Pour la sortie d’Alien : Romulus, revenons sur la pulsion sexuelle métaphorisée dans le premier film de la saga. De Lovecraft à Barbarella, en passant invariablement par Giger, retour sur la sexualité malade dépeinte dans ce chef d’oeuvre de la science-fiction signé Ridley Scott. Qu’en est-il du sexe dans l’horreur et la science-fiction des années pré-Alien ? Pourquoi Alien est parvenu à tant marquer les esprits ? Tentative de réponse avec un tour d’horizon (non-exhaustif) de la question…
Cauchemar pornographique
Alien : le huitième passager est un véritable cauchemar pornographique. C’est du moins une section entière de l’ouvrage Alien : La Xénographie sorti aux éditions ActuSF. Viol, domination, soumission, représentations phalliques et autres violences sexuelles, Alien est traversé tout entier d’une dimension (plus ou moins) métaphorique invoquant une forme malade de sexualité qui fait rudement écho à la condition féminine dans l’occident de la fin des années soixante-dix.
Pour bien comprendre comment Alien est devenu un marqueur culturel capable d’essaimer dans toute la pop-culture qui suivra et pourquoi la métaphore sexuelle est si importante dans ce long-métrage, il convient de donner un coup de sonde dans les deux genres principaux du film de Ridley Scott : l’horreur et la science-fiction.
Gynéphobie, mensonges et vidéo
Dans un article passionnant intitulé L’Horreur du féminin, portrait d’une gynéphobie, Loïc Darses dresse un croquis de l’image de la femme dans le cinéma horrifique. Et décidément, la peinture est bien peu reluisante : « Véritable cauchemar de meute, cicatrice des blessures communes, le cinéma d’horreur, ainsi projeté sur grand écran soir après soir, est pour ainsi dire le miroir de ce qui terrifie la société moderne. »
Une image décidément terne, où l’écran sert de réceptacle aux peurs primaires d’une société majoritairement blanche, hétérosexuelle et résolument patriarcale. Ainsi, c’est bien souvent le cinéma d’horreur qui a dépeint la femme comme la figure même de la proie faible et dépendante, ou au contraire la monstruosité la plus vile et menaçante. Soit victime lâchée en pâture, soit folie hystérique, la nuance était (est ?) rarement de mise… Même la vulve et le vagin n’échappent pas à de redondantes représentations lourdes d’épais relents psychanalytiques…
En effet, contrairement au pénis, c’est le sexe de la femme qui est représenté comme une menace par le mythe du « Vagina dentata ». Tiré d’anciennes traces de légendes folkloriques, ensuite véhiculées par des apologues censés préserver son lecteur des dangers liés à la sexualité, le fait que la menace soit inféodée au genre féminin en dit long sur la vision de la femme et de sa sexualité à l’époque. Certains films comme le (médiocre) Teeth tentent toutefois de retourner cette imagerie désuète… Si cela n’est pas l’apanage uniquement de mauvais films d’horreur, il est effectivement questionnable de voir à quel point l’image de la femme (par ses traits psychologiques, adolescents, maternels et/ou sexuels) a été diabolisée par le cinéma de la peur. Une réalité au pinacle de laquelle se retrouve un duo de sous-genres horrifiques, le rape and revenge et le slasher.
Le rape and revenge, s’il a accouché de films fantastiques (bien que parfois reçus de manière équivoque, comme le Elle de Verhoeven), a également vomi une tripotée d’étrons voyeuristes et complaisants. Un genre que Virginie Despentes analyse d’une manière assez intéressante dans son essai King Kong Théorie :
« Quand des hommes mettent en scène des personnages de femmes, c'est rarement dans le but d'essayer de comprendre ce qu'elles vivent et ressentent en tant que femmes. C'est plutôt une façon de mettre en scène leur sensibilité d'hommes, dans un corps de femme. (...) On voit donc comment les hommes réagiraient, à la place des femmes, face au viol. Bain de sang, d'une impitoyable violence. Le message qu'ils nous font passer est clair : comment ça se fait que vous ne vous défendez pas plus brutalement ?»
Virginie Despentes, King Kong Théorie.
Dur de séparer le bon grain de l’ivraie dans un genre si foutraque, se plaisant à brouiller les repères moraux et à multiplier les couches de lecture. Reste que tout n’est clairement pas à jeter à la poubelle, d’autant plus que des réalisatrices se sont essayées à l’exercice de reprendre les codes du sous-genre pour les subvertir de l’intérieur. C’est le cas notamment du Revenge de Coralie Fargeat où la réalisatrice orchestre la traque au fusil d’un homme… à poil. Ça a le mérite d’au moins renverser les codes… Et d’attendre avec impatience la sortie prochaine de The Substance, déjà chroniqué sur MaG lors de sa présentation à Cannes.
