- A défaut d’images fournies par l’éditeur, les photos de cet article ne sont pas tirées du film, même si celui-ci comporte majoritairement des prises de vue réelles tirées de documentaires, des réseaux sociaux ou de lanceurs d’alerte. Elles ont vocation à illustrer et étendre la réflexion autour des thèmes abordés par 2073.
Présenté en avant-première mondiale à la Mostra de Venise, 2073 opte pour un angle sui generis, à la croisée du documentaire et de la fiction. Récit catastrophe par excellence, 2073 se propose de mettre en résonnance un futur apocalyptique et notre époque contemporaine. A l’instar de Skynet qui envoyait dans le passé un modèle de Terminator pour tuer dans l’œuf la résistance humaine, le réalisateur Asif Kapadia renverse l’équation et nous lance une adresse directe pour conjurer le grand effondrement fantasmé. Et si la science-fiction était devenue obsolète ?
Apocalypse now ?
Le métrage 2073 commence par des visions de chaos qui s’enchaînent à toute allure à l’écran, de la fiction à la réalité et vice-versa. Asif Kapadia nous fait remonter en arrière 37 ans avant la catastrophe qu’on devine née des cendres d’un Armageddon nucléaire. Il alterne ainsi entre de brèves séquences de fiction (pas très heureuses en termes d’acting comme de mise en scène) et des extraits authentiques des milliardaires de la Tech en passant par les autocrates notoires de ces dernières années : Xi Jinping, Vladimir Poutine, Donald Trump, Rodrigo Duterte, ou encore Narendra Modī. Autant de dirigeants qui cultivent le culte de l’impunité et dont les pratiques imprègnent de plus en plus nos démocraties occidentales selon la logique jurisprudentielle du pire.
Très vite le spectateur reconnaît des images mémoires enracinées dans notre imaginaire collectif, pour peu qu’on s’intéresse au sort de nos contemporains : le traumatisme du 11 septembre lequel engendrera « la décadence sécuritaire » de nos sociétés, la rébellion matée des Anti-Extradition Bill Protests à Hong Kong, le génocide des Ouïghours, le crédit social exporté comme toute autre marchandise, les violences policières contre les gilets jaunes, etc. Ce portrait noir n’a qu’un seul objectif : chercher à démontrer les déterminants d’un effondrement général à venir et matérialisé par les passages de fiction de 2073. Un futur ruiné par les transhumanistes, un avenir gouverné par des libertaires et autres démiurges autoproclamés. Ou plus prosaïquement, un retour à la vision de Hobbes ; une guerre des mondes que les progressistes auraient perdue.
Si 2073 est à première vue efficace, c’est qu’il ne passe pas par quatre chemins, à défaut d’être subtile. Certains lui reprocheront très certainement son manichéisme en se refusant tout regard sur les progrès de nos sociétés, à supposer qu’il ne s’agisse plus seulement d’épiphénomènes. Son parti-pris visant à démonter que la science-fiction est déjà là ne peut que convaincre les militants écologistes, ceux des droits de l’Homme et plus généralement toute personne ayant soutenu des révoltes à caractère anticapitaliste partout sur le globe. Qui a protesté contre l’ordre établi connaît le goût de la matraque ou l’odeur du lacrymo au matin au Chili comme à Paris.
Et c’est sans doute sur ce point que l’appréciation de 2073 différera selon votre engagement et positionnement politique. Impossible pour ma part de ne pas penser à ce vieil homme bien réel qui interpellait cette semaine des activistes climatiques d’Extinction Rebellion dans la file d’attente des vaporettos. Le vieux monde campé sur ses positions se frictionnait avec le nouveau. « Terrorista ! » lançait le vieillard aux deux jeunes loupiots qui tentaient vainement de le raisonner. Un poncif bien connu, là où d’autres militants de l’action directe voient plutôt ces membres d’Extinction Rebellion comme d’inoffensifs acteurs de l’inaction climatique. Comme quoi, tout est affaire de référentiel.
