Ridley Scott est revenu sur le devant de la scène cet automne avec The Last Duel. Ce long métrage inspiré de faits réels retrace l’histoire de trois figures de la fin de XIVème siècle par le biais de chapitres qui se répondent en miroir. Trois perspectives distinctes sur un même drame : le viol présumé de Marguerite de Carrouges. Par le jeu du montage, Ridley Scott amène le spectateur jusqu’au dénouement connu comme l’un des derniers duels judiciaires autorisés en 1386. Celui-ci opposa les rivaux Jean de Carrouges et le favori du comte Pierre II d’Alençon, Jacques Le Gris, lequel aurait violé la femme du premier. Plus qu’un duel à mort ou un énième péplum prétexte à des batailles homériques, The Last Duel aborde avant tout la condition de la Femme au Moyen Age par le prisme d’un procès, qui par certains aspects, fait encore tristement écho à notre époque.
A couteaux tirés
Plutôt que de servir exclusivement son film d’hémoglobine et d’action, le réalisateur de Gladiator préfère une approche sociétale mettant en relief les mœurs de l’époque. Les spectaculaires batailles n’y sont qu’esquissées afin de retracer les enjeux de la Guerre de cent ans. On assistera brièvement à certains évènements notoires du XIVème siècle comme le sac de Limoges ou la débâcle écossaise. Au premier abord, le premier chapitre semble un peu déroutant du fait d’un montage chronologique expéditif avec, en toile de fond, les guerres intestines entre le royaume d’Angleterre et la France. On comprend progressivement qu’il s’agit d’un choix de réalisation pour opposer les différentes versions de Carrouges, Legris et Marguerite sur les mêmes évènements intimes qui les lient. Chaque chapitre vient finalement compléter la grille de lecture qu’interprétera ensuite le spectateur selon le puzzle qu’il voudra bien conclure.
Comme bien souvent quand il s’agit de représenter le passé, les fantasmes et anachronismes auraient parfois pu prendre le pas sur la réalité historique. Sans pour autant viser un réalisme pur et parfait -le film prétend seulement s’inspirer de faits réels- Ridley Scott ne tombe pas pour autant dans le piège de la représentation arriérée du Moyen-Age, si souvent alimentée jusqu’entre les lèvres de la présidence française actuelle. On lui reprochera peut-être le choix de la langue anglaise plutôt que le français mais c’était sans doute le compromis d’un casting anglophone de bon aloi : Matt Damon dans le rôle de Carrouges guidé par la quête de reconnaissance et la vanité du combattant, Ben Affleck méconnaissable avec sa chevelure blonde en chambellan décadent ou encore Adam Driver qui joue le rôle de Jacques Legris, écuyer aux airs de parvenu, loin des champs de bataille que conquière son rival.
Jodie Comer réalise quant à elle une prestation remarquable avec plusieurs degrés de lecture une fois les trois chapitres combinés. Chacun d’entre eux, interrogent le consentement de Marguerite selon les points de vue respectifs du mari, de l’agresseur puis de la victime. Si le casting et les bande annonces auguraient une farouche rivalité entre Legris et Carrouges, c’est finalement Marguerite qui tient la dragée haute du dernier duel.
Dieu reconnaîtra les siens
Le système de jugement de l’ordalie bilatérale, également appelée duel judiciaire, permettait au juge de s’en remettre à une force supérieure : le destin commandé par la volonté divine. Bien loin de notre jurisprudence laïque qui sépare le temporel du spirituel, les juges impuissants face à la preuve impossible se soustraient ici à l’issue du combat comme échos à la sentence de Dieu. Ridley Scott semble avoir bien intégré les récits et témoignages relatant l’affaire portée devant le Parlement de Paris, première cour de justice du Royaume et prémisses d’un proto-Etat de Droit encore embryonnaire.
Les magistrats semblent ennuyés du fait que les duels soient tombés en désuétude, le dernier datant d’une trentaine d’années. Seul le jeune roi et la foule semblent s’enthousiasmer à l’idée d’une nouvelle joute. Toutes les formes sont scrupuleusement respectées et on retrouve des pratiques traditionnelles du défi représenté par le gant de Carrouges jeté par terre et ramassé par Legris comme le décrivait le chroniqueur médiéval Jean Froissart.
