Le cinéma iranien poursuit son adoubement par la scène internationale. Après le plébiscite critique de La loi de Téhéran au sujet duquel nous avions également écrit un article, Marché noir (The Slaughterhouse) a lui aussi été présenté et primé par le jury lors de la 38ème édition du festival du film policier de Reims. Ce polar retrace l’histoire d’Amir qui retourne vivre chez sa famille en Iran après avoir été expulsé de France, pays des droits de l’Homme ô combien connu pour son accueil chaleureux que ne renierait désormais plus la Hongrie… A peine arrivé, Amir est impliqué dans une sordide affaire par l’intermédiaire de son père, Abed, lequel se retrouve à maquiller pour le compte de son patron la mort suspecte de travailleurs, mystérieusement décédés dans la chambre froide de l’abattoir où il est veilleur de nuit.

Et pour quelques dollars de plus...

Au-delà d’une intrigue et d’un déroulement plutôt classique, c’est par son contexte et son approche que The Slaughterhouse se distingue. Plutôt que de multiplier les rebondissements excessifs, le réalisateur Abbas Amini préfère procéder par élans narratifs avec un rythme continu et des plans sobres, mais suffisants pour installer une tension palpable à chaque instant. Amir est immédiatement précipité dans une situation incontrôlable, la famille d’un des défunts œuvrant sans relâche à la révélation de la vérité. Quant à son père Abed, il s’agit de la figure même de la couardise et de la servitude volontaire à l’autorité naturelle incarnée par son patron. Il lui devrait selon lui, sa vie, son emploi comme le veut un vieil adage néolibéral bien connu.

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Le père est prêt à partager, sinon presque endosser le fardeau de la responsabilité de cet « accident », quitte à embarquer son propre fils dans la culpabilité et l’illégalité. Les figures paternelles sont réversibles et Amir construit malgré lui une relation ambivalente avec le patron de son père. Il glisse ainsi doucement vers le trafic de dollars et de revente de bétail en opérant pour le compte de ce cynique homme d’affaires, qui jamais ne se salit les mains. Un juteux marché de misère et d’actualité comme le soulève le réalisateur :

« En ce moment, alors que nous regardons le film, le dollar américain est un enjeu décisif sur le marché iranien. Chaque jour, le dollar américain devient plus cher en raison de l’embargo et de la situation économique très fragile. Et pour gagner leur vie, les gens sont obligés d’acheter et de vendre des dollars américains et de s’impliquer dans des affaires excentriques qui les mènent à des conditions difficiles. »

Amir avait été expulsé de France. Pas bien mieux accueilli dans sa propre famille recomposée où – symbole et non des moindres – sa valise est toujours prête à l’emploi pour reprendre la route, Amir n’a véritablement sa place nulle part. Son portait est le sort d’une large fange de la société iranienne désœuvrée et qui cherche simplement à survivre. Pris en étau entre la dictature et l’épée de Damoclès des sanctions américaines amplifiées suite au retrait de l’accord de Vienne sous le mandat de Donald Trump, le peuple iranien est le premier à subir de plein fouet les affres du conflit qui oppose les USA à l’Iran sur l’épineuse question du nucléaire. La précarité gagne du terrain, la contestation gronde et les perspectives légales, fatalement, s’amenuisent. L’inflation galoppe à plus de 45 %, le chômage explose et la fuite des cerveaux s’accélère dans un pays où pourtant 95 % de la population est alphabétisée  et a accès à un haut niveau d’enseignement. Les femmes y sont très probablement parmi les plus actives et éduquées du monde musulman. Le monde culturel, particiculièrement actif, se heurte quant à lui à une féroce répression du régime. L’obstination américaine et la haine de l’Iran largement promue par le prédécesseur de Biden et les faucons du parti républicain accule de manière contreproductive les iraniens. 

Equarisseurs de misère

Abbas Amini expose en filigrane une société éclatée, où les rapports de prédation sont la règle d’or. De l’abattoir au marché noir de dollars, il n’y a qu’un pas. Chacun est le bourreau d’autrui ou plutôt « le boucher » de son prochain comme le suggère le titre anglaisThe Slaughterhouse. C’est une impasse qui apparait ici, celle d’un monde autrefois évitable et pourtant contraint par une atmosphère sociale et politique qui asphyxie toute confiance en l’Humain. Dans un vacarme à donner la migraine, les boursicoteurs de dollars s’égosillent pour négocier les reventes de billets verts et négoces de moutons. Certains en viennent aux mains, d’autres s’évanouissent. Cette scène rappelle ironiquement le Far West et l’anarchie des débuts de Wall Street, la misère en plus. Chacun cherche à tirer son épingle du jeu, à manipuler les cours pour gonfler artificiellement les plus-values ou à se conformer aux règles de cette « protolégislation » d’infortune. Les figurants eux même étaient coutumiers de ces pratiques comme le rappelle le réalisateur : 

« En répétition, lorsque j’ai commencé à leur expliquer le fonctionnement de ces marchés, beaucoup d’entre eux le connaissaient bien. Et j’ai découvert que les figurants qui étaient là pour jouer dans le film, font la même chose régulièrement. Ils savaient comment acheter et vendre des dollars américains. Et cela m’a paru tellement étrange et douloureux de voir que les gens qui étaient là pour contribuer à une activité culturelle, artistique, étaient surtout impliqués dans l’achat et la vente de dollars américains ! Cette journée a été insupportable pour moi, mais elle a donné lieu à une scène intense pendant le tournage. »

Comment faire preuve de solidarité alors que la culpabilité ronge le héros, complice malgré lui et alors qu’il voulait seulement protéger son père ? La touchante relation qui se construit entre Amir et Asra, la fille d’un des défunts, est constitutive d’une telle impasse. Cette dernière et son frère décident d’investir le parvis de la maison familiale, bien conscients que la disparition de leur père n’est pas sans lien avec la famille d’Amir, laquelle entretenait des relations avec le disparu jusqu’à la veille de son dernier appel. « Tu es un menteur » lui assène avec justesse Asra, alors qu’Amir est rongé par la faute. Quant à l’image de l’abattoir et son boucher, elle aussi, est symbolique. Ce dernier tue mais pour autrui, par profession et jamais par passion. A l’instar de tous ces exploités qui cherchent seulement à satisfaire leurs besoins de première nécessité, l’équarisseur industriel n’est qu’un rouage d’une chaîne de production infinie, vouée à effacer l’individu, dont la volonté est moins affaire d’opportunité que de survie. Les personnages d’Abbas Amini, chacun à leur manière, sont maîtres de si peu de choses.

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En plus d’une mise en scène et d’un jeu d’acteur de qualité, la photographie est une réussite, basculant soudainement des tons bleus à une palette orangée, de la nuit à la lumière, de la Perse au monde Arabe. Avoir choisi l’Irak en miroir, autre territoire ravagé par des décennies de conflits et d’interventionnisme américain n’est pas anodin, au contraire. La stratégie du nœud coulant économique plutôt que la promotion de politiques sociales locales est un naufrage reconduit à chaque nouveau conflit. Un choix esthétique radical qui tranche et nous rappelle que les premières victimes des rivalités internationales sont bien souvent les civils. Avec la Loi de Téhéran, Marché noir donne un nouveau souffle au cinéma iranien particulièrement représenté cette année. Sortie en salle prévue le 5 janvier.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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