Du fait de son angle futuriste, 2073 n’hésite pas à interpeller son spectateur lorsque s’inscrit à l’écran cette question sibylline pour le consommateur mais profondément triviale pour ceux qui ont choisi d’inscrire leur action dans la vie de la cité : « Avez-vous déjà manifesté ? ». Cela n’est pas sans rappeler le succès de l’essai de feu Stéphane Hessel, Indignez vous ! Ce texte lapidaire du résistant déporté et évadé de Buchenwald défendait l’idée selon laquelle l’indignation est le ferment de « l’esprit de résistance ». Le livre avait alors reçu un accueil dithyrambique par la presse, soudainement habitée par l’esprit révolutionnaire, comme auprès de tout un pan de la bourgeoisie plus habituée à mettre un bulletin dans l’urne tous les cinq ans qu’à prendre le pavé quand la démocratie déraille. Pour les seconds qui ont fait de la résistance une éthique, ce texte avait fait l’effet de l’énonciation d’une stricte banalité.
Une tragédie annoncée
Loin de là l’idée de dire que 2073 est mauvais, mais en tant qu’œuvre annoncée de docu-science-fiction, ce qu’il cherche à démontrer est déjà tragiquement frappé par l’évidence. Etonnamment, malgré un discours collapsologiste indéniable et une critique de ces supposées « élites » des GAFAM qu’il ne manque pas d’écorner, Asif Kapadia semble plus rétif à prononcer le mot tabou : « capitalisme » et encore moins celui de « lutte des classes », quitte à tomber trop facilement dans le piège du « eux » contre « nous ». Le grand saut complotiste n’est pas loin et il est sans doute plus juste de parler de communauté d’intérêts des ultra-riches plutôt que d’employer un lexique qui suggère la manigance. Les mots ont de l’importance. Intégrer les causes eut été plus pertinent pour éviter de donner l’impression qu’on ne lutte que contre des moulins à vent. Cependant les témoignages de lanceurs d’alerte et autres journalistes persécutés, voire sauvagement assassinés comme Jamal Khashoggi, restent l’une des franches réussites du film.
Selon que vous soyez plus ou moins aliéné au mirage du sacrosaint marché et ses prétendues vertus sur nos libertés, 2073 aura donc un effet relatif. Nul doute que certains des supporters de Trump ayant conduit l’assaut au capitole et autres apôtres d’un capitalisme fanatique (et qui voient des communistes à tous les coins de rue) trouveront davantage matière à bousculer leurs croyances en regardant 2073. En revanche, pour ceux qui ont été de toutes les luttes pour abattre la citadelle, nul doute qu’ils resteront sur leur fin. On peut faire le parallèle avec l’irruption médiatique du néologisme « éco-anxiété » qui réduit le souci de l’action environnementale à un état psychique relevant de l’émotion, voire de la maladie, plutôt que d’un raisonnement construit sur les ravages du néolibéralisme. Un raccourci autrement plus commode qui se concentre sur les conséquences plutôt que sur les causes.
Réalité parallèle
Oui, la science-fiction est déjà là et c’est sans doute le paradoxe de notre époque où l’on peut vivre à côté mais séparés. « Faire société », autre expression chère à la novlangue de nos politiciens, témoigne de cette aberration. A l’image de ces cols blancs chahutés sur un manège de foire, le casque de VR vissé sur la tête dans l’une des séquences du film, la réalité est depuis longtemps déjà virtuelle et nos croyances nées de l’universalisme des droits de l’homme, une fiction juridique en voie d’extinction. En outre, ne dit-on pas que nous vivons à l’ère de la postvérité ? A l’heure où le mensonge est devenu partie intégrante du dispositif politique, que vaut encore la signification d’un mot comme fakenews, autrefois vulgarisé sous l’impulsion de la présidence baroque de Donald Trump, alors que cette pratique est aujourd’hui largement partagée (presque) tous politiques confondus ?
Le monde postmoderne dépossédé d’une lecture crédible se trouve réduit à devoir se fier à la logique du Fact-checking, autre euphémisme heureux d’un journalisme convalescent. La source de vérification est alors elle-même exempte de toute critique, démontrant les limites d’un simple outil dans un monde en perte de repères. Le stampel du ministère de la Vérité se suffit alors à lui-même. Ne dites pas « mensonge », mais « contre-vérité » comme le veut le verbiage consacré. Les démocraties occidentales ont très bien intégré le pouvoir du langage en empruntant des techniques rodées propres au fascisme et largement théorisée par Klemperer dans son carnet de bord tenu quotidiennement pour détricoter le langage du régime nazi. Les milliardaires qui injectent des sommes faramineuses pour s’accaparer les médias deviennent dès lors des faiseurs de roi. Les sondages ne représentent pas l’opinion publique mais ils la façonnent. Et nos données personnelles sont l’or numérique du XXI ème siècle comme cela n’aura échappé à personne.
