me hanging on
Avec Perfect Days, Wim Wenders opte pour le ratio 4/3 à l’écran, ce qui n’a rien d’un hasard puisqu’il s’agit du format du cinéma muet qui sera majoritaire jusqu’à la fin des années 1920. Un choix qui s’articule aussi avec l’acteur derrière Hirayama. Récompensé à Cannes l’année passée pour son interprétation, Koji Yakusho est coutumier des rôles où la parole est par essence réservée. Dans L’Anguille (1996) de Shobei Imamura, après le meurtre de sa femme, son personnage est réduit à se confier à cet animal apprivoisé en prison. Fidèle de Kurosawa, l’acteur japonais de 67 ans a toujours cultivé un sens de la mesure. Avec ce format recentré sur l’essentiel, Wim Wenders ouvre une fenêtre sur l’intimité d’un homme simple, au bonheur bien réel mais à l’équilibre précaire. À l’instar du héros du film Le Goût du Saké (1962) de Yasujirö Ozu, cinéaste populaire et observateur attentif des tourments de l’âme japonaise, Wim Wenders rend hommage au maître en ayant choisi d’intituler son personnage Hirayama.
Dans Perfect days, la vie d’Hirayama est dictée par la rigueur et ponctuée comme du papier à musique. Chaque matin il replie son lit, fait sa toilette et, une fois sorti sur le perron de sa maison, il lève la tête vers le soleil. C’est en quelque sorte sa première salutation aux aurores. Il prend chaque jour la même boisson caféinée au distributeur qui lui semble tout dédié, il attache sa ceinture et choisit la cassette à insérer dans son autoradio. Hirayama est hors du temps, il ne connaît ni spotify ni les smartphones ; du moins ils lui sont parfaitement indifférents, sans adhérence aucune. Il s’agit d’une personne hermétique aux injonctions marchandes de la société de consommation. Il n’est pas enclin à la spéculation : quand son collègue insiste pour qu’il vende ses cassettes de collection, il reste stoïque. Cependant, sa marginalité ne l’empêche pas d’avoir des interactions sociales autrement plus sincères.
Après avoir nettoyé les toilettes de la ville avec minutie, il se lave du travail aux bains puis fait une petite étape dans un buis-buis où l’on peut voir un combat de sumos ou un match de baseball à la télévision. Chaque soir, la fatigue s’installe alors qu’il lit des nouvelles, puis il dépose les lunettes sur son livre avant de céder au sommeil. Le lendemain, ce sont toujours les mêmes gestes qui dessinent son quotidien… à quelques exceptions près.
And this old world is a new world
Pourtant et ce malgré la routine, des bribes de vie vont constituer autant de variations d’une partition bien connue. Il y a d’abord ces rencontres éphémères qui, à l’image des nouvelles qu’Hirayama lit chaque soir, sont des brèches d’imaginaire qui s’ouvrent, puis aussitôt se referment. Qu’importe ! Si elles permettent à Hirayuma de les savourer rien qu’à les effleurer, c’est l’essentiel. C’est aussi l’image de ces jeunes pousses d’érables japonais que soigne Hirayuma chaque jour. Chacune de ses boutures reste à l’état d’arbuste mais couve le potentiel d’un arbre séculaire. Minimaliste, Perfect Days préfère laisser le spectateur apprécier les signes par un jeu axé sur la redondance.
Le titre du film nous éclaire d’entrée de jeu sur ces petits moments du quotidien futiles donc indispensables. Au singulier de la chanson Perfect Day, morceau iconique de Lou Reed, Wim Wenders préfère le pluriel Perfect days. Un baiser volé, un regard croisé, une nièce qui débarque à l’improviste, autant de plaisirs dont on voudrait que la jouissance soit éternelle. À l’un des rares moments du film où Hirayama s’exprime, il résume à lui seul la dialectique propre à la vie :
« Le monde est fait de nombreux mondes. Certains sont connectés, d’autres non. »
Hirayuma dans Perfect Days
Il n’y pas une et même réalité mais une infinité. Nées du réel ou de l’imaginaire, ce sont des droites sécantes, par opposition à d’autres, parallèles, qui ne se croiseront jamais. C’est aussi le sujet qu’esquisse Wim Wenders avec intelligence sur l’Art et sa réception. À l’image de l’Art brut, né de la mise en lumière polémique des œuvres de Jean Dubuffet en 1944, le Japon a un terme intraduisible pour retranscrire ces pratiques artistiques marginales.
I'm feeling good ?
Komorebi désigne la lumière du soleil qui filtre à travers les feuilles d’arbres. Par extension, on y décèle la lumière intérieure qui traverse les fêlures de l’être. Selon les termes de Michel Ragon, écrivain libertaire et historien de la littérature prolétarienne, il s’agit « d’une poétique particulière, un rêve, voire une constellation anarchisante ». Et sur ce point, Hirayama empreinte beaucoup à l’anarchisme par son refus de s’intégrer à un dispositif primitif imposé par la société. Il n’y a pas de contradictions entre l’intellect et le milieu ouvrier. C’est l’image de cette séquence où il reste droit quand sa sœur lui demande s’il lave vraiment des toilettes pour vivre. Bien qu’affecté, Hirayama ne répond d’aucunes des projections de l’ordre social.
Hirayama n’est pas pour autant aliéné et son équilibre puise dans son ascèse au quotidien. Tous les jours Hirayama prend un cliché avec un appareil jetable. Il photographie la cime des arbres dont il prélève les pousses. Et ces images en noir et blanc traversent tout le film comme des réalités alternatives, secrètement gardées dans des boîtes datées et empilées minutieusement dans un placard. Ces œuvres s’affranchissent de leur public et de toute appropriation artistique comme marchande. Ces photos dont certaines sont aussitôt détruites – sans once d’hésitation – par Hirayama sont des territoires oniriques, des passages vers des endroits cachés mais essentiels.
C’est la lumière qui laisse entrevoir les nervures. Par extension, c’est la sensibilité même d’Hirayama qui s’extériorise paradoxalement au-dedans de l’intimité : ces photos sont des rayons de lumière gardés dans l’ombre du foyer. « Quand deux ombres se superposent, sont-elles plus noires ? » s’interroge un des personnages du film au hasard d’une rencontre nocturne. Avec Perfect Days, Wim Wenders nous rappelle avec poésie qu’il n’y a jamais d’ombre sans lumière. Jusqu’à cette radieuse séquence finale où retentit Feeling Good de Nina Simone, miroir de la ségrégation sociale et ambivalence d’une révolte quotidienne pour s’épanouir contre ce monde à l’âpreté bien réelle.
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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[…] chroniqué sur MaG par KillerSev7en après son passage à Cannes l’année dernière, Perfect Days revient sur le […]