Itto est une jeune femme marocaine qui vit avec son mari Amine, fils d’un caïd local habitué à l’opulence des riches familles marocaines proches du pouvoir. Alors qu’elle se réjouissait d’une journée de tranquillité loin du faste et du regard de sa belle-mère, le pays est soudainement placé sous État d’urgence à la suite d’évènements surnaturels inexpliqués. Seule, elle va devoir trouver de l’aide pour rejoindre son mari…

Un personnage interclasse

En arabe, un caïd signifie « commandant », c’est au Maghreb une personne qui assure l’exécution des lois et des règlements. Par les pouvoirs qui leurs sont conférés de manière plus ou moins institutionnelle, ces caïds sont « étrangement riches dans certaines régions », explique la réalisatrice Sofia Alaoui, elle-même issue d’un milieu privilégié. Elle a découvert l’Europe par sa mère, le Maroc par son père ainsi que la Chine où elle a voyagé, explique-t-elle.

Le regard fier, Itto est un personnage qui ne manque pas de personnalité

À la croisée de différentes cultures, la réalisatrice entretient peut-être plus de points communs que ce que l’on imagine avec le personnage d’Itto. Cette dernière est un personnage entre deux classes sociales. Issue d’un milieu modeste et précipitée dans l’opulence par le bénéfice de son mariage, la jeune femme n’a véritablement sa place nulle part. Si l’appétit de toute classe sociale pour l’échelon supérieur comme horizon à atteindre est une réalité qui n’est plus à démontrer, c’est aussi un fardeau pour ceux qui gravitent dans les limbes de deux univers que tout oppose.

« Animalia » est un film interculturel, à l'image d'Itto qui parle arabe, berbère et français

Ainsi, la place de l’argent occupe une place centrale dans le film. À chaque problème, Itto cherchera d’abord la solution en sortant ses indécentes liasses de billets, tout particulièrement dans ces villages de montagnes où la vie est rude, bien loin du faste de riches villes côtières comme Casablanca. Négocier tout rapport avec autrui est systématique, à l’image de cette brève scène où son mari, bien habillé dans sa chemise immaculée, donne de l’argent à un inconnu sans même le remercier de l’aide qu’il a apportée à Itto. Le geste supplante le mot.

Pour autant, on aurait tort d’y voir une idéalisation des milieux ruraux face à l’indécence de classes dominantes, essentiellement parvenues. Hormis le personnage de Fouad à la stature morale inébranlable, les habitants des campagnes entretiennent eux-aussi un rapport permanent à l’argent, le bakchiche étant la « monnaie universelle », tout particulièrement dans les pays du Sud.

Splendide introduction de l'environnement fastueux de la belle-famille avant même ses personnages

On pense aussi à ces scènes réussies de repas qui prennent systématiquement des allures de banquets avec cette belle-famille. La photographie lumineuse des intérieurs de la villa familiale et le soin apporté à la composition ciselée de chaque pièce tranche avec le naturel des plans en extérieur, avec ces montagnes filmées sans emphase ni artifices inutiles. Au contraire, la villa aux airs de palais royal rappellerait presque une peinture dans le choix des couleurs et la minutie apportée au moindre détail.

Connais-toi toi-même

Ce point de départ d’Itto qui n’a véritablement de place nulle part est idéal pour y faire germer le doute. Poussée dans le réel et privée du pouvoir de l’argent devenu vanité, face à certains individus qui n’ont que faire de son statut social, Itto est forcée à s’adapter. C’est alors que l’irruption du fantastique (qui occupe une place finalement très marginale dans le film de Sofia Alaoui) vient faire office de détonateur et de remise en question du tout.

L'un des rares plans fantastiques à la démesure digne de « Interstellar »

Les prières d’Itto sont moquées par Fouad, un paysan bien plus proche du réel. Ce dernier singe ces incantations automatiques qui s’en remettent au sort de Dieu et auxquelles personne ne croit vraiment malgré leur omniprésence dans les sociétés musulmanes. Le voyage d’Itto est autant réel qu’intérieur, alors qu’on comprend qu’une présence extraterrestre traverserait les êtres, à commencer par les animaux, puis les Hommes. Aux religions monothéistes se substituerait une aura animiste venu d’ailleurs. La réalisatrice explique sa démarche :

Sofia Alaoui

« Je me suis dit que les extraterrestres pouvaient avoir une enveloppe visible et invisible, mais que leurs âmes pouvaient réussir à voyager et à s’incarner dans notre monde terrestre : animaux, humains… »

À l’image de l’allégorie de la caverne, l’humanité serait enchaînée à des croyances stériles. On croit voir la vérité, alors qu’il ne s’agirait que d’ombres illusoires. C’est le constat dressé par Itto lors d’un vibrant monologue en guise d’épilogue, « Tout était pourtant déjà là mais on ne le voyait pas ». L’issue serait la communion avec la nature et la nécessite de relier un monde déconnecté. Cet horizon rappelle à sa manière la mission de Sam Porter Bridges, personnage du jeu vidéo Death Stranding, dans le besoin impérieux de relier ce qui a séparé l’humanité.