Le slasher quant à lui (malgré à nouveau un bon nombre d’exceptions) suit également une logique bien résumée par Loïc Darses dans son article : « la pénétration du corps, souvent féminin, par un objet étranger, la plupart du temps masculin ». Une logique que le film résout au travers d’une final girl, qui trouvera le salut en se conformant aux codes sociétaux et puritains (pour ne pas dire patriarcaux) ambiants. Il faut dire que les décennies qui ont accouché de la plupart des films marquants de ce genre se trouvent également être des années où le puritanisme était la norme aux USA. Dans les années 70 (quand commencent à pupuler les premiers slashers), pas moins de 70% des américains désapprouvaient le sexe prénuptial !
Dans un article titré Slashers and Sex, Leina Hsu évoque une seconde piste : après une première vague féministe correspondant au combat pour des droits fondamentaux comme l’ouverture du vote aux femmes, une seconde vague féministe déferle en quête de plus de justice concernant les droits reproductifs (notamment avec la démocratisation de la pilule contraceptive). De quoi insuffler a contrario un tsunami réactionnaire dans le milieu très masculin de l’industrie cinématographique.
Exemple canonique : le Halloween de John Carpenter qui débarque dans les salles un an avant le premier Alien. Dans une virtuose ouverture en plan séquence, on suit à la première personne les déambulations de Myers dans les couloirs d’une maison où sont éparpillés les vêtements de sa sœur, suggérant qu’elle s’occupait ce soir là autrement qu’en jouant au Scrabble… Lorsqu’il finit par la trouver, elle est de dos, topless, en train de se brosser les cheveux. Myers la poignarde, enjambe son corps dénudé sans même jeter un regard à l’autre protagoniste de la scène, évidemment masculin.
« The killing is oddly erotic, in some ways a visual translation of the male desire to exert control over “sexually empowered” women. Myers’ use of a phallic object as a weapon signifies sexual domination. [...] »
Leina Hsu dans son article "Slashers and Sex"
Loin de clouer au piloris les films cités ou d’en faire une lecture morale, cette radiographie partielle dénote tout de même d’un climat intellectuel et sociologique ambiant dont le cinéma de la peur semble particulièrement avoir été le diffuseur. Mais quel est le lien entre des propositions aussi diverses que Jason, Halloween ou La Source de Bergman et Alien ? Et pourquoi s’attarder si longuement sur les codes de ce cinéma pré-Alien ? Avant d’y répondre, il conviendrait peut-être de sonder l’autre genre majeur traversant le chef-d’œuvre de Ridley Scott : la science-fiction.
Science-f(r)ictions
Dès les premiers germes de science-fiction, le genre intègre des questions liées à la sexualité. Pourtant, même durant l’ère des pulps et le début de l’âge d’or de la SF, ses représentations restent timides et très genrées. Le critique américain Gershon Legman résume d’ailleurs bien le lien entre la SF d’alors et la représentation sexuelle :
« The reason for this [aversion to sex] is neither due to oversight nor external censorship, but the fact that the largest percentage of the audience for pulp science fiction literature is composed of adolescent boys (who continue reading it even after they are grown up), who are terrified of women, sex, and pubic hair. »
G. Legman, critique américain
Ce n’est qu’à partir des années 60 que la science-fiction commence à intégrer les changements sociétaux à l’œuvre, notamment grâce à la révolution sexuelle et les mouvements de contre-culture. Si la SF écrite digère donc de nouvelles formes d’arrangements domestiques, imagine des coutumes sexuelles inédites ou s’ouvre aux autres orientations sexuelles, le cinéma peine à intégrer ces changements à l’intérieur de ses productions et se contente d’y faire figurer de plantureuses actrices dénudées plutôt que des personnages creusés et moteurs de l’intrigue.
En 1968, c’est Barbarella qui débarque sur les écrans. Adapté d’une série de BD éponymes signées Jean-Claude Forest, les dessins représentent une héroïne sur-sexualisée basée sur la figure déjà hautement (h)érotique de Brigitte Bardot, et narre ses tribulations (souvent libidineuses) dans l’espace. Un éloge de la femme forte et indépendante ? C’est au moins ce qu’affirme Forest, mais ce n’est pas forcément ce que l’on découvre dans le long-métrage.
