Karim, un pianiste émérite, a l’opportunité de quitter son pays pour aller passer une audition à Vienne. Mais la guerre en Syrie fait rage et les libertés publiques sont saignées et traquées jusque dans l’espace le plus intime : l’Art. Dans l’Etat Islamique, en Syrie comme en Irak, la musique fut longtemps interdite par Daesh et d’autres groupes djihadistes bien avant l’émergence de ce nouvel hydre. L’obscurantisme religieux impose de contrôler la moindre parcelle d’expression. L’Etat Islamique est une énième itération d’un totalitarisme qui cartographie les corps et les esprits pour mieux les enchaîner à une idéologie mortifère. Devant l’impasse du régime, Karim se lance au péril de sa vie dans une vaine tentative : recomposer son piano pièce par pièce !

La musique ou le germe de la rupture

La musique a toujours été un objet politique et un espace à gouverner. Il n’échappe à personne qu’elle créée du lien social et charrie de puissantes émotions. Autant de vecteurs de l’autonomie des individus que cherchent à détruire l’Etat Islamique et bien d’autres avant lui. C’est le ciment social qui dépasse les écrits par son accessibilité et sa capacité de rassemblement unique, à l’image du concert. L’interdiction de la musique est donc intimement liée à la peur de perdre le contrôle.

« Sachez que Dieu vous accorde sa miséricorde, que les instruments à cordes et chansons sont interdits dans l’islam car ils détournent de l’évocation de Dieu et du Coran, et sont source de troubles et de corruption pour le cœur. »

On pense aux chants traditionnels bouddhistes qui devaient être reproduits à l’identique avant qu’ils ne soient subvertis par le théâtre Nô populaire (lire notre critique d’Inu-Oh). Ou encore le mouvement baroque qui désignait de façon péjorative des perles irrégulières (barroco) alors que le classicisme se sentait menacé par cette nouvelle école. Au vingtième siècle, le rock’n roll, lui aussi, a marqué une rupture cette fois-ci entre les adultes et la jeunesse américaine dans un contexte de ségrégation et de puritanisme religieux qui cherchait à garder le contrôle. Le rock’n roll, c’était pour eux la musique du diable ! Plus tard le mouvement skinhead incarnera le rejet d’une certaine société bourgeoise par les prolétaires d’Angleterre et leur refus ostentatoire de s’habiller différemment pendant les loisirs et au travail.

Karim, animé par sa mission : réparer son piano !

Si « la poésie est un cri », la musique est son portevoix. Le blues, abréviation de « blue devil » était le chant des travailleurs noirs qui exprimaient leur amour et leurs envies des décennies après l’abolition de l’esclavage. La musique, quand elle n’est pas « savante » ou religieuse, tend à être considérée comme porteuse de risques divers : de la révolte contre l’ordre établi à la perversion pure et simple de l’âme. Le point commun de tous ces genres musicaux pour ces détracteurs : la transgression qui nous rapprocherait du démon. La musique est une tentative de subversion de l’esprit, une évasion permanente de notre quotidien.

« L’État islamique en Irak et au Levant a rendu une décision prohibant la vente de chansons sur disques et d’instruments de musique, ainsi que les chansons de divertissement […] en tout lieu. Tout transgresseur s’exposera aux répercussions requises par la charia. »

Rencontre éphémère avec une résistante

Ne dit-on aujourd’hui qu’on est en transe au beau milieu d’un teknival, d’ailleurs systématiquement objet de répression ? Au regard de l’histoire de la musique, quoi de plus explicite finalement que l’abolition pure et simple de toute forme d’expression musicale par l’Etat Islamique ? La négation du tout constitue l’acmé du contrôle totalitaire par la charia et une suite logique pour un islamisme dévoyé. Supprimer l’expression culturelle, c’est retirer la capacité d’expression comme de représentation de l’individu, un mécanisme bien connu des régimes autoritaires et de la propagande qui, sans surprise, se réserve un certain monopole de la musique.

« Lorsque nous avons filmé là-bas, les combats s’étaient achevés il y a un peu plus d’un an. Il y avait toujours les odeurs de cadavres sous les décombres. Tout n’avait pas été déblayé et une bonne partie de la ville était toujours en ruines.»

Le dernier piano, allégorie de l’Art comme résistance aux turpitudes du monde et à l’obscurantisme, incarne la liberté et un combat qui n’a jamais vraiment cessé d’exister. Le film de Jimmy Keyrouz est partiellement tiré d’une histoire vraie : celle d’un pianiste, Akram, qui est devenu un symbole d’espoir alors qu’il jouait du piano pour défier le pouvoir en place. Inspiré de son court-métrage Noctune In Black), ce nouveau long-métrage est une production américano-libanaise au budget solide.

Un piano et une voiture calcinée à côté : une scène pas comme les autres

Un tournage entre le Liban et l'Irak

Les plans aériens montrent une ville ravagée par la guerre. Au-delà de la Syrie qui a été choisie pour cadre, le dernier piano a une portée universelle. C’est d’autant plus vrai quand on sait que le film a été majoritairement tourné chez son voisin, le Liban, autre pays ravagé par des guerres intestines et aujourd’hui ironiquement refuge de millions de réfugiés syriens, autrefois frères ennemis. Le réalisateur aura tout de même réussi à tourner cinq jours à Mossoul, ville irakienne martyre de l’Etat Islamique pendant des années. Comme un acte de résistance et un drapeau planté dans cet ancien fief sacré de Daesh. 

« Sur place on ressent beaucoup de tristesse. Mais il y aussi de la beauté parce que la vie continue. Dans ces décombres, il y a toujours des enfants qui jouent. Il y a toujours une femme qui cuisine pour sa famille.»

Les vues du ciel sont particulièrement évocatrices de l’horreur du conflit. Les destructions témoignent à elle seul de l’anéantissement méthodique de toute forme de vie. Le jeune réalisateur n’hésite pas à nous plonger dans un labyrinthe de décombres où le fil d’Ariane serait tissé des cordes du piano. Malgré sa portée symbolique et l’élégance de sa photographie, un dernier piano reste cependant un peu trop académique par moments. Même les mises à morts sont exécutées avec une certaine pudeur qui semble assez loin du sang versé sur les champs de bataille d’Alep.

Son ennemi construit comme un négatif aurait mérité une écriture plus subtile

Une goutte d'espoir dans un verre de haine

S’il est conçu comme une note d’optimisme dans un paysage mondial gouverné par des replis toujours plus marqués de l’universalisme, le dernier piano aurait gagné à appuyer davantage son épilogue et peut-être représenter Daesh de manière plus crue. Certains personnages comme son ennemi (et négatif) auraient probablement mérité une écriture plus consistante. Même dans la noirceur, le réalisateur recherche toujours une pointe d’humanité chez le bourreau, ce qui peut parfois paraître un brin candide quand on connaît les insupportables récits qui s’échappèrent de ces zones de non Droit.

« Il y a une forme de responsabilité à montrer la tristesse, l’absurdité de la guerre. Et l’importance de toujours garder l’espoir. Parce que pour moi il y a toujours de la lumière, même dans les ténèbres. »

Le dernier piano vient tout juste de sortir en DVD. Si le propos est intéressant, la narration reste finalement assez convenue malgré une photographie et une réalisation soignées. A réserver pour ceux qui veulent prendre une bouffée d’air frais dans un paysage médiatique qui s’assombrit de jour en jour.

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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