Premier long métrage du grec Vasilis Katsoupis, A l’intérieur était également présenté en avant-première au FEFFS. Un film qui semble avoir été taillé pour Willem Dafoe dans le rôle de Némo, cambrioleur d’œuvres d’Art de riches particuliers. À la suite d’une opération qui a mal tourné, il se retrouve, seul, pris au piège, enfermé dans un penthouse aux airs de prison fortifiée.

Piège de cristal

On sait combien l’acteur légendaire a toujours su choisir les films dans lesquels il apparaissait. Certes aussi coutumier des blockbusters, il a incarné de nombreux rôles pittoresques avec des réalisateurs prisés de la scène indépendante. Nul doute qu’Inside s’inscrit dans cette perspective. L’acteur originaire du monde du théâtre participe ici à une œuvre à la croisée des genres. L’Art y occupe une place centrale, puisqu’une fois l’alarme déclenchée, Némo va devoir faire preuve d’une créativité sans bornes pour survivre et tenter de trouver une échappatoire. Rien d’anodin à ce qu’il porte le nom du personnage de Jules Verne d’ailleurs. L’appartement est apparemment privé d’eau et impossible de briser la porte et les baies vitrés blindées de cette luxueuse propriété perchée au dernier étage d’un gratte-ciel.

Esthétique glaciale de la postmodernité.

C’est aussi l’image des grandes fortunes isolées du monde où le foyer n’a rien de chaleureux avec ses murs gris et sans adhérence. C’est le modèle concentrationnaire à l’architecture panoptique comme le relevait Foucault pour les prisons. On peut voir les gratte-ciels alentours et être entrevu tel une ombre furtive qu’on apercevrait au loin. Pourtant aucune fenêtre ne s’ouvre physiquement vers le monde. C’est derrière une vitre épaisse que l’extérieur est d’apparence accessible et c’est par la climatisation centralisée que l’on respire. Les besoins vitaux sont donc assurés par la modernité.

Comble du prisonnier, la domotique y occupe une place centrale jusqu’au frigo qui nous conseille sur les recettes à suivre et commandes à valider. L’assistananat, le vrai. L’objet lance même la macarena si l’on oublie de laisser la porte fermée. Ce frigidaire peu ordinaire sera son seul « interlocuteur » et tout un symbole d’isolement avec ces échanges à sens unique. Le panneau de contrôle central, rendu défaillant lors du cambriolage avorté, réglera le temps et les saisons, alors que le thermostat oscillera entre le chaud et le froid. C’est donc confiné dans un espace-temps postmoderne que le réalisateur affine la métaphore de la prison.

Libérer l’Art...

A cela s’ajoute le contexte même du cambriolage : cet appartement entouré d’œuvres elles aussi enfermées dans ce même environnement aseptisé. Ces peintures et sculptures deviennent finalement de simples images pour Némo qui les voit au quotidien. En revanche, les caméras braquées vers l’extérieur sont autant de fenêtres virtuelles vers les autres. Au gré des jours et au-dedans de l’écran, une femme de ménage devient fantasme jusqu’à flirter avec l’imaginaire et la raison du voleur. Willem Dafoe nous livre une performance puissante, qui porte le film jusqu’à son terme. Son visage émacié et expressif passe par une palette d’émotions contraires propres au prisonnier. Il se saoule d’abord, avant de songer plus sérieusement à son sort, confronté aux pénuries à venir. 

Non sans ironie, Némo s'enivre face à l'œuvre "If I Were You, I’d Look At You Again" de Maxwell Alexandre

Privé de liberté, il crie et hurle pour appeler à l’aide. Une vaine tentative dans un espace parfaitement insonorisé. Il faut que silence se fasse alors que l’alarme est assourdissante. Némo rappelle la peinture Le Cri d’Edvard Munch. Et on pourrait même s’amuser à dire que notre protagoniste est la sixième version, comme une variation contemporaine du sujet du peintre norvégien !

Le Cri d’Edvard Munch
Le Cri, Edvard Munch - 1893

Comme l’écrivait Fredric Jameson, cette peinture est « l’expression canonique de grands thèmes modernistes : l’aliénation, l’anomie, la solitude, la fragmentation sociale et l’isolement, emblème quasiment programmatique de ce que l’on a appelé l’ère de l’angoisse ». Le personnage du Cri porte en lui une contradiction insoluble, sa détresse est inaudible ; il est condamné au silence propre au medium. Il est le seul à pouvoir entendre ce bruit assourdissant qui l’entoure, à l’instar de Némo et de l’alarme au début du film. C’est une souffrance muette qui finit par se projeter dans la prison même, jusqu’à dénaturer les formes, couleurs et perspectives par le prisme de l’émotion propre à l’expressionisme.

A l’instar d’un peintre d’Art brut, Némo explore progressivement son nouvel environnement mental et physique et finit par redonner le cadre artistique dont la postmodernité avait privé ces œuvres de salon. Cantonnées à l’espace privé, ces œuvres sans public devraient être un interdit catégorique. C’est la légendaire « fin de l’Art » de Hegel. L’Art à domicile devient décoratif et le sens insignifiant. Mais Némo, lui, dessine, peint et écrit des poèmes sur les murs, tandis qu’il œuvre de son corps et de sa chair pour tenter de s’échapper vers le ciel en construisant une sorte de Tour de Babel avec les meubles alentour.

