Sono Sion, un nom qui parmi les orpailleurs cinéphiles sonne comme une évidence. Cinéaste japonais et trublion poétique affirmé, le réalisateur est un militant punk, qui tranche dans le paysage du septième Art. Se revendiquant profondément comme anti-patriarcal, Sion vomit sur les représentations et le confort bourgeois, préférant volontiers des auteurs comme le comte de Lautréamont à « l’Art officiel » qu’il abhorre. Souvent classé dans la veine d’artistes comme Pasolini, Bataille ou même Sade, Sion est un révolté qui réalise des films à l’imaginaire débordant et dérangeant avec, en miroir, les obsessions de la société japonaise. Le Japon est un pays où l’excès conduit rarement à la reconnaissance sociale. À l’instar de marginaux comme Takeshi Kitano à ses débuts, Sion est en quelque sorte apatride dans son propre pays. Peu coutumier des sorties en salles, ces productions échouent parfois sur le marché physique et elles sont toujours l’objet de toutes les expérimentations. Prisoners of the Ghostland, présenté en avant-première à l’Etrange Festival à Paris, est l’une d’entre elles : la promesse de faire entrer Nicolas Cage dans le panthéon fantasque du cinéaste !

« Where must we go, we who wander this wasteland, in search of our better selves ? »

Après avoir percé l’écran avec brio dans le psychédélique Mandy et plus généralement dans des rôles torturés, l’acteur opère ces dernières années un virage indépendant avec des projets plus intimistes. Avec son costume en cuir noir moulant, bardé de détonateurs sur ses bras, son cou – et même ses testicules – ce rôle halluciné semblait littéralement taillé pour lui ! Avec un synopsis pareil, on comprend mieux pourquoi les places étaient en rupture de stock dès l’ouverture de la billetterie du forum des halles ! Après la première scène d’un braquage, qui renvoie directement à notre époque et sa modernité avec une lumière et une photographie étincelante, le film nous embarque vers un tout autre monde nettement moins épuré. Place à des maisons de geishas puis des étendues désertiques, où des décharges de bric et de broc dignes de fêtes foraines font office d’oasis aux autochtones du coin. A l’image de films comme Waterworld (1995) à leur époque, cet univers regorge de vie et de crédit. Le réalisateur préfère vraisemblablement le côté artisanal des costumes comme des décors, plutôt que le recours systématique aux SFX, ce qui participe à l’authenticité de l’œuvre, malgré quelques errances ici et là, qui fleurent le petit budget. 

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S’agit-il du purgatoire ? Présenté à une foule aux relents anachroniques, où se mêle geishas, samouraïs et cowboys, Nicolas Cage est en culotte courte avant qu’on ne lui remette cette « combi-prison » qui le condamne à exploser s’il ne retrouve pas la fille du gouverneur, tyran local, adulé et figure autoproclamée du bien dans son costume blanc intégral. Hero est paradoxalement conspué comme admiré par la foule qui semble le désigner comme le Diable pour ses forfaits accomplis, mais qui le représente étrangement comme le Sauveur. C’est Bil Moseley qui endosse ici le rôle du gouverneur avec une prestation parfaitement calibrée aux délires démiurges du personnage. Quelques soupirantes se sont échappées dont celle qui semble être sa préférée, sa « petite fille » comme il l’appelle…

Watchmen, les gardiens du temps perdu

Prisonnière du Ghostland, Bernice (Sofia Boutella) est la cible numéro un de Hero s’il veut survire ! À la moindre pulsion de violence contre elle, les détonateurs exploseront… Ce dispositif sadique est un prélude aux aventures de Hero, qui va errer parmi les fanatiques du Ghostland, cette terre oubliée où des peuplades folkloriques semblent obsédées par une gigantesque horloge. Cette dernière n’est pas sans rappeler la Doomsday Clock, créée peu après le début de la guerre froide et sur laquelle minuit représente l’Apocalypse. Notons au passage que nous sommes actuellement à 100 secondes du déluge selon ces apôtres. L’instrument est sensé mesurer le danger supporté par l’humanité face aux menaces nucléaires, écologiques et technologiques. Retenant son aiguille par une corde afin d’arrêter le cours du temps, les populations du Ghosltand maintiennent jour et nuit l’immobilisme de la pendule. Le temps y est suspendu et l’angoisse constante. Cette nouvelle simili religion divise ceux qui espèrent une issue salvatrice ou un signe prophétique qui viendrait de l’élu, en l’occurrence Hero, blessé qui saigne et ne coagule pas. La métaphore du Doomsday qui se retrouve dans la culture populaire, avec notamment le comics Watchmen d’Alan Moore, son adaptation au cinéma et ses suites, trouve ici une nouvelle itération du mythe de la fin du monde.

