La dernière réalisation du désormais parangon du grand cinéma d’auteur et de spectacle s’attaque à la figure problématique et prométhéenne de celui qui s’est laissé dire en citant la Bhagavad-Gita qu’il est le « destructeur des mondes ».
Coïncidence des contraires
Le film de Nolan traite le sujet au sujet. Le problème de la physique quantique tel qu’il est exprimé dans le film relève de la théorie et des hypothèses formulées (des intuitions). La physique quantique observe un monde rempli d’espace vide, voilà l’intuition. Cet espace vide entre les choses permet à ces dernières de devenir matières ou du moins de nous convaincre qu’elles le sont. Ces intuitions sont formulées par le personnage principal dans une scène de rencontre entre lui et sa future femme.
L’attraction des corps serait alors une coïncidence des contraires à l’image de ce tableau de Picasso que regarde, fasciné, le personnage dans lequel la représentation d’un corps suggère sa propre disparition ou sa propre apparition. Le corps ou la matière devient une figuration, une anticipation de ce qu’il pourrait être. Une intuition figurée…
Le film est lui-même une forme plastique dont les images hasardeuses, sinon contradictoires, trouvent une logique parfois plus hasardeuse que le montage vient organiser. Ce dernier devient alors pour le cinéaste la matière sur laquelle les images trouvent un support et une logique de sens. Il est un principe d’écriture qui organise le sens de l’image.
Nolan a choisi de faire un film à résolution plutôt qu’à problème. Il opte pour une perception purement transitive dont l’objet serait sa propre réception. Oppenheimer est un personnage à juger et surtout à reconnaitre. Il est l’objet du film à la fois comme corps à connaitre et comme matière à reconnaitre. Il est un document de l’Histoire.
Cependant l’esthétique faussement ouverte, dont le triptyque fission-fusion-explosion est à l’instar de ce que l’image-spectacle fait de plus simplifiant, pour ne pas dire abrutissant. Si des images sensibles, ouvertes semblent coexister dans ce magma où l’émancipation de l’image parait impossible (on pense par exemple au visage fissuré/émacié d’Oppenheimer, le seul hors-champ visible du spectacle de l’horreur), l’objectif de Nolan est d’essouffler le peu de coïncidences contradictoires qui existeraient au sein de cette image-vie (biopic).
L’iconisation à outrance de ces rencontres entre de grands esprits fatigue et déçoit. Elles apparaissent davantage comme un surlignement grossier de ce que représente le génie à l’américaine. Elles véhiculent l’idée que l’Histoire se passe dans ces événements et comme le souligne le personnage joué par Alden Ehrenreich, nous sommes exclus de ces rencontres car elles ne s’adressent pas à nous. De cette iconisation découle cette dernière scène, cette dernière rencontre trop peu humaine, et dans laquelle nous n’avons à retenir que cette morale avilissante dont Einstein ferait grâce au personnage.
La reconnaissance viendrait du pardon : un pardon intéressé puisqu’il s’adresse d’abord, selon Nolan, à celui qui s’autorise le geste de charité. Pourquoi pas… mais ne serait-ce pas préférable de retenir cette photographie d’Einstein qui adresse à celui qui s’y reconnait dans son regard, une grimace ou le signe de la bêtise.
La morale plus que la représentation
Quant aux femmes dans ce film, elles ne sont pas même érigées au rang de spectres ou de fantômes. L’image ne les documente pas, elle les transforme au contraire en papier-peint mythologique. Cette grossière intrusion du nu dans un procès qui met à nu le protagoniste (on l’aura compris) vient renforcer le sentiment que Nolan ne fait confiance ni à son image ni à son spectateur (à ce sujet, relire la critique de Mr Wilkes).
Il ne s’agit pas de reconnaitre à Oppenheimer le droit d’avoir existé et d’inventer mais plutôt de lui imputer la fissure d’une imagination ou d’une intuition qui ne se bornerait pas à se résoudre dans l’objet de la morale mémorielle. La première scène, celle de l’onde qui se forme dans une flaque, est à l’image du film : en surface…
Je préfère lire les images que les regarder. J’essaie de trouver le chemin entre le bord et la marge. Au cinéma j’essaie de me mettre au milieu de la salle pour ne pas sentir le cadre débordé. J’accepte les dormeurs au cinéma. Ils me donnent l’impression que la séance n’existe pas. Et j’aime bien sentir que tout cela est n'est qu'une projection.
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Analyse intéressante. C’est chouette de s’être focalisé sur un angle aussi ciblé. Difficile pour moi de porter un jugement pour le moment comme je n’ai pas encore vu le film. Je vais passer par la séance de rattrapage prochainement, sans doute à Grenade.
Ce que je crains depuis le départ, c’est l’iconisation d’Oppenheimer et la tendance américaine à raconter l’Histoire sous le seul spectre de ses grandes figures, ce que tu évoques dans ta critique. J’ai la même crainte pour Napoléon de Ridley Scott même si The Last Duel (lire notre critique) m’avait fasciné.
Marrant de remarquer que vous avez porté le même jugement avec Mr Wilkes sur la représentation des femmes dans le film. ^^
Loïc, sois le bienvenu chez MaG… 😉
En passant, un premier article fort intéressant à lire. Bravo !