Après Une Vie violente, Thierry de Peretti, le cinéaste insulaire, reprend à bras-le-corps la thématique de l’indépendantisme corse et du tourbillon de violence qui l’entoure. Le tout enrobé d’une réflexion profonde sur la photographie, À son image présenté au GIFF tout récemment s’élève au rang des films les plus passionnants de l’année. Un immanquable, dont on vous fait une critique de pinzutu…

La Corse, à la vie, à la mort

Antonia (Clara-Maria Laredo) meurt brutalement dans un accident de voiture. L’un de ses amis – Simon (Marc-Antonu Mozziconacci) – se souvient de son histoire. Notamment de ses amours contrariés avec Pascal (Louis Starace) et de ses amitiés avec de fervents indépendantistes corses, l’amenant à frayer avec les coups d’éclat qui secouent l’île entre les années quatre-vingt et le début des années 2000. Elle s’acharnera à documenter cette double décennie au travers de son appareil photo, autant durant son job à Corse Matin que sur son temps libre.

Cinéaste du réel. Ils sont peu, dans ce cercle restreint, et Thierry de Peretti en fait assurément partie. Il n’en est pas à son coup d’essai, mais Enquête sur un scandale d’Etat (son avant-dernier film en date) avait su marquer les esprits. Il réitèrera avec A son image en l’inscrivant dans la thématique de la photographie (au féminin), décidément bien présente sur nos écrans en 2024. Du banal Civil War au plus récent Lee Miller, le thème revient inlassablement. Pas de doute, de ce trio thématique À son image est de loin le long-métrage le plus passionnant… Il se pourrait d’ailleurs bien qu’il s’agisse de l’un des films les plus marquants de l’année !

Film sans présent

Ce qui frappe au visionnage de À son image, c’est à quel point le film est consumé avant même de paraitre à l’écran. Tout – les amours, les espoirs, les luttes – se dissipe avant même d’avoir réellement existé. Lorsque l’accent corse de Simon narre en voix-off les évènements, ils appartiennent déjà au passé, à l’inéluctable altération, à l’annihilation, à l’oubli. Et même la narration du film débute par la violente irruption de la mort, avant de s’attacher à reconstruire le passé qu’elle vient d’oblitérer. Le temps détruit tout, écrivait Noé en lettres géantes en un carton d’Irréversible. De Peretti n’a pas besoin de l’écrire, il le filme.

« Irréversible », Gaspar Noé

Et cet inéluctable travail de sape, Antonia en est une ouvrière assidue. À chaque fois que la pulpe de son index appuie sur le bouton du déclencheur de son appareil photo, elle délivre une semonce de mort hurlé à la scène qu’elle “immortalise” (douce antiphrase). Ultime trace d’une immédiateté déjà passée, À son image décrit de l’intérieur la “micro-expérience de mort” exposée par Roland Barthes dans son ouvrage La Chambre claire. Cette mort, elle l’offre à tout va : à ses amours, à ses amis, à ses parents, et ce jusqu’à l’inacceptable violence de ses séjours en Yougoslavie…

De Peretti, quant à lui, n’aura de cesse de décaler son action. De se centrer sur l’avant (et la force de la potentialité) ou sur l’après (lorsque retombe déjà la poussière). L’avant d’une scène de sexe, lorsque deux corps noyés dans une lumière matinale se cherchent sous le cliquetis voyeuriste du déclencheur. L’après d’un meurtre, tandis que le cadavre refroidit déjà et que se figent les gerbes de sang. Un décalage filmé souvent en de longs plans-séquences, qui place le réalisateur en porte-à-faux du travail de photographe d’Antonia : elle, qui fige tout, lui, qui utilise la seule modalité possible de représentation d’un présent pur.

Ce travail du plan-séquence se combine à un choix affiné de la bande-originale, exemplairement durant une longue séquence où Pascal, au téléphone, se laisse photographier par Antonia. Tandis qu’in extenso se joue l’hymne des Bérurier Noir Salut à toi, on assiste en une seule scène à un condensé fabuleux de signifiants : d’abord la fameuse chanson punk – magnifique hymne internationaliste – qui teinte d’affects politiques une banale scène conjugale, le regard amoureux d’Antonia braqué au travers de son appareil sur son conjoint, et finalement l’inattention de ce dernier, visiblement bien plus absorbé par sa conversation que l’on devine liée au mouvement indépendantiste que par le désir de sa compagne.

Un choix musical puissant qui nourrit le film et répond à une seconde séquence où la musique prend tout son sens, un peu plus tard dans le film, dans un plan-séquence signant la fin de la partie serbe du long-métrage. La punk italienne Maria Violenza y reprend  Quannu iu moru (“Quand je mourrai”), un requiem spectral, vibrant, teintant À son image d’un désespoir flagrant tandis qu’Antonia brûle déjà à la hâte toutes les pellicules qu’elle a captées en Yougoslavie : tout cela n’a servi à rien.

L'émotion du fragile

Rembobinons. Cette fois-ci pour une autre scène fatidique,  au tout début du film. Antonia discute avec sa mère au téléphone, pour annuler un dîner qu’elle aurait le lendemain. La conversation s’échauffe, puis Antonia boucle. Rentre dans sa chambre d’hôtel. Ferme le rideau automatique qui noie en même temps la chambre dans les ténèbres et impose un fondu au noir intradiégétique. Un seul plan pour métaphoriser d’une part le mouvement de l’obturateur (celui qui capte la mort, nous l’avons dit), et annoncer par la même occasion le sort tragique qui attend Antonia quelques scènes plus loin.

Et la justesse de ces dialogues entre une mère et sa fille, on la retrouvera à travers tout le long-métrage. Par ce casting d’inconnus, À son image se nourrit de leurs maladresses, de leurs faux-pas, pour résonner encore plus fort et encore plus juste. Un conjugaison  parfaite pour conférer au film son émotion finale, secouant un spectateur hagard d’avoir suivi le destin tragique de cette bande de potes qui lorgnerait presque du côté de Voyage au bout de l’enfer de Cimino.

« Voyage au bout de l'enfer », Michael Cimino

Bref, vous l’aurez compris, À son image est décidément une grande œuvre et restera à coup sûr au Panthéon des films marquants de cette année 2024. S’il vous a plu, n’hésitez pas à plonger dans l’œuvre de laquelle il est adapté – le roman éponyme de Jérôme Ferrari – et de découvrir le reste de la carrière de Thierry de Peretti. Il s’agit sans le moindre doute de l’un des réalisateurs en activité les plus intéressants du moment !

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

0 0 votes
Évaluation de l'article
S’abonner
Notifier de
guest
2 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Commentaires sur Inline
Voir tous vos commentaires
trackback

[…] le livre n’est plus celui qui le referme. Comme pour la photographie dans le passionnant A son image, terminer un livre signifie se confronter directement à l’expérience de sa propre finitude. […]

trackback

[…] Le Royaume de Julien Colonna est (encore) visible en salles. Doublet gagnant de films corses avec À son image dont nous avions déjà parlé durant le GIFF. Il se pourrait bien que le cinéma insulaire grimpe […]

FrançaisfrFrançaisFrançais
2
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x