Dans Prisoners of the Ghostland, on puise autant dans Mad Max que dans les films de western et ceux de samouraïs. Si pour nous autres gaijins, ce pot-pourri peut sembler saugrenu, ces deux genres cinématographiques sont pourtant les deux faces d’une même pièce. Rappelons que le film Les Sept Samouraïs (1957) donna lieu au film Les sept Mercenaires (1960) et que Le Garde du Corps (1961) deviendra Pour une poignée de dollars (1964) par Sergio Leone, offrant d’ailleurs à Clint Eastwood son premier grand rôle au cinéma. Kurosawa lui-même s’est d’ailleurs inspiré du travail de John Ford, avatar du western moderne. C’est pourquoi cowboys et samouraïs sont frères de sang, qu’il s’agisse de leur rapport à l’honneur par la pratique du duel, d’une forme d’ascèse singulière ou encore de la loyauté couplée à une liberté reine, elle même symbolisée  par les vastes étendues de l’Ouest américain ou des itinérances du samouraï. Leur rapport à la mort, du harakiri nippon au sacrifice en passant par la virilité inhérente au duel les rapproche également. Dans cette pure tradition, Sion offre des scènes de combats fidèles au genre, même si l’une des rencontres phares entre l’américain et le japonais était attendue au tournant et aurait gagné en impact avec une mise en scène plus musclée. Les rares fusillades manquent de crédit avec des chorographies maladroites par rapport à celles au sabre.

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« Hope is a mistake, if you can't fix what's broken you go insane »

Nicolas Cage semble ici rattrapé par ses démons : toutes ses victimes laissées pour compte lors de son dernier braquage. Conçu comme une forme de voyage initiatique, Prisoners of the Ghostland est une franche réussite visuelle. L’arrivée dans ce pays y est mémorable avec une multitude de détails au milieu d’une foule parfaitement hétérogène. Il y a tant à voir à chaque seconde qu’on se laisse emporter par la pellicule lors de cet inspiré plan séquence. Les passages chez le gouverneur jouent sur les contrastes et la saturation des couleurs. On est ici à la croisée des Arts, entre le théâtre, la poésie et parfois la danse. Alors que Nicolas Cage retrouve Bernice, pétrifiée et muette, recouverte de débris de poupées, celui-ci répète une dizaine de fois « Take it off ! Take it off ! ». Cette violente et contradictoire injonction à la libération de la Femme par l’Homme ne sera pas sans conséquence pour Hero. De même, Bernice et ses sœurs n’avaient pas besoin d’un énième sauveur aux testicules encapuchonnés dans du C4.  On retrouve ici la volonté de Sion de détruire les représentations dont celle de la femme objet, condamnée à se taire et satisfaire l’Homme en étant incapable de générer son propre destin. Le film regorge d’images qui font toute la force du film jusqu’à la quête de mise à mort du gouverneur, figure explicite du patriarcat. Ce dernier n’est-il pas dépeint comme le véritable mal par les gardiens du Ghostland ?

Si d’un point de vue narratif l’histoire aurait gagné à faire preuve de davantage d’élan, passée la formidable arrivée au Ghostland, visuellement difficile de ne pas être subjugué par l’audace de Sion. En 1990, avec son collectif « Tokyo Gagaga », il n’hésitait pas à clamer de la poésie dans les rues de la ville nippone. C’est aujourd’hui par l’intermédiaire de son nouveau prophète, Hero, que la poésie tente de crever l’écran. Prisoners of the Ghostland est aussi une métaphore de la rédemption. Si a priori  le film ne devrait pas trouver d’issue en salle, les curieux pourront trouver leur compte sur le marché des supports physiques dès la mi-novembre, avec un prochain test technique à venir sur MaG, soyez-en sûr. Souvent réduit au cinéma gore par ses détracteurs, les films de Sion présentent des défauts manifestes mais un cachet sans pareil pour peu qu’on s’intéresse aux symboles. Pour conclure cette critique, Sion lui-même offre sans doute la meilleure lecture de sa démarche artistique. Il s’expliquait notamment quant à son rapport à la représentation par le prisme du sang. Une explication à la mesure de la fièvre qui anime Prisoners of the Ghostland.

« La représentation du sang n’est effectivement qu’une métaphore. Avant de débuter une carrière de réalisateur, j’étais poète. A travers mes poésies, je me servais des mots pour exprimer ce que je ressentais. Il en va de même dans mon cinéma, le sang que vous voyez n’est pas une représentation du vrai sang. Par exemple, pour exprimer l’amour passionnel, on peut tout à fait dire en poésie Je suis couvert de sang. C’est un peu ce que je fais à travers mes films. »

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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