Plus qu’un fait divers, le viol de la dame de Carrouges prend une tournure politique sur la condition de la victime. On lui reprochera d’avoir par le passé exprimé en public le fait que son agresseur était séduisant, pis encore qu’elle ait en réalité cédé à ses avances. Un classique qu’on ne connaît que trop bien aujourd’hui ou le choix de reporter systématiquement la charge du rapport sexuel sur la Femme. Sa propre amie la trahira en apportant ce témoignage infâmant, comme si ce type de commentaires absolvait l’auteur de l’agression de toute culpabilité ultérieure. Le procès est sans doute l’un des moments les plus glaçants, où l’on lit sur le visage de Marguerite l’intenable posture de la victime, qui doit prouver son absence de consentement face à un agresseur qui se contente du silence.
Chaque question est un coup de canif devant Legris qui nie en bloc et bénéficie du soutien inconditionnel de Pierre II d’Alençon. Il lui faut aussi faire front à son mari, motivé exclusivement par la reconquête de son honneur bafoué. Marguerite risque le bûcher pour faux témoignage, si Carrouges ne triomphe par du duel. Elle porte un enfant de père inconnu et son destin est cyniquement entre les mains d’hommes. Margrerite, la tête haute, assène le coup de grâce à son mari la veille du duel :
« C'est ma vie que vous risquez pour abattre votre ennemi et sauver votre honneur. Notre fils pourrait devenir oprhelin. Vous n'y avez pas pensé ? Vous êtes un hypocrite, vous ête aveuglé par votre vanité. »
Marguerite à son mari dans Le Dernier Duel
En confrontant les trois chapitres, Ridley Scott n’hésite pas à trahir le pacte traditionnel du cinéma avec le spectateur. En faisant varier les représentations des mêmes scènes selon les personnages, se dessine alors un commencement de vérité. Le viol y est représenté selon la perspective de l’agresseur puis de la victime. On se laisse emporter jusqu’au procès final. Si l’affaire fait historiquement encore l’objet de litiges sur le viol avéré ou non de Marguerite, le choix de faire de cette dernière une figure sensible du féminisme est une opportunité narrative qu’il fallait saisir.
L’empathie nous gagne alors qu’on assiste impuissant au sort de l’héroïne, violée par le rival de son mari, lui-même bien plus soucieux de son héritage que des désirs de sa propre femme. Tantôt emprisonnée quand Carrouges part en bataille, tantôt prise en étau par sa cruelle belle-mère obsédée par sa descendance qui lui fait toujours défaut, le personnage de Marguerite montre -s’il le fallait encore- que le sort des femmes au Moyen Age y est peu enviable. De la négociation de la dot à la succession que ses négociants espèrent prolifique, sa marge de manœuvre est minimale. Son rôle est finalement réduit à celui d’une matrice avec pour seul objectif la production d’une descendance quantitative et exclusivement masculine.
L'éternel mythe de la femme qui résiste
Les représentations des deux rivaux sont en outre riches en enseignements. L’agresseur voit la scène comme un jeu lorsqu’il la poursuit dans le château, persuadé que son amour suffit à présumer le consentement de Margueritte quand bien même il abuserait d’elle. La résistance de la Femme est à l’image des représentations sexuelles du début du cinéma. Si la Femme résiste aux charmes de James Bond dans Goldfinger, c’est seulement car elle refoule son désir inavouable de céder au péché charnel comme le veut une scène de baiser aujourd’hui impossible à l’époque post me too.
Quant à la vision de Carrouges, celle-ci fait la part belle aux valeurs du preux chevalier, alors que l’ultime version de Marguerite présentée à la fin du film diffère radicalement des deux autres, mettant presque dos à dos ses deux bourreaux. Le crime du romantique imbu de lui-même n’est qu’une déclinaison du viol conjugal de Carrouges. Alors que son protecteur Pierre l’interroge avec connivence sur ce qui s’est réellement passé, Legris se défend :
« Bien sûr, elle a protesté comme toute femme de son rang. Ce ne fut pas contre son gré. Pourquoi aurais-je fait cela ? La compagnie des femmes me fait-elle défaut ? »
L'impossible prise de conscience de Legris face à son crime
Legris ira même se confesser mais pour adultère et non pour viol. Le déni est total et la complicité de son protecteur éloquente : « Je sais que vous souhaitez défendre votre honneur mais le commun des mortels n’est pas capable de ce genre de nuances. Il ne voit pas le monde comme nous. Il lui faut des vilains et des héros c’est tout. Niez, niez, niez ! ». L’inversion des rôles de l’auteur du crime, soudainement précipité en victime est toujours aussi vive aujourd’hui.
