Actrice caméléon, la dissidente franco-iranienne Golshifteh Farahani tient le premier rôle dans Roqya. Nour élève – quasiment – seule son fils après la séparation avec son conjoint violent. Pour joindre les deux bouts, la mère au caractère bien trempé a su développer un business de contrebande d’animaux exotiques afin de satisfaire les guérisseurs du quartier. Film à la croisée des genres, ce premier long-métrage de Saïd Belktibia marie les registres avec une tension palpable et un stress permanent. Roqya explore la monoparentalité et le pouvoir des images, entre humour incisif et film de cavale pas si loin du réel…
Critique de Roqya
L’opium du peuple
On sait combien l’expression « films de cité » comporte autant de clichés sur la banlieue qu’un côté infâmant, comme s’il fallait cloisonner les auteurs selon leur origine sociale ou qu’il fallait nécessairement définir un public cible. Nous débattions déjà à ce sujet avec Sebastien Vaniček, réalisateur du succès populaire Vermines, également présent à Gérardmer cette année. Saïd Belktibia est lui aussi un jeune réalisateur qu’il faudra très certainement suivre à l’avenir. Il a été formé par le collectif Kourtajmé qui favorise une certaine égalité des chances et l’accès aux métiers du cinéma depuis sa fondation par Kim Chapiron, Toumani Sangaré et Romain Gavras. On peut dire qu’un esprit plutôt punk gravite autour de l’association.
Si l’on brosse un tel portrait de Saïd Belktibia, c’est qu’on sent une fibre différente dans l’écriture de ses personnages. En braquant l’objectif sur Nour et son fils Amine, le réalisateur réussit d’entrée de jeu à rendre touchante cette relation mère fils et ce sans jamais virer à la niaiserie ni au misérabilisme. Nour est une mère qui se démerde et, en tout logique, son fils aussi. Ce cocon familial, tissé dans une cellule monoparentale, tous ceux qui l’ont vécu savent qu’il a quelque chose de cabossé mais de profondément humain en son cœur.
Du début à la fin, jamais Nour n’est réduite au sort de victime. Privées ou plutôt sauvées d’une chappe familiale où le couple norme trop souvent les relations sociales et l’éducation autour de l’autorité paternelle, les familles brisées présentent toujours des carapaces atypiques et des enfants nécessairement plus sensibles aux aléas des adultes. C’est une logique de survie qui traverse ces familles réduites au même titre que le calvaire qui attend Nour et son fils.
Amine se retrouve ainsi catapulté dans les combines de pieds nickelés de sa mère. Saïd Belktibia voulait aborder le thème de la Roqya, cette médecine rituelle aux confins de la sorcellerie et de l’exorcisme. Lors de notre échange (et pour sa toute première interview ci-dessus) il semblait plus mesuré pour la dénoncer, du moins la considérer comme un acte de charlatans. On regrettera de ne pas avoir eu assez de temps pour creuser ce sujet. C’est donc sur cette ligne de crête perpétuelle que les personnages marchent comme des funambules, d’autant plus que tout est présenté comme si Nour se rendait bien complice d’escrocs. Aucune ambiguïté sur ce point.
Il y a malgré tout un côté Pierre et le Loup qu’on retrouve dans ce premier film. Nour ment d’abord à son fils sur les bienfaits de la Roqya alors pourtant qu’une partie de lui-même sait très bien que sa mère ne croit pas un instant à ses sornettes lorsque elle se lance dans une application mobile décalée. Ponctué de traits d’humour bien sentis, Roqya n’est pas une comédie pour autant. Pas du tout même. C’est davantage un thriller aux saillies sarcastique mais qui prend aux tripes ! Quand le film bascule vers une traque sans répit à la suite d’un incident tragique impliquant Nour, on reste scotché au siège, rattrapé par des relents du réel.
Un cynique écho du présent
C’est qu’il y a quelque chose de crédible dans cette chasse aux sorcières qui démarre au quart de tour. Hasard des calendriers, au moment où nous visionnions le film, une partie de la France se laissait embarquer elle-aussi dans une cabale grossière à la suite du meurtre du jeune Thomas, poignardé lors d’un bal à Crépol. Comme souvent avec les drames et les faits divers, l’extrême droite (portée par des médias complices) s’en était saisie pour mener ses expéditions punitives et ratonades à bas frais.
