Maniant l’imagerie psychosexuelle au sein d’un bestiaire surréaliste et truculent, Suzan Pitt se place comme l’une des premières grandes animatrices américaines. Entre métaphores suggestives et humour noir grinçant, elle fait cohabiter dans le plan une multitude de techniques et les infuse d’un amour du fait-main toujours séduisant. La mise à disposition sur MUBI d’une série de courts de sa création est l’occasion de revenir, au gré de quelques titres, sur la carrière de cette réalisatrice marquante.

Sommaire

Suzan Pitt, brève notice biographique

1943, Kansas City, fin fond du Midwest américain. C’est là que naît Suzan Pitt, dans une famille dont la seule fibre artistique tient  à sa grand-mère, chapelière. Passionnée de dessin, ses parents vont la pousser à continuer dans cette voie.

C’est ainsi qu’elle obtient un diplôme en peinture, en affirmant son goût pour le travail de Francis Bacon, Richard Lindner ou encore David Hockney. Dès 26 ans, elle commence à produire ses premiers films (dont plusieurs exemples seront creusés ci-dessous), qui deviendront très rapidement convoités par différents musées américains. C’est Asparagus en 1979 qui va lui amener une consécration plus large, autant dans le monde du cinéma que dans celui de l’art contemporain.

Richard Lindner, « The Meeting » (1953)

Elle poursuivra une vie de constante création, creusant un art empreint d’un féminisme frappant et d’une liberté totale. Partagée entre l’enseignement, la mode et le dessin, elle s’éteindra en 2019 à la suite d’un cancer du pancréas foudroyant. Elle s’en va en nous léguant une galerie de films qui auront su marquer l’histoire du septième art, désormais conservés par The Academy Film Archive aux USA.

Crocus (1972)

L’une des premières réalisations de Suzan Pitt, bricolée ici de bric et de broc : animation de papiers découpés (cutout animation), musique et bruitages maison, dessin aux traits visibles… Tout sent l’artisanat dans ce Crocus, et c’est cela qui fait le charme de ce court d’à-peine 7 minutes.

L’histoire ? Une femme semble vouloir se donner du plaisir. Pourtant, une ribambelle d’éléments de la vie domestique s’accumulent jusqu’à l’explosion surréaliste… Un Jeanne Dielman sous psychotropes, autant amusant que charmant visuellement, qui constitue une excellente entrée en matière dans la carrière de la plasticienne américaine.

Jefferson Circus Songs (1975)

Quelques années après Crocus, Suzan Pitt nous propose avec Jefferson Circus Songs un étrange freakshow mélangeant autant stop-motion en pixilation, animation de papiers découpés et prises de vues réelles.

Commence alors une procession tantôt dissonante et inquiétante, tantôt enjouée et amusante (virant d’ailleurs parfois au slapstick), créée avec le même amour d’un fait-main qui transparait évidemment à l’écran. