Si les tristes sires du net prompts à cracher sur le versant français du cinéma se gaussaient déjà des entrées désastreuses de la prochaine Palme d’or, les résultats du box-office ont su bien rapidement leur clouer le bec. Anatomie d’une chute serait-il le prochain phénomène salutaire pour les salles de cinéma ? C’est en tous cas tout ce que l’on peut souhaiter à la brillante Justine Triet qui propose à nouveau une œuvre intime et féminine puissante, surnageant d’une remarquable sélection du festival de Cannes 2023.
Chut !
Anatomie d’un chut, voilà comment l’on aurait dû titrer le dernier film de Justine Triet, qu’elle a scénarisé aux côtés de son compagnon Arthur Harari (le réalisateur derrière le génial Onoda, 10 000 nuits dans la jungle). Et si ce jeu de mot fait partie de la déferlante de mèmes se jouant d’un changement syntaxique dans le titre de la Palme d’or, « chut » semble bel et bien l’interjection adéquate pour décortiquer les ressorts à l’œuvre dans ce long-métrage. Un véritable film de l’empêchement, au sens le plus physique du terme. Mais avant de nous plonger dans une brève analyse du film via ce prisme de lecture, rappelons en quelques lignes le point de départ d’Anatomie d’une chute.
Un couple d’écrivain, Sandra (Sandra Hüller, à découvrir prochainement dans le prochain Jonathan Glazer) et Samuel (Samuel Theis), vivent avec leur fils malvoyant de onze ans Daniel (l’époustouflant Milo Machado Graner) dans un chalet de montagne. Lorsque Daniel part arpenter les versants enneigés entourant la propriété, accompagné de son chien-guide Snoop, il ne sait pas encore qu’après sa courte balade le corps inanimé de son père l’accueillera au pied de l’habitation. L’emplacement du cadavre dans l’axe de la plus haute fenêtre du mazot nourrit inexorablement la thèse du suicide, bientôt mise en doute par plusieurs détails qui n’échappent guère aux yeux des enquêteurs. Que s’est-il donc passé entre Sandra et Samuel durant les minutes qui ont précédé la mort du mari, voilà la question qui enflamme alors immédiatement les esprits des policiers, de la presse et de la cour.
Cécités collectives
Une balle qui rebondit sur les marches d’un escalier, provenant des limbes du grenier baigné d’ombres, où une main invisible semble l’avoir lâchée. L’ouverture d’Anatomie d’une chute emprunte évidemment aux codes du cinéma d’horreur, dont l’incursion brève (et presque sitôt déjouée par l’apparition de Snoop, dont on comprend qu’il poursuit la boule) n’en est pas pour autant dénuée de sens. Car c’est en effet dans ce pan-là du cinéma qu’il est possible d’aller extraire les clés pour tenter de développer une première lecture d’Anatomie d’une chute.
Un cinéma d’horreur qui s’incarne d’abord dans le personnage de Daniel. Si chacun des parents reprend comme prénom celui de l’actrice/l’acteur qui l’incarne (Sandra pour Sandra Hüller, Samuel pour Samuel Theis), l’enfant du couple déroge à la règle. Justine Triet décide en effet de le prénommer Daniel (pour un jeune acteur se dénommant Milo). Une transgression qui pointe inévitablement une volonté consciente de l’autrice, fondant une certaine gémellité avec le petit Daniel Anthony Torrance de Shining, l’enfant lumière. Comparaison facile et arbitraire que ce simple partage de patronymes, s’il n’était pas appuyé par une apparence commune entre les deux petits garçons. En effet, comme dans l’adaptation de Stanley Kubrick du roman de King, le Daniel de Triet arbore une même désuète coupe au bol. La situation d’un couple en crise enfermé dans un chalet de montagne enneigé parachève ensuite de lier l’enfant d’Anatomie d’une chute au Danny de Kubrick dans son adaptation kingienne.
« Je trouve que c'est un classique surestimé. »
Justine Triet sur le "Shining" de Kubrick dans une interview pour l'Obs
Un film que Triet invoque comme référence inévitable tout en le trouvant paradoxalement « insupportablement bête ». Et ce n’est sûrement pas Stephen King qui dirait le contraire, lui qui s’est toujours senti trahi par l’adaptation de Kubrick. En effet, là où le bouquin se nourrissait d’une histoire d’alcoolisme hantant Jack Torrance – addiction dont l’écrivain a lui-même été la victime – le père d’Eyes Wide Shut se limite à représenter une simple folie meurtrière dans son film, élaguant au passage toute la dimension liée à sa dépendance à l’alcool… Bref, un long-métrage certes impressionnant par l’imaginaire horrifique qu’il déploie tout en stagnant à la surface du matériau littéraire qu’il exploite.
Et si justement le Danny de l’œuvre de Stephen King – écrivain dont le nom est d’ailleurs utilisé par l’avocat plus tard dans le film – est doué de shining (une capacité de medium en quelques sortes), le Daniel de Justine Triet est a contrario empêché par un semi-aveuglement tenace. Loin des facultés parapsychologiques de son double littéraire lui permettant de voir au-delà du champ des possibles, Anatomie d’une chute figure un garçon à la vision voilée d’une cataracte visible, l’obligeant à plisser les yeux et à courber l’échine pour tenter de déchiffrer ce qui se trouve à quelques centimètres de sa rétine.
Le bal des aveugles
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux !
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ;
Terribles, singuliers comme les somnambules ;
Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie,
Comme s’ils regardaient au loin, restent levés
Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité,
Ce frère du silence éternel. Ô cité !
Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Eprise du plaisir jusqu’à l’atrocité,
Vois ! je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété,
Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
Baudelaire, « Les aveugles », Les Fleurs du mal
L’aveugle chez Triet n’est pas celui dépeint dans les toiles de la Renaissance. Ces monstruosités décharnées, le cou tordu comme celui d’une cigogne avide, le teint blafard et cireux, figurent notamment dans la peinture de Breughel La Parabole des aveugles (voir ci-dessous). Une vision que reprend d’ailleurs Baudelaire dans les premières strophes de son sonnet avant de retourner la représentation initiale du mal-voyant pour en faire un pur être de pensées… Celui à qui l’étincelle divine au fond de l’œil est arrachée se referme sur ce qui lui reste de divin, dans les tréfonds tout aussi obscurs de son encéphale (pour comprendre cela, rien de mieux que de lire « L’Aveugle et le philosophe » de Marion Chottin).
De Brueghel à Argento
Mais si nous abandonnons le pan philosophique dont l’évolution, nous l’avons vu, saute de l’être amputé à l’être greffé d’un pouvoir surérogatoire (une sorte de shining, en quelque sorte ?), c’est à nouveau dans le cinéma de genre que l’on puisera la représentation de la cécité s’approchant le plus de ce que nous offre la Palme d’or de cette année. Pour cela, il faudra ainsi fouiller les photogrammes de l’œuvre du maître incontesté du giallo Dario Argento, et plus précisément dans deux titres piochés à deux extrêmes de la carrière du fameux italien : Le Chat à neuf queues (de sa trilogie animalière) et son tout dernier en date, présenté au NIFFF 2022, Occhiali neri.
Ces deux longs-métrages, malgré les cinquante années qui les séparent temporellement (1971 & 2021), proposent dans la construction de leur scénario deux personnages similaires : un adulte aveugle et un enfant, tentant de s’échapper de l’emprise d’un tueur maniaque. La figure de la cécité est ainsi montée en contrepoint d’une pulsion scopique naissant dans le tueur (ou le spectateur, ce qui revient finalement alors au même), pulsion elle-même incarnée et autonomisée par des mouvements de caméra en vue subjective, comme échappée des mains du réalisateur et existant de manière autarcique dans le film.
L’adulte aveugle aidé par l’enfant d’Argento devient chez Triet un seul et même gamin, tout aussi malvoyant, tandis que le tueur évanescent qui les poursuit se matérialise chez la cinéaste française par les visions d’horreur déclenchées chez Daniel lors du procès. Et l’on retrouvera d’ailleurs la même vue subjective à plusieurs moments d’Anatomie d’une chute : une caméra souveraine, flottant à travers les couloirs du chalet à la manière des travellings voltigeant de Sam Raimi dans Evil Dead (du cinéma de genre, encore !), pour dévoiler au spectateur des boites d’Aspirine vides dans une poubelle, par exemple. Là encore, la pulsion scopique n’est pas loin, et l’impudeur du mécanisme même du procès semble l’incarner tout entière.
Anatomie d'une brèche
La brèche creusée à coups de hache par Jack Nicholson dans la porte d’une chambre de l’Overlook se transpose ici dans une ouverture plus métaphorique mais taillée tout aussi violemment sur l’intimité d’une mère. Et la force d’Anatomie d’une chute naitra de la dualité entre la scopophilie du spectateur (et de la cour) voulant à tout prix glisser un (mauvais ?) œil dans cette brèche, et l’empathie que l’on ressentira pour le pauvre Daniel obligé à écouter le déchirement du couple de ses parents (jusqu’à l’obsession, terme qu’il emploiera lui-même dans le long-métrage).
L’enfant qui voudrait (sa)voir, et sur qui repose toute l’enquête, s’apprête à se faire broyer par la mâchoire judiciaire et les images (toujours elles !) qu’elle fait remonter : bisexualité et tromperies de la mère, reconstitution apudique de la chute et des projections de sang, violence sonore de ces enceintes crachant les disputes enregistrées de ses parents… Et l’enracinement d’un doute, inexorable, sur la potentielle culpabilité de sa propre génitrice. Réflexions passionnantes (et terrifiantes !) sur l’altérité de celle qu’on aime, qu’on pense connaître tout entière mais des fêlures de laquelle s’extrait finalement cette trouble matière noire qu’il aurait mieux fallu laisser enfouie.
Voyage au bout de la nuit
Un film riche donc, dont la longueur – plus de 2h30 – ne se laisse jamais ressentir grâce notamment à un sens du montage particulièrement acéré. Les mouvements de caméra, subtils, participent à une sensation d’étouffement qui ne fait qu’enfler dans le film depuis que retentit le titre P.I.M.P. de 50 Cent repris par Bacao Rhythm & Steel Band. Musique festive, dansante, se muant d’une provocation passive-agressive (au début du film) à un véritable instrument de coercition (durant la reconstitution).
On reprocherait peut-être à Anatomie d’une chute le sous-entendu (et la tension sensuelle) entretenu entre Vincent l’avocat (Swann Arlaud) et Sandra, qui n’ajoute à l’histoire qu’un vernis superficiel pas forcément bienvenu. S’il est l’occasion pour Triet de créer une relation étroite entre les deux personnages permettant ainsi d’expliciter plus facilement certains enjeux du procès, il ne reste du personnage de Vincent qu’une coquille fonctionnelle pour le scénario mais finalement relativement creuse.
Maigre reproche à apposer à une œuvre passionnante, qui n’aurait peut-être pas forcément été notre Palme d’or (nous guettons impatiemment la sortie de The Zone of Interest de Jonathan Glazer, avec la même Sandra Hüller qui semble être de toutes les pépites cinématographiques de 2023) mais qui vaut largement le visionnage. Et vu les retours des premières entrées (meilleur démarrage d’une Palme d’or au cinéma depuis Entre les murs de Laurent Cantet en 2008), gageons que le film de Justine Triet soit non seulement un phénomène de festival, mais aussi un véritable succès au box-office !
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Oulala je me réserve ton article après avoir vu le film, j’aimerais bien resté vierge de toute infos comme je ne sais rien du tout sur anatomie d’une chute. Oui, oui, c’est possible ! ^^
La même pour le coup, je veux en savoir le moins possible quand je le découvrirai. 😉
Oui vous avez raison, mieux vaut le découvrir vierge de toute info (c’était plus ou moins mon cas au visionnage, et ce fût une chouette surprise ^^).
Héhé je l’ai vu hier et je me tâte à faire une petite vidéo. J’ai lu ton article que j’ai trouvé hyper intéressant. Danny c’est une certitude. Et effectivement il emprunte aussi au cinéma de genre. C’est un angle très original que tu adoptes.
J’ai bien aimé le film même si le choix de la palme d’or est plus discutable à mon sens. C’est très bien écrit mais c’est un cinéma que je trouve très froid dans son approche. C’est voulu pour ne pas adhérer à un personnage plus qu’un autre à part pour le petit dans le dernier tiers.
Tu me diras, j’ai (presque) le même ressenti pour The Zone of Interest. Très bel objet culturel mais qui m’a laissé sur le carreau en termes d’implication émotionnelle.
[…] avec la musique P.I.M.P., reprise de 50 Cents par Bacao Rhythm & Steel Band, dans Anatomie d’une chute. Et dans ce bref encart anarchique, où viennent se greffer la bonhomie d’un baby-sitter […]
[…] Anatomie d’une chute, Palme d’or à l’aune du cinéma de genre par Mr Wilkes […]