Centro di Permanenza Temporanea, Adrian Pica – 2007
Centro di Permanenza Temporanea, Adrian Pica - 2007 représente l'impasse de Némo

Un puits de lumière au plafond semble être la seule échappatoire à cet aquarium. Le voleur passe par tous les états, du penseur de Rodin, prostré ; à Icare obsédé par le feu du soleil ; au prophète qui laisse des versets en guise de testaments. C’est aussi que cette fragile construction fait écho à l’une des photographies d’Adrian Pica. Elle apparaît dans dans le penthouse. Sur cette dernière, des passagers attendent benoîtement, agglutinés sur une passerelle d’embarquement. Au dessus d’eux, le bleu du ciel et le Monde pour Némo.

... Libérer l'Être

Ce plan complet de la création de Némo représenté ci-dessous jouit d’une composition graphique quasi picturale avec différents niveaux. On croirait voir derrière l’imagerie des peintures de la Renaissance et de la représentation du purgatoire, de l’Enfer et du Paradis. Le choix esthétique tranche et est amplifié par le phrasé de Némo : « Je vais au ciel, sur une colline » répète-t-il pour se convaincre. Mais la détermination suffit-elle au succès ?

Inside
Littéralement le plafond de verre à briser ou " le temple de la fondation du Ciel et de la Terre"

Fait notable et visible à l’écran, le film a été tourné chronologiquement, ce qui permet d’apprécier la vitesse à laquelle l’appartement (et le prisonnier) se dégrade(nt). L’acteur s’est même calé sur un rythme naturel : « Puisqu’on tournait en temps réel, je me suis laissé aller », plaisante-t-il. La transformation devait être tangible :

« Je me suis laissé pousser les cheveux [et] les ongles. J’étais sale. Je ne me lavais pas les cheveux. J’ai perdu un peu de poids, parce que j’avais conscience de l’évolution de mon personnage. […] Chaque jour, je m’endurcissais, je m’enfonçais dans le personnage, dans son corps, dans son apparence, dans son odeur. »

Pour les besoins du tournage, le réalisateur a fait appel à un curateur italien Leonardo Bigazzi et toutes les œuvres sont réelles et issues de collections privées. On comprend dès lors le défi qu’ont dû impliquer ces prêts alors que la production ne pouvait pas garantir l’état dans lequel les pièces seraient restituées. Face au besoin, certaines œuvres abstraites font même office d’outils. Némo finit par renverser une œuvre et la piétiner nonchalamment sur son passage, fatigué d’être traversé par son regard. « Je vais te libérer » dit-il droit dans les yeux à l’œuvre A Perfect Day de Maurizio Cattelan (1999). L’acte confine à l’hérésie et à la réappropriation de l’auteur par la performance. Non sans ironie, cette photographie représentait une œuvre éphémère qui n’exista que le soir du vernissage où le galériste Massimo De Carlo de Milan avait été attaché au mur par de l’adhésif. Comme une crucifixion postmoderne. On pourrait s’amuser encore longtemps à déchiffrer toutes les nombreuses références du film.

A Perfect day 1999 de Maurizio Cattelan - 1999 - Photographie couleur, plexiglas, aluminium.

C’est par la contrainte et l’isolement que Némo renoue avec lui-même. N’est-ce pas d’ailleurs le sens étymologique à donner au mot Intérieur : « qui est au dedans de l’âme » comme le sous-tend son origine sémantique dans le livre L’Internelle consolation. L’idée de dévouement traverse le film qui parvient à faire passer un acte trivial sinon proscrit par les bonnes mœurs comme un révélateur de l’âme torturée mais créatrice. 

Il y a enfin ce gros plan sur les selles de Némo qui s’accumulent dans la baignoire vide à défaut d’eau courante. Le captif se torche avec les feuilles de classiques de la littérature acquise à toute bonne bibliothèque bourgeoise. Némo frôle la démence par moment, comme rongé par le feu solaire. On pense à Artaud et sa célèbre phrase qu’il écrivit  dans son recueil La recherche de la fécalité (1947) à l’issue de son abominable séjour à l’asile de Rodez et qu’il scanda ensuite sur l’ORTF : « Là où çà sent la merde, ça sent l’être ». 

A l’image de la tentative d’évasion et des échecs répétés de Némo, le sang, la chair, les os, la merde : tout le corps de l’artiste naissant y passe. Le poète incompris poursuit :

« Pour exister il suffit de se laisser aller à être, mais pour vivre, il faut être quelqu’un, pour être quelqu’un, il faut avoir un os, ne pas avoir peur de montrer l’os, et de perdre la viande en passant. »

Le talkie walkie sera coupé par ses complices dès l'échec de la mission.

Malgré quelques incohérences scénaristiques du film quant au caractère hermétique de cette geôle de fortune – à commencer par le fait qu’il n’ait pas de portable – on lui pardonnera ces quelques défauts pour les besoins impérieux du scénario. A l’intérieur ne doit aucunement être pris pour un escape game ou autre Panic Room alternatif. C’est la métaphore de la recherche de l’Être qui lui donne sa singularité et tout son intérêt, tout particulièrement pour les amateurs d’Art. Véritable performance à part entière, A l’intérieur est un film incarné et original, qui pour un premier long-métrage, mérite votre attention. Sortie en salle prévue le 1er novembre 2023 en France.

« L’homme n’a pas de corps distinct de son âme. […] L’énergie est éternel délice et procède du corps. »

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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