Gott ist tot

Dans son approche, Sofia Alaoui refuse de diaboliser ces extra-terrestres qui enveloppent et envoutent soudainement les êtres. Leur figure au travers d’êtres vivants est bienveillante à l’égard d’Itto, même si on regrettera que le traitement de ces derniers n’ait pas bénéficié d’un peu d’ancrage narratif supplémentaire. Sur ce point, Animalia échoue en laissant trop de place au doute quant à cette étrange présence, sans forcément en maîtriser toutes les conséquences. On peine par exemple à comprendre les moyens déployés par l’armée, hélicoptères et véhicules lourds, alors que la menace n’ait jamais montrée, ni même visible. N’imaginez surtout pas un film d’invasion extraterrestre !

Autre choix assumé par la réalisatrice, cette dernière ne souhaitait offrir aucune « résolution » à son film. Or, le manque d’explications laisse une impression d’enjeux artificiels par moments, prétexte au soulèvement de la question de la foi. Si le propos face à la mise à mort de Dieu (sous toutes ses formes) est un postulat intéressant, on sent que la réalisatrice elle-même baigne dans une forme de crise agnostique indécise à laquelle toute réponse se heurte au doute permanent.

Le personnage de Fouad est le seul qui ne plie pas face à l'argent

Malgré la beauté de son épilogue scandé comme un poème au passé plutôt qu’au présent, comme pour imaginer un autre monde qui viendrait de s’éteindre pour en enfanter un autre, Animalia laisse malheureusement un sentiment d’inachevé. La critique de la religion est bien présente mais il manque quelque chose pour lui donner de la teneur et ce malgré les propos d’Itto. À l’instar d’un Zarathoustra des temps modernes, la jeune femme résolument (et peut être un peu trop soudainement) convertie clame sur un ton incantatoire :

« Il y avait toujours un responsable sur qui était la faute. Pour se laver de nos remords en respectant dans la crainte un être supérieur, notre unique salut. Un être que nous appelions Dieu. »

À ce moment précis, Itto s’adresse à son fils comme espoir d’une nouvelle société à construire sur d’autres fondements qu’on devine moins artificiels. « Ce film est à la fois sur la fin d’un monde mais aussi sur la naissance d’un nouveau » raconte Sofia Alaoui. En guise de réponse, on pensera à cette citation d’Emile Durkheim pour illustrer cet épilogue mystique : « Les anciens dieux vieillissent ou meurent, et d’autres ne sont pas nés ». Le spectateur, resté sur sa faim, s’interroge : fallait-il pour autant tuer les Dieux pour s’enchaîner auprès d’autres ?

Itto et Amine, un couple asymétrique

À cette anxiété très contemporaine et légitime face au délitement d’une époque dont le seul dogme inébranlable semble être les tables de la loi du Marché, d’autres lui opposeraient le désenchantement d’un monde plus proche du nihilisme que de nouveaux espoirs à bâtir. Animalia a été récompensé du Prix spécial du jury au Sundance Film Festival et malgré notre critique mitigée à mettre en perspective avec un premier long métrage, il est probable que la filmographie de Sophia Alaoui gagne encore en maturité et mérite d’être suivie avec attention dans les années à venir. Animalia sort en salle dès demain partout en France.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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Mr Wilkes
1 année

Le plan de l'”orage” approchant avec ses éclairs verts avait attiré mon attention dans le trailer du NIFFF sans que je sache de quel film il s’agissait ^^ l’ayant raté, tu m’intrigues avec cette critique, je pense que j’essaierai de le rattraper à sa sortie physique 😉

le loup celeste
Administrateur
1 année
Répondr à  Mr Wilkes

Je suis également très intrigué par son sujet et ses thématiques. Du coup, j’essaierai de le visionner lors de sa sortie sur support physique… Si HD, bien évidemment ! 😉

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