L’orgasmotron décrit dans le film, s’il prêt à sourire, n’offre pas une vision très progressiste de la question du viol. On y voit en effet Barbarella (Jane Fonda) enfermée par l’antagoniste du film – le docteur Durand Durant, ça ne s’invente pas – ressortir toute guillerette de la machine à orgasme qui la tenait captive et qui aurait dû la tuer. Décidément, c’était une autre époque…
Et même lorsque les films de SF s’aventureront à montrer des femmes fortes, il aura une fâcheuse tendance à s’enliser dans deux clichés vus et revus du cinéma. Le premier est le syndrome Trinity, théorisé par Tasha Robinson, qui veut que même lorsqu’un film dépeint une femme forte elle se retrouve rapidement réduite à devenir le bras droit d’un héros masculin (cf. Trinity dans Matrix évidemment). Le second est le « born sexy yesterday », qui consiste à insuffler le caractère naïf et innocent d’un enfant dans le corps sursexualisé d’une femme… Deux concepts détaillés dans un article au sujet du sexe dans la science-fiction sur le site La SF dit le présent.
Un cinéma qui a donc casé (et continue parfois de le faire) les femmes et la question sexuelle dans des alvéoles ultra stéréotypées et désuètes. Quelques rares exemples pré-Alien offrent un peu plus au spectateur, c’est le cas du film qui va suivre…
En effet, dans Génération Proteus (alias Demon Seed ) en 1977, on assiste à l’émergence d’une intelligence artificielle nommée PROTEUS IV censée révolutionner le monde. L’ordinateur va (évidemment) prendre le contrôle jusqu’à considérer la femme de son créateur comme la porteuse idéale de son enfant…
Adapté d’un roman de Dean Koontz (La Semence du Démon), on retrouve donc deux ans avant Alien une forme de sexualité malade qu’on rapprocherait volontiers de l’œuvre de Giger, perdue entre ses multiples scènes de sexes biomécaniques et ses bébés atomiques. Qu’est-ce qui fait que ce film traitant de nombreux sujets connexes et arborant une imagerie aux références parallèles n’a pas été le choc cinématographique des années 70 et qu’il a fallu attendre encore deux ans avant la révolution initiée par Alien ? Pour le coup la réponse est plutôt simple : si Génération Proteus est une série B sympathique à regarder, elle n’est en rien un grand film qui aurait su marquer la rétine de millions de spectateurs…
Le choc Alien
Mais pourquoi donc ausculter les formes de représentation de la sexualité dans l’horreur et la science-fiction, qui sont également les genres dans lesquels s’inscrivent Alien ? Et bien tout simplement pour comprendre pourquoi Alien avec sa nouvelle peinture du féminin et de la génitalité a pu souffler un tel vent de fraicheur et devenir si marquant dans l’histoire du septième art.
Le paysage cinématographique était en effet sur-saturé de films aux qualités certes diverses, mais véhiculant souvent une vision tronquée de la sexualité et de la féminité. Ouvertement conservateurs, parfois un brin misogynes ou carrément gênants, les films de genre ont pu parfois être (consciemment ou non) le vecteur d’une idéologie rétrograde. L’arrivée du personnage de Ripley (Sigourney Weaver) transcende les standards du personnage féminin de l’époque en amenant sur le devant de la scène une féminité forte, ne dépendant jamais d’une caution masculine. En ne se conformant pas aux codes puritains en lice dans le genre du slasher et en la déconnectant des habitus de genre ayant cours dans le cinéma de l’époque quitte à réécrire une partie du scénario (notamment la romance prévue en premier lien entre Ripley et Dallas), Alien parvient à se démarquer nettement de toute la production cinématographique précédente.
Mieux, ses multiples métaphores sexuelles trahiraient une conscience pré-Me too assez passionnante, où l’omniprésence du viol fait peser une lourde menace sur tout le long-métrage. Un malaise qui se doit de sortir, littéralement, exactement comme l’Alien qui jaillit de la poitrine de Kane dans le long-métrage. Si les suites ont peu à peu nivelé leurs dimensions métaphoriques pour répondre (on le devine) à des logiques mercantiles imposées par les studios, Prometheus propose à nouveau une totale relecture de l’archétype d’Alien encore une fois assez folle. Mais on touche là à une tout autre histoire… Il nous reste alors à patienter encore quelques jours pour découvrir ce que Fede Alvarez nous réserve avec Alien : Romulus ! Et c’est peu dire qu’on a hâte (autant que peur) du résultat.
Quelques propositions de lectures qui ont aidé à écrire cet article
- Avec « Alien », « H. R. Giger a rajouté à l’imaginaire lovecraftien une dimension sexuelle », entretien avec Marc Atallah pour Le Monde.
- L’horreur au féminin, Portrait d’une gynéphobie, par Loïc Darses
- Slashers and sex, par Leina Hsu
- Sexe et SF, sur le site La SF dit le présent
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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