Coproduction entre la Suisse, l’Espagne et la France, El Agua propose la vision de la réalisatrice espagnole Elena López Riera de la jeunesse de son pays. Film sensible et sensuel d’un été autant entêtant que menaçant…
Menace d'orage
Le ciel couve. L’orage attend patiemment de se rompre en flots, se contentant pour l’instant de menacer à l’horizon de ses lourds cumulonimbus violets. Bientôt, il sera trop tard. L’eau sera là, inondera un sol trop longtemps asséché. Il y aura des dégâts. Il y aura des morts. Mais que faire qu’attendre ? C’est la seule option offerte à Ana (la solaire Luna Pamies) et à son groupe de potes. Se laisser abêtir par le soleil, céder aux pulsions d’amour et lentement mûrir au soleil de cette Espagne paupérisée. Une errance sensuelle, portée par le corps d’une jeunesse qui n’y croit plus mais qui s’efforce encore à faire semblant…
La rivière est là dès le début du film. Serpent slalomant entre des roseaux malingres, charriant les rebuts de plastique d’une société tentaculaire, bien suicidaire de tout polluer y compris son eau. La grappe de jeunes gens fume aux abords de ce filet d’eau poison. Tuent le temps. Les confidences, les histoires de sexe, se muent au fil du récit. S’enrobent. Puis Ana évoque une fable déjà chère à Nicolas Winding Refn dans Drive : le scorpion et la grenouille. L’arachnide demande à une grenouille de monter sur son dos pour traverser le fleuve, et face à son insistance l’amphibien finit par céder malgré la crainte du dard… Arrivé au milieu du cours d’eau, le scorpion pique la grenouille, les condamnant tous deux. L’interrogeant sur son geste, le scorpion répond : « c’est dans ma nature ».
Le dard du scorpion
Le scorpion, c’est Ana. C’est José, son amoureux. C’est absolument tous ces jeunes perfusés des croyances, des craintes, de toute une panoplie d’injonctions inoculée de génération en génération comme d’étranges maladies héréditaires. Car si en effet l’acte de transmission dépeint par El Agua peut être beau (le père apprend au fils à monter un mur, l’initie à la cueillette des citrons, la grand-mère apprend à sa petite-fille à éplucher les artichauts…), il est surtout cloisonné par une contrainte de sexe. Les hommes et leurs fils d’un côté, les femmes et leurs filles de l’autre, créant une compartimentation où les genres ne se mélangent qu’au moment où débute le désir de l’autre.
Une compartimentation qui fera macérer les miasmes d’une société machiste, se nourrissant d’elle-même. Qu’un moment d’égarement mène un jeune homme (en l’occurrence José, l’amoureux d’Ana) vers une pointe de sentimentalisme que fusent les quolibets, les moqueries et la violence de la part des autres hommes présents. Pareil pour Ana qui, lorsqu’elle évoque son amour naissant à sa mère, ne reçoit que de vagues menaces cyniques… La moindre déviance au système en place est aussitôt recadré, jusqu’à ce qu’un mécanisme d’auto-protection personnelle ne finisse par internaliser ces réflexes de genre. Ainsi, le machisme se transmet héréditairement, n’a plus besoin de dominer tant il est intégré, digéré, broyé jusqu’à s’immiscer autant dans l’ADN des futurs bourreaux que des futures victimes.
Pensée dualiste
Et la violence écrasant les femmes se place dans El Agua en parallèle d’une violence faite à la nature, matérialisée par une légende évoquée par de courts inserts face-caméra qui jalonnent le long-métrage. Des femmes y narrent là le mythe d’une demoiselle, avalée par les flots. Sacrifice nécessaire, aveugle, permettant de calmer le courroux des marées vengeresses ? Peut-être. Assez en tous cas pour graver cette crainte dans l’esprit des femmes, et de transmettre, génération après génération, cet effroi de l’eau. Une peur gravée – internalisée elle-aussi – dédoublant la relation à l’eau. Vitale mais terrifiante…
De là à tirer un pont entre domination masculine et domination de la nature, il n’y a qu’un pas. Une pensée dualiste, théorisée par Val Plumwood notamment, qui traverse El Agua jusqu’à sa scène finale. Que la compartimentation concerne les hommes et les femmes, ou l’humain et la nature, la résultante se trouve être la même : la systématique justification des abus. Et si ces jeunes rêvent constamment d’un ailleurs – jusqu’à se le fantasmer, à l’image de José – ils n’ont pas grand chose d’autre que leur imagination pour s’extraire de leur condition…
Aliénation industrielle
Les moments de partage se retrouvent accablés par ce rappel à l’inéluctable carcan productiviste qui nous entoure : un moment de détente dans une piscine, entre amies, sitôt écrasé par un environnement de zone commerciale parfaitement aliénant ; une discussion au bord d’un ruisseau plombé de plastique ; l’arrosage nocturne des citronniers où la contemplation se retrouve sitôt hâtée par un besoin de rendement… Le capitalisme rampant semble s’immiscer dans chaque scène et pourrir de l’intérieur cette jeunesse enfermée dans un écrin vicié.
Mais si nous évoquons ici un pan théorique avançant en sous-marin dans l’œuvre de Elena López Riera, El Agua ne devient jamais un pamphlet ou un manuel d’éco-féminisme, bien au contraire. Cinéma sensoriel débordant de soleil, orchestrant dans ses cadres l’aliénation d’une jeunesse rurale à qui il ne reste plus grand-chose pour s’extasier…
Un film passionnant par ce qu’il met en place et par les permissions qui s’octroie. Quand on y pense, apparait comme absurde tout ce pan du cinéma, engoncé dans ses contraintes budgétaires, contrôlés par des financiers à l’œil huileux, qui finit par ne plus rien s’autoriser… S’emparer d’un medium si libre et finir par se clauster. Par fonctionner en vase clos, re-filmant encore et encore ce qui est parvenu à abrutir les masses promptes à jeter leur argent, se pâmant devant les notions « d’expérimentation » et de « nouveauté ». El Agua n’est certainement pas de ceux-là ! La jeune réalisatrice Elena López Riera propose, tente, invente, manie les genres, s’amuse à l’intrication entre le documentaire et la fiction, mêle les régimes d’image pour finalement accoucher d’un film sensuel, intelligent, qu’on n’aura jamais vu ailleurs.
« Le fantastique, encore. J’aimerais aller vers une histoire de fantômes… »
Elena López Riera
Et lorsqu’interrogée sur la suite de sa carrière elle concède vouloir fouiller une veine fantastique en s’imiscant dans une histoire de fantômes, on ne peut que se réjouir !
Fiche technique
DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 100 min
Date de sortie : 18 juillet 2023
Format vidéo : 576p/25 – 1.85
Bande-son : Espagnol Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Et encore une œuvre à découvrir, une !!!
[…] qui nous intéresse aujourd’hui serait plutôt à chercher du côté du magnifique El Agua sorti l’année dernière. Mêmes thématiques, même territoire, même jeunesse […]