Nombre de festivaliers pensaient que Les Graines du Figuier sauvage tirerait son épingle du jeu pour décrocher la palme d’or dans une sélection cannoise de qualité, mais sans poids lourds, en comparaison avec la précédente édition. Présenté en compétition, le dernier long-métrage de Mohammad Rasoulof avait pourtant des atouts de taille. Farouchement politique, ce long-métrage nous place au cœur d’une famille iranienne affectée par les débuts du mouvement de résistance Femme Vie Liberté. Dans un Téhéran au bord de l’implosion, le père, juge d’instruction pour le régime, découvre que son arme de service a disparu. La famille va progressivement se disloquer pour trouver le coupable.

Festival de Cannes 2024

Critique - Les Graines du Figuier sauvage

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Les graines de la colère

En exil, le cinéaste dissident de la République islamique d’Iran était arrivé à Cannes juste à temps pour présenter son film. Condamné à huit ans de prison, des coups de fouet, une amende lourde, doublée de la confiscation de ses biens, Rasoulof a dû choisir entre l’incarcération et l’exil. Jusqu’au dernier moment, le festival de Cannes était dans l’expectative quant à la participation du réalisateur iranien aujourd’hui ciblé par les mollahs. L’émotion était donc palpable lors de la première à laquelle nous avons pu assister au Grand Théâtre. Au moment où les lumières se sont éteintes, on pouvait entendre certains scander le slogan « A mort le dictateur ».

Pour son histoire, Rasoulof a choisi le cadre d’une famille ce classe moyenne supérieure et qui se déchire à la suite de la mort de Jina Mahsa Amini. Jeune kurde de 22 ans éliminée le 16 septembre 2022, elle avait été tabassée par la police des mœurs iraniennes pour une mèche de cheveux qui dépassait de son hijab. Fidèle au déroulement chronologique historique où chaque jour la situation devenait de plus en plus explosive, le réalisateur donne du corps à son récit par ces évènements rapportés systématiquement hors champs. On entend ainsi les gens crier au loin leur soutien au mouvement comme en témoignèrent les nombreuses vidéos de ces fenêtres qui devenaient autant d’espaces politiques la nuit tombée.

Extrait du roman graphique Femme Vie Liberté - Par Marjane Satrapi

On voit immédiatement la situation enfler avec une scission évidente entre les adultes et les jeunes, les premiers étant biberonnés à la télévision, tandis que les seconds étaient réveillés par les nombreuses vidéos qui circulaient sur les réseaux sociaux par VPN interposés. La diaspora iranienne (qu’on dit la plus éduquée du monde) est prise en étau entre un régime implacable et une jeunesse technophile et moderne (voire le reportage de France.tv consacré à ce sujet). Cette jeunesse religieuse en pleine mutation a été percuté par l’onde de choc Femme Vie Liberté.

A l’automne 2022 ce sont d’abord les lycées, les facs et les dortoirs étudiants qui s’enflamment après que les vidéos de violence inondaient les réseaux sociaux. Dans son livre Femme Vie Liberté, l’anthropologue Chowra Makaremi retrace ce journal d’une révolte en reprenant une image éloquente qui s’appliquerait avec justesse au film de Rasoulof : « La jugulaire, veine vitale du cou, est le lieu physiologique de la colère en persan : pour dire l’outrage, on dit d’une personne qu’elle a la jugulaire qui gonfle ». Ces jugulaires gonflées, cette colère soude de femmes affichant fièrement leur chevelure ; c’est un basculement né d’un processus irréversible. Elle ajoute :

« La révolution est plus proche du pouvoir que la veine de son cou, déjà touchée »

La peur contagieuse a plusieurs facettes. D’abord celle évidente des insurgés qui risquent l’exécution sommaire ou, « au mieux », d’être victimes des persécutions des bassidjis, milice chargée de la sécurité intérieure et extérieure du pays et branche impitoyable des gardiens de la révolution. Mais la peur est réversible. Et ceux qui oppriment sont aussi des cibles pour la jeunesse iranienne éruptive. Par le pouvoir à double tranchant des images, les émeutiers sont traqués et interrogés par les enquêteurs comme Iman, père de famille promu et très vite rattrapé par la poigne des procureurs, pour qui il doit signer les actes d’incarcération sans objection possible. Cette peur sourde, on la voyait déjà à l’oeuvre dans La loi de Téhéran jusqu’aux plus gros échelons de la police (lire notre critique). 

