94 ans et voilà que la légende du septième art Clint Eastwood remet le pied à l’étrier avec sa casquette de réalisateur pour nous livrer Juré n°2. Un film de procès étonnant, malheureusement complètement sabordé par Warner pour des raisons financières. Sorti dans à peine une cinquantaine de salles aux États-Unis, victime d’une quasi-totale invisibilisation marketing, le mythique Eastwood ne démérite pourtant pas…

En eaux troubles

Justin Kemp (Nicholas Hoult, réincarnation évidente d’un Eastwood de première jeunesse) et sa femme Allison (Zoey Deutch) se préparent à l’arrivée imminente de leur premier enfant. Justin doit pourtant s’absenter quelques temps pour participer à un procès en tant que juré. Un procès qu’il souhaite être vite expédié tant l’affaire semble limpide : une sordide (mais malheureusement courante) histoire de féminicide, commis, comme souvent les statistiques le prouvent, par le mari de la victime. Pourtant, tandis que se met en branle la machinerie juridique, Justin va peu à peu se rendre compte qu’il n’est peut-être pas forcément si étranger au crime reconstitué devant ses yeux. Pire, il a peut-être joué un rôle crucial dans la mort de cette femme…

Figure passionnante que ce Clint Eastwood. Sa gueule décharnée, son regard transperçant, le cortège de rôles marquants qu’il attire dans son sillage, pas de doute l’homme tient de la légende. Toute sa persona suinte de l’essence même de l’Amérique, embrassant dans un spectre aussi large que ce qu’il a pu incarner à l’écran les passions et les vices de ce pays malade. Le antihéros redresseur de torts de L’Homme des hautes plaines, ses rôles dans les mythiques westerns de Leone, le flic iconoclaste de la série des Inspecteur Harry, et plus récemment ses films en tant que réalisateur où il sonde l’âme de héros ordinaires (Gran Torino, La Mule, American Sniper, Le Cas Richard Jewell et tout récemment, le plus mineur Cry Macho), voilà de quoi déployer toute la multiplicité du personnage. Une schizophrénie qui transparait dans l’engagement politique du personnage, fervent supporter du parti républicain, l’une des rares stars hollywoodiennes soutien de Trump en 2016, mais également capable de virulentes critiques sur la guerre du Viêt Nam ou d’Irak et de pondre des films résolument moins réacs que son auteur. Décidément, notre bon vieux Clint porte en lui toutes les scissions de cette Amérique fracturée.

« Donald Trump tient quelque chose, car tout le monde est secrètement fatigué du politiquement correct… Nous sommes d’une génération de lavettes. Tout le monde marche sur des œufs »

Eastwood et son acteur principal sur le tournage de « Juré n°2 » (Copyright : Warner).

Si Juré n°2 sort en plein durant les élections, Eastwood s’abstiendra cette fois-ci de conseil de vote (c’est pas bon pour les entrées ?). N’empêche, le vieux briscard du cinéma ne trouvera pas un grand soutien en Warner, qui distribue son dernier long-métrage. Sacrifié avant même les premières projections, Juré n°2 profite d’une sortie très restreinte et d’un marketing amputé de tous les membres… Une situation très bien analysée par nos confrères de chez Ecran Large dans un article consacré à la distribution lacunaire du long-métrage. Quoiqu’on en pense, cette réticence du studio pouvait être de mauvais augure quant à la qualité finale du film (avec un Cry Macho déjà largement déficitaire et très en deçà du reste de la carrière d’Eastwood). Alors qu’en est-il réellement ?

Ultra classique mais...

Évacuons d’emblée les critiques principales à apposer à ce Juré n°2 : son classicisme forcené. Narration relativement basique, multiplication d’une symbolique un brin trop cristalline et filmage ultra-calibré, il ne faut pas chercher dans ce dernier Eastwood une esthétique particulière ou des velléités picturales décoiffantes. Mais si tout est très calibré, tout est (au moins) plutôt très bien maîtrisé. Autant le montage que le découpage du films sont difficilement critiquables et confèrent à ce Juré n°2 une clarté stupéfiante.  Bref, s’il cède au classicisme, le vieux briscard de 94 ans n’en a pas pour autant perdu la maîtrise de son outil…

Pourtant, et c’est plus étonnant, le film de procès mâtiné de thriller va très rapidement prendre son spectateur au collet. Dépeignant de l’intérieur le système juridique américain (et en particulier le rôle d’un jury populaire), il va – par sa narration – placer de force son spectateur aux côtés de Justin Kemp sur les bancs du tribunal. Le velours rouge du confortable siège de cinéma se substitue au profit de la froideur du bois d’un banc impersonnel de salle d’audience, et nous voilà propulsé nous aussi dans la peau de l’un des membres de ce jury. Dès lors quasiment impossible de sortir de Juré n°2, tant chacun des questionnements qui s’imposent à l’esprit de Justin vient se décalquer dans notre propre conscience. Que ferions-nous à leur place ? Question entêtante qui obsèdera le spectateur durant tout le visionnage…

Une narration en forme de piège. Impossible de s’en dépêtrer, au risque de s’enfoncer un peu plus dans les questionnements moraux qui assaillent ce magnifique personnage de cinéma. Et Juré n°2 d’avancer ainsi, porté par Nicholas Hoult (Nux dans Mad Max: Fury Road) et la géniale Toni Collette en intransigeante procureure, jusqu’à une salutaire (et osée) dernière scène ouverte qui déploie tout le machiavélisme de ce film de procès étonnant. Bref, une infusion croisée de 12 Hommes en colère et d’Anatomie d’une chute, questionnant sur le rôle même de la justice et rappelant inévitablement le dialogue entre Daniel et Marge dans la Palme d’or de Justine Triet : parfois, lorsque l’on ne sait pas ce qui est réellement vrai, on peut simplement choisir ce qui est vrai pour nous…

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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