Ces « héros » vengeurs alléguaient qu’ils « feraient justice » comme le veut l’expression oxymorique qui n’interpelle jamais le quidam suiveur. Qu’importe si personne ne connaissait le mobile des auteurs, qu’importe également si le procureur avait très vite rejeté le mythe d’un supposé « racisme anti-blanc », c’est qu’il fallait avant tout un coupable et mener la meute. Séduisante rhétorique du Punisher, ou piège à crédules en mal de valeurs, à l’image de la Roqya qui matérialise les névroses par les corps traités. On retrouve le même type de déclencheur qui dynamite toutes les règles d’un ordre social, en réalité aussi bien précaire qu’artificiel.
La rage de vivre
Avec les mêmes mécaniques glaçantes et une perspective propre au microcosme de la banlieue, on assite ainsi impuissant à une profonde injustice qui se mue en tentative de lynchage de Nour par ses propres voisins. Des connaissances ou des anonymes réunis par un seul et même dénominateur commun : des réseaux sociaux et une société du commentaire permanent. On voit ainsi se relayer facecam tous types de profils hypocrites, désireux de tirer la couverture (médiatique) et de faire eux aussi partie de l’évènement. Être là, c’est exister ; paradoxe de l’empathie de façade, l’ambivalence des réseaux nous a appris à « souffrir avec » et parfois laisser notre esprit critique au placard, alors que l’émotion précède toujours la raison. Saturer les gens de stimuli sensibles pour oublier le plus vite possible les déterminants des crises par la mécanique éternelle du téléphone arabe moderne.
C’est en glissant irrémédiablement vers le précipice que le côté grande gueule et l’humour cinglant de Nour fondent progressivement, même s’ils ne s’évanouissent jamais totalement. Golshifteh Farahani est toujours en quête de souffle avant de basculer vers la revanche froide, dérivé du « rape and revenge » cher au cinéma d’horreur cathartique. Déstabilisant pour nombre de spectateurs qui se pensaient en terrain connu, Roqya n’est pas véritablement un film sur l’exorcisme, sauf à considérer qu’il s’agisse d’extraire des corps la noirceur de l’Homme.
C’est un film poignant qui lance un pied de nez au réel. Amine s’appelle Amine dans la vraie vie et le combat de Nour, sèchement molestée en public dans l’indifférence générale lors d’une des scènes glaçantes de Roqya, rappelle l’optimisme et la détermination de Golshifteh Farahani dans son combat pour la liberté des siens. Un optimisme enragé qui transparaît à chacune de ses prises de paroles sur son histoire et celle du peuple iranien en souffrance. En filigrane, c’est aussi un film sur la violence infligée aux femmes. Dans la réalité aussi, les réseaux sociaux peuvent être à double tranchant comme l’a tristement démontré l’impittoyable répression du mouvement Femme, Vie, Liberté. Roqya fait preuve d’un vitalisme inversement proportionnel à la misère des Hommes. Et malgré quelques maladresses dans son épilogue ou ses effets scénaristiques, parfois un brin faciles, ce premier film de Saïd Belktibia mérite largement que vous le souteniez en salle pour sa sortie ce mercredi.
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
Nyctalope comme Riddick et pourvu d’une très bonne ouïe, je suis prêt à bondir sur les éditions physiques et les plateformes de SVOD. Mais si la qualité n'est pas au rendez-vous, gare à la morsure ! #WeLovePhysicalMedia
Infos divers
: 15 mai 2024
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Alors qu’il est question de « croyance » au sens large, ce drame sociétal à la thématique rarement abordée se voie bousculé par une sorcellerie ordinaire (nos paroles ayant forcément un impact sur la personne qui les reçoit) obligeant sa râqi (ou plutôt sa charlatane interprétée par une Golshifteh Farahani « possédée ») à stopper la pratique de l’automédication pour sauver sa propre chair. Et empruntant des détours inattendus dans le but de construire un mal intimement lié à la complexité de la nature humaine, c’est en consultant son instinct primitif qu’il trouve son salut. Éduquez-vous pour ne pas croire aveuglément en quelque chose qui s’impose à votre regard ! 🩸🩸🩸