Lorsqu’il perd son arme de service, ce sont ses propres enfants qu’il accuse. La peur prend une couleur paranoïaque et elle s’infiltre jusque dans l’intimité du foyer. Najmeh, la mère de Rezvan et Sana, est tiraillée entre suivre son mari ou croire ses filles. Or la révolution est un processus incontournable qui tisse sa toile partout et tout le temps : dans la rue, à la télévision, sur les portables, si bien que les écrans deviennent autant de fenêtres sur le réel. Abreuvés d’images, les Iraniens voient la propagande du régime se déliter et deux mondes se fracturer. C’est ce qu’interroge Rasoulof avec son film en exposant des images brutes et authentiques des vidéos emblématiques qui circulèrent partout sur la planète : celles des premiers meurtres ou encore celles des exactions commises par la police dans les dortoirs où des jeunes furent défenestrés manu militari. Rasoulof nous fait vivre de l’intérieur les prémisses de la révolution.

Elément déclencheur du film, l’une des amies de Sana, l’ainée de la fratrie, est défigurée après avoir reçu de la chevrotine à bout portant. C’est ainsi que la mère se trouve impliquée indirectement dans le mouvement Femme Vie Liberté, alors qu’elle se résout à soigner comme elle peut le visage de la pauvre enfant. Or c’est cette contagion de la révolte qui fait toute la force des Graines du Figuier sauvage. C’est cette révolution dans la révolution par le biais du foyer brisé.

Extrait du roman graphique Femme Vie Liberté - Par Marjane Satrapi

La révolution dans la révolution

Il faut comprendre que la place des femmes est essentielle dans le déclenchement des événements qui suivirent l’enterrement de Jina Mahsa Amini. Si en Occident le voile est affaire (sous couvert de laïcité) d’obsessions aux relents islamophobes, la question n’est jamais posée en ces termes dans la théocratie iranienne et plus généralement dans le monde arabe (lire l’article sur le voile et ses préjugés par l’écrivaine palestinienne Sahar Khalifa). Les Iraniennes n’éprouvent aucun sentiment d’hostilité face au voile en tant que tel, raison pour laquelle des manifestantes voilées participaient aussi aux émeutes. Toutes ces femmes qui piétinèrent ou brulèrent leur voile en public l’ont fait pour dénoncer la société patriarcale, pas le voile en tant que tel. Si ce tissu est devenu obligatoire au lendemain de la révolution iranienne de 1979, c’est qu’il s’agit d’une logique de contrôle par les mollahs de corps qui n’appartiennent plus aux femmes. Dans la logique des intégristes, les femmes doivent être protégées des féminicides et violences auxquelles elles s’exposent en dévoilant leur corps, peu importe qu’elles y soient opposées ou non.

La scène d'interrogatoire est le moment de bascule vers autre chose.

Comme le démontre Chowra Makaremi dans son livre, « la dignité est une caractéristique fondamentale de notre humanité dont nous ne sommes que les dépositaires et l’Etat le garant ». Ironie de la démonstration, c’est exactement le même raisonnement appliqué en France par les juges, lors du célèbre arrêt Morsang sur Orge. La Cour européenne des droits de l’homme y définissait pour la première fois le concept de dignité humaine en interdisant… le lancer de nains ! Quand bien même l’homme de petite taille était consentant pour gagner sa vie ainsi dans les bistrots, ce choix ne lui appartient pas. Les mollahs, eux, ont une lecture à géométrie variable de ce que doit être la dignité.

Ce rejet du port de voile par l’outrage devient donc, dans une dictature, l’allégorie de la lutte contre l’oppression du régime. Plus qu’un mouvement féministe, Femme Vie Liberté est autant porté et soutenu par les femmes que par une partie des hommes. D’un énième féminicide le mouvement bascule vers une révolution sociale. Femme Vie Liberté devient le point d’orgue de la révolte pour redéfinir les conditions d’existence de la vie elle-même. Quand l’enterrement de Jina se transformait en manifestation sauvage, c’est la « jugulaire du pouvoir » qui était visée, reprend Chowra Makaremi. Puisque le port de voile ou non devrait être l’une des premières libertés, il devient le symbole par excellence du contrôle du régime sur l’espace public comme la sphère intime. La répression devient la solution politique. Dans le film, les filles et la mère ne sont jamais voilées à la maison. Rasoulof n’hésite pas à démonter cette hypocrisie lors d’une séquence truculente où les parents promettent à la petite qu’elle pourra se vernir les ongles et même se teindre les cheveux en bleu si elle dénonce sa sœur.

