Le ventre, la merde, la mort titrait le critique Vincent Teixeira à l’époque de la sortie de La Grande Bouffe en 1973. Choix de qualificatifs imparables pour trianguler le projet de ce long-métrage hors-normes. Après avoir soufflé un vent de scandale sur la Croisette, l’acide comédie de Marco Ferreri a su peu à peu obtenir le statut de véritable film culte. Désormais disponible sur MUBI dans une magnifique version restaurée, il valait bien la peine de se (re)pencher sur cet incontournable du cinéma coup de poing…
Quatre amis – Marcello Mastroianni, Michel Piccoli, Philippe Noiret et Ugo Tognazzi, désignés par leurs vrais prénoms – quittent leurs compagnes et leurs vies respectables pour s’enfermer dans un manoir, dans le but de s’adonner à un “séminaire gastronomique”. Chacun cloitrés dans des frustrations esquissées par le film, ils s’abandonnent ensemble à une orgie où sexe, bouffe et anéantissement semblent plus liés que jamais.
Étudiant vétérinaire puis documentariste aguérri ayant côtoyé les plus grands de l’époque, Marco Ferreri signe avec La Grande Bouffe son film le plus connu. Il jouit pourtant d’une filmographie riche, issu d’un terreau fertilisé d’un regard critique à rapprocher de Buñuel, et d’un goût pour le scandale où Eros se marie bien souvent à Thanatos. Il sera également acteur, notamment dans le Porcherie (l’occasion de réécouter ci-dessous le magistral Porcherie inspiré par Pasolini mais version Berurier Noir et sa douce dédicace au Front National) de Pier Paolo Pasolini, et remportera le prix de la critique internationale à Cannes en 1973, ex-aequo avec La Maman et la Putain de Jean Eustache. Bref, une carrière truculente, bien loin de l’étiquette de cinéaste agitateur et vulgaire que tout un pan de la critique a bien voulu lui attribuer à une époque… Bref, du vrai cinéma punk !
Quatre compères verrouillent la porte d’une villa aux insatisfactions de leur vie, ne laissant y entrer qu’une promesse de plaisirs gustatifs et de luxure. Encanaillés par cette escapade entre gaillards, La Grande Bouffe se met en branle dans une hallucinante séquence de bagnole ayant comme point d’orgue cet iconique plan de profil où les quatre bêtes de scène se retrouvent en face de leur manoir.
Pourtant, bien rapidement on comprend que quelque chose est pourri dans leur projet. Qu’il suffit de presser un peu pour qu’apparaisse le jus de la putréfaction et que craquèle ce vitrifiant vernis de perfection. Et ce ne sont pas les sources de plaisir que ces quatre messieurs laissent pénétrer dans leur demeure – la rutilante Bugatti et son ronron mécanique, les espiègles et vaporeuses belles-de-nuit, une curieuse institutrice, jouée par la géniale Andréa Ferréol, et finalement la cargaison de bouffe – qui les aideront à poursuivre leur rêve vicié.
Car si les entêtantes notes de piano composées par Philippe Sarde et interprétées par Piccoli teintent le film d’un avant-goût de mort, Ferreri joue de son cadre pour mieux noyer ses personnages dans des clairs-obscurs asphyxiants, des surcadrages constants tout aussi claustrophobes et d’une photographie granuleuse et teintée d’hiver, splendide mais fleurant déjà bon le cadavre.
Et une tristesse infinie se mêlera à l’étrange drôlerie qui émaille la première moitié de cette Grande Bouffe. Piccoli déclamant du Shakespeare en tenant en bout de bras une tête de porc décapitée, Piccoli tentant vainement de partager son boudin alors que l’heure est plus au café et au jus d’orange, Piccoli – encore – à déclamer ses aphorismes latins et ses considérations métaphysiques qui nous feraient lorgner du côté du Bébel de A Bout de souffle…
« En dehors de la bouffe, tout est épiphénomène ! Le sable, la plage, le ski, l'amour, le travail, ton lit : épiphénomène ! »
Michel Piccoli dans "La Grande Bouffe"
Et à bout de souffle, il le seront de plus en plus. Dans une course vers la mort. Un travail de sape, systématique. D’auto-gavage jusqu’au trop plein. Le film devient alors physiologique – comme le dit Ferreri lui-même – jusqu’à embarquer son spectateur dans un spectacle qui prend décidément aux tripes. Une fête de mort. L’association oxymorique de ces deux concepts permet à La Grande Bouffe d’articuler non pas simplement une fable grand-guignolesque, mais bel et bien de devenir un pamphlet violent contre la classe bourgeoise.
En effet, en se tenant à la description de ces premiers paragraphes, on pourrait croire à un film tragique sur ces quatre âmes en peine poussées au suicide culinaire. Il n’en est rien, et cela grâce à la mise en place par Ferreri d’une assez brève caractérisation parallèle de notre quatuor de protagonistes en début de film – à la manière de Friedkin au début de Sorcerer quelques années plus tard. Des segments qui dépeignent des hommes en entière possession de leurs moyens : un pilote reconnu, un magnat des médias, un grand chef cuisinier et un magistrat. Tous appartiennent à la classe bourgeoise, tous sont riches, tous cochent l’intégralité des cases d’une position de domination totale.
