Présenté dans la sélection Un Certain Regard du festival de Cannes 2024, Le Royaume de Julien Colonna est (encore) visible en salles. Doublet gagnant de films corses avec À son image dont nous avions déjà parlé durant le GIFF. Il se pourrait bien que le cinéma insulaire grimpe tout en haut des tops de fin d’année… Trêve de bavardage : embarquement immédiat pour la Corse des années 90 !
Le poids d'un père
Été 1995, Lesia (la brillante Ghjuvanna Benedetti) passe son premier vrai été d’adolescente, accompagnée de sa famille et de son premier amour. Pourtant, avant d’en profiter pleinement, un homme l’emmène sur sa moto jusqu’à une villa. Elle a le bonheur d’y retrouver son père (Saveriu Santucci), un chef de gang recherché, accompagné de bon nombre de ses fidèles. Lesia, bien qu’heureuse de le retrouver, sent bien que de lourdes menaces pèsent sur la vie de son paternel…
Stridulations des cigales sur écran noir. Leur bruit, d’abord synonyme de vacances, de bonheur, enfle, devient métallique, strident, assourdissant. Dans Le Royaume, il ne faudra pas se fier aux décors de cartes postales ou au dépaysant accent corse. Sous les bosquets de pins, derrière les murs blancs des villas, sur les galets des plages, le sang est partout. Un sang que l’on retrouve croûté sur la gueule de deux sangliers morts, ballotés sur le pont d’un pick-up, en un premier (gros-)plan qui annonce la couleur. Une bête est sortie, attachée par les pattes arrières : on hisse sur la toile de fond méditerranéenne et ensoleillée le cadavre du Suidé. Une jeune femme – Lesia – s’extrait de la foule. On lui tend un couteau. Elle le saisit. Le sang gicle, lui macule la face. Les viscères coulent. Quelques applaudissements, puis un plan moyen montre tous ces hommes ragaillardis par leur chasse quitter le plan, laissant la jeune femme seule avec ses mains sanguinolentes.
Décidément, cette ouverture sera programmatique de tout le long-métrage, où les femmes gèrent dans l’ombre les conséquences des violences masculines : qu’il s’agisse d’un corps à pleurer à la morgue, d’une fille “orpheline” dont il faut s’occuper, d’un repas à cuisiner pour ragaillardir ces hommes fatigués par leur bête brutalité, c’est toujours au sexe féminin qu’incombe la charge mentale de l’après coup de sang. Et Lesia n’y échappera pas. Si elle fraie avec ce milieu ultra-masculin, y intègre les codes, ressent une certaine fierté à côtoyer ces mafieux locaux, c’est finalement pour toujours mieux se prendre un retour de manivelle en pleine face.
Films de boucles
Lesia cherche son père. Et si le film cultive une tension prenante, qui ne fera qu’enfler de bain de sang en bain de sang, c’est d’abord et avant tout l’histoire d’une relation filiale qui se déploie à l’écran. L’histoire d’un royaume partagé par une fille et son père-fantôme, enrôlé dans une guerre fratricide pour l’indépendantisme dont on devine les tenants et aboutissants plus qu’ils nous les sont clairement exprimés. Un royaume décidément désolé, royaume de courants d’airs, où le père disparait plus souvent qu’il refait surface.
C’est pourtant cette histoire-là, une histoire en marge par rapport à ce qui se joue de politique dans l’embrasement de violence que dépeint en arrière-plan le film, qui donne au Royaume ses plus grandes scènes. Entre ce long échange dans une soirée estivale au camping, cette scène de chasse qui dit tant de leur relation sans pour autant n’avoir rien besoin de formuler ou encore cette scène de baignade dans la rivière, triptyque de scènes coup de poing où ne coule pourtant pas le moindre millilitre d’hémoglobine. La puissance du Royaume est émotionnelle, et la bombe à retardement qu’il nous propose s’enclenche dès les premiers échanges entre Lesia et son père. De quoi souligner l’incarnation de l’actrice Ghjuvanna Benedetti pour son premier (et nous le devinons, pas le dernier) rôle de sa carrière. De quoi également lire en sous-texte une histoire bien plus personnelle, qui prend aux tripes, lorsque l’on sait que le réalisateur Julien Colonna n’est personne d’autre que le fils de “Jean-Jé” Colonna, le grand nom du banditisme corse au sort marqué du sceau de la violence comme on peut le découvrir dans cet article du Monde.
Films corses
Impossible d’évoquer Le Royaume sans parler d’À son image, tant les deux longs-métrages corses dialoguent l’un avec l’autre. Entre une part du casting qu’ils partagent, ce choix commun (et salutaire) des acteurs non-professionnels, le fait d’avoir comme protagoniste principale une jeune femme et aussi, mais surtout, de s’ancrer dans la violence du milieu indépendantiste corse. Les deux films explorent ce continuum de violence qui se nourrit lui-même, mais sont aussi deux films de boucle. Antonia autant que Lesia tentent une fuite en avant, essaient de s’échapper d’un fatum qui finira indubitablement par les rattraper.
Notons encore pour clore cette critique l’apport de Jeanne Herry (réalisatrice de Je verrai toujours vos visages notamment) à l’écriture du Royaume, qui fût un film de longue haleine puisqu’il prit plus de trois ans et demi à se terminer. Et lorsque l’on voit le résultat, on ne peut que s’en réjouir. Et puisque approchent les fêtes de fin d’année et la saison des tops/flops, il est fort à parier au sortir du visionnage du Royaume que deux films corses risquent de se hisser très haut dans le classement des meilleurs films de 2024…
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Très chouette critique d’un film sensible que j’avais découvert à Cannes. Il s’en dégage une forme de douceur qui contraste avec les règlements de comptes à l’oeuvre en toile de fond.
Dans le Valinco des années 90, alors que la guerre des clans fait rage, ce touchant road-movie où la mort fauche sans crier gare tisse avec sensibilité une relation filiale (entre un père et une fille interprétés par des acteurs non professionnels) en proximité directe avec une série de drames. Et alors qu’ils apprennent à se connaître dans la beauté déchirée du sud de la Corse, cette tragédie à hauteur d’enfant touche en plein cœur. Un premier film puissant !