Le rejet de l'autorité parentale, première pierre de la révolte.

Point positif pour le film de Rasoulof, The Seeds of the sacred Fig ne tombe jamais dans l’écueil occidental trop fréquent de la stigmatisation du voile, assimilé automatiquement à la soumission des femmes. Un biais néocolonial qui n’a pas lieu d’être. Ce paradoxe visant à contrôler les corps déchire aujourd’hui la société iranienne. On le voyait déjà très bien dans des films comme l’excellent Les Nuits de Mashhad, thriller haletant tiré de faits réels et réalisé par Ali Abassi. Dans ce long métrage, un tueur en séries viole et élimine des prostituées à Mashhad, ville sainte de l’ayatollah et bastion le plus religieux du pays. Or son procès donna lieu à un puissant mouvement de solidarité national, non pas pour les victimes mais au secours de ce criminel qui nettoyait les rues de la ville de l’impureté de ces travailleuses du sexe. Le meurtrier prenait la figure d’un quasi-prophète, bras armé de Dieu sur Terre. Le film était un crève-cœur sur la transmission de valeurs mortifères par l’intégrisme et le fanatisme religieux. Là encore ce sont les victimes qui sont paradoxalement rendues responsables des crimes des hommes. « C’est de sa faute » lâche la mère à ses filles quand elle évoque leur amie défigurée par la police.

La peur a deux visages

Comme le montre très bien les premières disputes entre Sana et ses parents lors d’un repas tendu, la génération plus âgée reprend l’argumentaire bien connu de l’association entre la dépravation et le rejet du voile. Cette scène devient l’occasion d’un vibrant plaidoyer pour la liberté et une démonstration chirurgicale de l’aberration du discours des mollahs. Mais là où le film de Rasoulof est un succès, c’est qu’il passe d’un registre à un autre, d’abord par cet interrogatoire musclé sous forme de huis clos qui déborde sur tous les membres de la famille avant de basculer vers le thriller. Irrémédiablement une sororité embryonnaire se noue entre les femmes du foyer. La disparition de l’arme de service devient l’occasion de faire de la révolution un jeu et d’interroger l’autorité parentale. Un jeu périlleux, certes, à l’image de tous ces gestes du quotidien où des Iraniens se filmaient en train de taper la tête des mollahs pour faire tomber leurs turbans. Cet outrage, devenu un véritable buzz sur les réseaux, est un symbole de renversement du pouvoir à l’image de l’arme disparue.

Quand la peur change de camps et que les filles ne craignent plus de défier l’autorité du foyer, c’est cette même logique révolutionnaire qui prend racine. C’est toute la symbolique du titre du film expliqué dès les premières secondes. Certaines espèces de figuiers produisent de jeunes racines aériennes qui rejoignent petit à petit celles implantées dans la terre au sol. Métaphore des conflits générationnels, c’est la jeunesse qui emporte avec elle ses alleux, à l’instar de cette rébellion féminine qui couve dans le foyer des Graines du Figuier.

Poignant, le long métrage de Rasoulof aurait mérité bien plus qu’un curieux prix spécial décerné lors de la cérémonie de clôture même si le film Anora (lire notre critique) n’a pas démérité. Bravo également à ses jeunes interprètes qui auraient tout autant pu prétendre au prix d’interprétation féminine. Comme l’expliquait le réalisateur iranien, l’idée du scénario lui est venue alors qu’un gardien de prison lui aurait raconté combien il souhaitait se pendre à la porte d’une des cellules. Son geôlier, comme Iman dans le film, devait vivre chaque jour avec sa conscience, alors que ses enfants lui posaient la question à la réponse indicible : « Qu’est-ce que tu fais au travail ? ». La flamme du mouvement ne peut s’éteindre même si la répression semble ne pas s’essouffler elle aussi. En Iran, l’année 2023 était la plus meurtrière en termes d’exécutions. 853 : un triste record et sans doute le prix à payer pour la liberté. N’y aurait-il pas fallu offrir à Rasoulof la palme d’or et envoyer par la même un message d’espoir international ?

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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Ummagumma
3 mois

Il a l’air bouleversant ce film. Merci pour ce retour construit!

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[…] cette thématique était omniprésente. D’abord par la dénonciation du diktat des mollahs avec Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof. Ensuite par la dictature des images et le culte du jeunisme dans The […]

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