Bien au delà d’une simple critique de la société de consommation avancée par certaines critiques, Ferreri avance les pions d’une brimade au vitriol contre cette classe bourgeoise décadente, à qui tout appartient et qui se contente de se gaver avant de pourrir sur place. Une classe parasite qui a déjà irrigué le pan acerbe de la fin de filmographie de Pasolini notamment, et qui apparait dans La Grande Bouffe sous son plus mauvais jour. Pas bien étonnant que lors de sa sortie à Cannes, le film se soit fait descendre par la majorité de la critique qui devait se trouver en face d’un bien désagréable miroir de sa propre caste.
« Scandaliser est un droit, être scandalisé, un plaisir. Quiconque refuse le plaisir d'être scandalisé est un blême moraliste. »
Pier Paolo Pasolini
Voir des hommes riches, violents, puissants, mâtinés tantôt de comportements de prédateurs sexuels, tantôt d’une suffisance à peine supportable, larmoyer sur leur propre sort tout en continuant de s’empiffrer, voilà le véritable spectacle offert par Ferreri. Un suicide aussi pathétique que navrant, d’une classe qui s’accapare tout et parvient tout de même à se plaindre. Un suicide transformé en foire grasse, imprévisible, mâtinée de flatulences, d’éclaboussures de vomi et d’explosion de merde. Et si aucun d’eux n’est dupe de ce qui se passe dans ce manoir, cela ne les empêche pas de continuer à jouir dans leur fange et de se goinfrer à en crever. L’homme n’est rien d’autre qu’un animal – le film organise d’ailleurs une étrange pullulation de chiens à mesure qu’il avance, tous autant attirés par la bouffe et la merde que le sont les protagonistes de La Grande Bouffe – animé par son cerveau reptilien d’un besoin pulsionnel du toujours plus.
Et cette notion de classe d’élites déconnectées et parasitaires n’est que plus appuyée par la constante déconstruction de toute notion d’utilité. La révérée Bugatti bleue ne servira à Marcello qu’à se faire mousser en entendant rugir son moteur, qui ne le mènera jamais au-delà du jardin où il fera des va-et-viens incessants, aussi ridicules que vains. Un vélo posé sur le toit de cette maison de maître sera attaché à un bras central qui l’obligera à tourner en rond. Même le sexe et la nourriture omniprésents seront parfaitement détachés de toute notion de plaisir, pourtant inhérente aux plaisirs de la chair/chère. Bref, tout dans ce quotidien bourgeois semble être découplé de notion pratique pour se lover dans le superflu et la stérilité la plus totale.
On pourrait indiquer La Grande Bouffe comme remède aux libéraux de tous poils excités à la notion de ruissellement, car elle le démontre bel et bien : la classe bourgeoise ruisselle effectivement, mais de ses propres fluides viciés venant fertiliser verticalement leur descendance tout aussi parasitaire. Entre Michel Piccoli tendant à sa fille la clé de son appartement en geste de népotisme ultime, et ce majordome grabataire qu’on congédie volontiers sitôt que son utilité ne se fait plus sentir, on sent que la manne bourgeoise tourne en vase clos.
Une idée de monde à part, parallèle et étanche, reprise par la métaphore incestueuse qui pointe le bout de son nez avec le personnage de Philippe, et qui sera ensuite déployée plus frontalement dans le pas moins génial (et tout aussi critique) Society de Brian Yuzna en 1989, notamment dans son final tout aussi choquant que féroce.
Si l’on peut grincer des dents quant à une représentation datée des pulsions homosexuelles d’un personnage ou de la figuration des femmes, toutes deux bien dans le jus de leur époque, il ne fait aucun doute que le message de fond de La Grande Bouffe est plus que jamais d’actualité. Avec des bénéfices atteignant en 2023 des niveaux historiques – on peine à articuler le chiffre de 68,7 milliards de dollars de dividendes reversés aux actionnaires par 40 sociétés françaises – décidément, leur grande bouffe ne semble qu’avoir à peine commencé… En parallèle s’organise le démantèlement progressif de tout l’échafaudage qui soutient le corps social par une classe autant complice que pyromane : la métaphore de Ferreri ne parait que plus avisée que jamais.
Nous résonne alors dans la tête la mélancolique et entêtante balade au piano de Philippe Sarde qui émaille tout le long-métrage, et à l’instar de Michel Piccoli, on reste bien bien seul avec son boudin…
La Grande Bouffe, un film culte qui ne démérite pas son aura, à retrouver d’ores et déjà sur MUBI dans une magnifique version restaurée. Et ce n’est pas cette bande-annonce montée pour la ressortie du film et traversée d’un florilège des critiques les plus acerbes de l’époque qui vous convaincra du contraire…
Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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