Le poids des images, prix de l'indignation
Aujourd’hui, si le présent nous pèse, c’est car il a rendu la SF caduque. Sur ce point, lors d’une séquence où l’héroïne peine à trouver le sommeil, comme hantée par le passé, 2073 interroge en creux quelque chose d’intéressant : le poids des images. Jamais nos sociétés n’ont eu accès à un tel flux d’informations en temps réel auquel nous participons tous qu’on le veuille ou non. Tout cela se répercute sur notre santé mentale et éprouve notre subconscient. 2073 réussit d’ailleurs à intégrer des images très récentes de Gaza ce qui laisse supposer que le montage final date d’il y a quelques mois à peine. Mais ces destructions restent matérielles, les dégâts humains sont, eux, globalement hors champs.
Or le génocide en cours, même si le mot n’est pas prononcé (pas davantage pour les ouighours du Xinxiang ni même pour les pogroms perpétrés par les nationalistes indiens sous la coupe de Modī) est un révélateur de notre humanité qui se meurt à petit feu comme des failles du supposé monopole de la vertu des sociétés occidentales. Il suffit d’ouvrir un réseau social pour voir des images toujours plus épouvantables au sens littéral du terme. Autant de témoignages qui dépassent les frontières de notre imaginaire débridé – même le plus morbide – avant de disparaître dans les limbes d’un algorithme cruel. Des nouveaux nés démembrés se disputent une fraction de secondes pour être en tête de gondole d’un fil Twitter macabre, entre deux publicités pour farmer des cryptomonnaies ou acheter un produit Temu, peut-être même fabriqué dans un camp de concentration Ouïghour.
D’autres sont tellement faméliques que leurs os percent le peu de peau restante qui n’a pas été brûlée par les bombes incendiaires. Des familles éclatées le regard vide, exténuées par le bourdonnement des drones, des enfants mutilés qui nous supplient pour de la farine, d’autres devenus aveugles et qui n’ont pas encore réalisé que leur cécité n’est pas éphémère. Que retenir de cette image d’un nouveau-né décédé, la tête encastrée dans son buste et tellement recouvert de sable qu’il m’a semblé irréel ? Ou d’un autre le crâne intégralement vidé et dont le corps est agité tel une poupée de chiffon par son père ? La guerre « propre » et « chirurgicale » est exhibée dans toute son horreur dans la pure tradition du narratif impérialiste cultivé de part et d’autre de l’Atlantique. 2073 reste relativement pudique sur son rapport à la violence.
Confortablement rivé derrière notre écran de smartphone, on est alors incapable de reconnaître les caractéristiques du corps humain démembré. S’opère alors une disruption, où le cerveau en quête de sens, commence à totalement dissocier ces images du réel. C’est l’image du fantôme par nature invisible et pourtant là, régulièrement rappelé par un algo cynique, toujours prêt à abonder nos névroses. Les images sont exhibées sans qu’elles ne génèrent autre chose qu’un état de sidération, nous privant par la même de toute capacité d’analyse.
La pulsion de mort du capitalisme
Dans l’ouvrage L’Obsolescence de l’Homme, écrit en 1956, soit bien avant l’avènement de l’ère numérique, le philosophe allemand Gunther Anders (et époux d’Hannah Arendt) développe un raisonnement semblable sur les conséquences de la révolution industrielle. Il prend l’exemple du décalage entre nos sentiments et nos actes avec l’exemple de la bombe à hydrogène. Il explique que « nous sommes capables de fabriquer la bombe à hydrogène mais nous n’arrivons pas à nous figurer les conséquences de ce que nous avons fabriqué ». Il développe ainsi le concept de « décalage prométhéen » :
« L’a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit, l’écart chaque jour plus grand qui les sépare, nous l’appelons décalage prométhéen. »
Günther Anders, L'obsolescence de l'homme
Malgré une uniformisation de nos modes de consommation de l’actualité par le phénomène des réseaux sociaux notamment, le sentiment d’indignation semble cloisonné et réduit à un simple réflexe pavlovien, sans engager le processus qui conduirait à agir et se lever contre les superstructures qui nous oppriment pour reprendre le vocabulaire marxiste. A ce sujet, Asif Kapadia met lui aussi en parallèle la révolution industrielle et celle numérique qui, chacune, transformèrent l’homme moderne. Une mutation dont on peine encore à évaluer l’impact, pas sur nos modes de consommation, mais avant tout sur cette société autophage dénoncée par Anselm Jappe, écrivain et philosophe spécialiste de Guy Debord.