Pour les (présumés) auteurs, c’est qu’il s’agit avant tout d’une affaire de réputation, de Darmanin qui répondait par la dénonciation calomnieuse, à Bourdin en passant par PPDA et tant d’autres suspects anonymes. Quant à l’archaïsme de la pérsévérance de la résistance comme clé de voute de la caractérisation du viol, il s’agit là encore d’une arlésienne qui se retrouvera encore des siècles plus tard dans l’Encyclopédie et en filigrane jusqu’à notre époque lors de l’affaire Georges Tron.
« Il faut aussi que la résistance ait été persévérante jusqu'à la fin, car s'il n'y avait eu que de premiers efforts, ce ne serait pas le cas du viol, ni de la peine attachée à ce crime.»
Entrée «Viol» de l'Encyclopédie rédigée au XVIIIe siècle par D'Alembert et Diderot
A l’instar d’un procès où témoin, demandeur et défendeur s’expriment, la réalisation participe intimement à l’intrigue qui se révèle pièce par pièce. Si certaines scènes ne sont pas toujours très subtiles comme le passage quelque peu candide de régence de Marguerite en l’absence de son mari, l’ensemble reste très crédible. L’atmosphère est amplifiée par une photographie aux tons bleutés splendide lors des affrontements ou panoramas des principautés contre une palette plus feutrée en intérieur. Les quelques brèves scènes de batailles sont parmi les plus réussies des dernières années et n’ont aucunement à rougir face à celles de la série Game of Thrones. Le dernier duel devrait un moment encore faire office de référence. Le mouvement y est permanent et chaque plan, par sa puissance, vient effacer le précédent.
C’est également une franche réussite pour les costumes ou scènes de vie en société qui ont dû exiger un travail titanesque en amont. Ce n’est pas toujours évident de réussir à tenir en haleine le spectateur en reprenant trois fois les mêmes faits selon des perspectives différentes. Et pourtant les deux heures trente sont marquées par un rythme soutenu, sans jamais tomber dans la gratuité. Porté par une réalisation exemplaire, The Last Duel est un drame efficace et une relecture moderne d’un des derniers duels du Moyen Age qui fit l’objet de nombreuses chroniques.
Puissant témoignage sur le fardeau de la victime, Le Dernier Duel nous rappelle que la recherche de justice est un chemin de croix pour celles qui aujourd’hui encore sont soumises aux agressions sexuelles. Du regard inquisiteur des proches jusqu’au juge qui interroge la profondeur du décolleté du corset hier ou la taille de la jupe aujourd’hui, la culture du viol trouve racine dans notre société patriarcale. De quoi interroger en miroir l’opportunité d’un unique modèle pénal bien trop lourd à porter pour les victimes de tels préjudices. Alors que le bourreau clamera son innocence jusqu’à son dernier souffle comme Legris, c’est notre rapport collectif à l’autre qu’il faut sans doute renverser pour favoriser la prise de parole comme de conscience.
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
Catégories
Posts récents
La Planète des singes: Le Nouveau Royaume,
- 11 octobre 2024
- 6min. de lecture
Migration, le vilain petit canard d’Illumination ?
- 10 octobre 2024
- 5min. de lecture
Eden Lake, la campagne a des yeux
- 9 octobre 2024
- 4min. de lecture
Silent Hill 2, culte n’est pas synonyme
- 8 octobre 2024
- 11min. de lecture
Pique-nique à Hanging Rock, le cercle des
- 7 octobre 2024
- 5min. de lecture
Je vais le regarder ce week-end, tu m’as convaincu !
Sur le vidéoprojecteur, c’était un régal en 4k ! Il a une esthétique très réussie aussi et ça fait plaisir de voir Adam Driver libéré de la franchise Star Wars.
Nous l’avions vu au ciné avec ma femme et il s’agit d’un très grand Ridley Scott.
Je l’ai regardé hier et quel film ! Le propos fait tellement écho aux tristes actualités, et cette tension finale, je pouvais sentir mon cœur vibrer dans ma poitrine ! Vraiment un super film.
C’est vraiment chouette aussi les premiers moments où tu réalises la dissonnance entre les propos rapportés et les trois versions des personnages. Ridley Scott joue avec pas mal de codes du cinéma.
[…] différent, la lutte à mort entre Adam Driver et Matt Damon dans The Last Duel (lire notre critique) avait davantage d’étoffe avec un interminable suspense et une fébrilité du spectateur à […]
[…] l’instar de l’excellent The Last Duel (lire notre critique) mais avec une approche plus suggestive, Firebrand offre un nouvel éclairage sur le combat des […]