Anselm Jappe part ainsi du mythe grec d’Érysichthon où le roi s’autodévora parce que rien ne pouvait assouvir sa faim du fait d’une punition divine pour outrage à la nature. Cette anticipation d’une société vouée à une dynamique autodestructrice constitue le point de départ de notre société moderne. Au cours d’une démonstration rigoureuse, il bat en brèche l’idée forgée selon laquelle le sujet est un individu libre et autonome pour mettre en lumière le fait qu’il est en réalité le fruit de « l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la marchandise ». La représentation du monde considéré comme sans limite finie conduit à ce qu’Anselm Jappe définit comme « la pulsion de de mort du capitalisme ».
C’est elle qui précipite l’emballement de l’ère anthropocène et c’est elle qu’il aurait fallu ciblée dans 2073. En restant à l’état d’indignation contre les tares du présent sans considérer les structures sociologiques, économiques et politique soit le carcan du capitalisme qui empêche toute « mutation anthropologique », Asif Kapadia se cantonne à alimenter cette machine célibataire incapable de bouleverser les équilibres du monde. On consomme des images, on ressent le frisson de l’indignation puis on nous invite à prendre notre destin en main sans pour autant nous montrer le chemin à suivre.
La guerre des mondes n’aura pas lieu
Comment se fait-il que le cliché de « la petite fille brulée au Napalm » ait pu bousculer la guerre du Vietnam et que des torrents d’images autrement plus crus aujourd’hui suscitent l’indifférence la plus totale, pis encore que s’opère une inversion des victimes et des bourreaux ? Idem pour cet enfant mort noyé et échoué sur la plage la tête enfouie dans le sable et qui apparaît dans 2073. Après les grands discours de salon, rien sinon un bilan non exhaustif de près de 63 000 morts dans la mer Méditerranée devenue cimetière par le concours de l’UE et nos partenaires turcs et algériens. La migration est devenue une arme de chantage, sinon de panique obsessionnelle à l’image des médias. La réalité parallèle chère à la SF est parfaitement contemporaine et ça Asif Kapadia l’a très bien compris.
Sur ce point également, cet aparté pessimiste a un sens en démontrant le caractère quasiment vain du recours aux images. 2073 aurait peut-être dû aller plus loin. Autre succès populaire, mais moins bourgeois que l’essai d’Hessel, Don’t Look Up proposait une allégorie de l’effondrement avec cette météorite qui approche de la Terre de façon obscène. Cette hypothèse est à l’image des rapports du GIEC dont les pronostics sont chaque année dépassés. Si les images ne suffisent plus à elles-mêmes, peut-être aurait-il fallu choisir les bons mots. Faire preuve de radicalité en revenant à la base étymologiquement. Comme le résume l’écrivain et critique Mathieu Jung au sujet de la superproduction Netflix à succès Dont’Look Up :
« Ce que Don’t Look Up nous rappelle cruellement, mais on ne le sait que trop bien, c’est que la représentation médiatique, la distorsion sinon l’occultation de la vérité, est désormais indiscutable, hégémonique. Elle œuvre au forage permanent du puits, mais aussi à l’immuable fabrique des trous du cul. »
Mathieu Jung sur son site dédié à la critique littéraire.
La fiction de 2073, elle aussi, est finalement bien pâle face à l’état des lieux du réel. Alors comment sortir de cette impasse sans rester à la simple étape de l’indignation qui rime trop souvent avec résignation ? Malheureusement cette ode à la révolte d’Asif Kapadia n’est pas assez radicale pour changer la donne. 2073 se retrouve balloté entre son côté documentaire insuffisamment critique et sa partie fiction superficielle. Même si l’on ressort bousculé par cet électrochoc au liseré du réel, le métrage se borne à reproduire les mécanismes de la société du spectacle dénoncée par Debord. 2073 se perd sur une ligne de crête incertaine en nous laissant sans réponse. Où débute l’indignation et ou s’achève la résilience ?
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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Passionnant, comme d’habitude! De quoi faire un sacré plein de films et de lectures… et très joli texte !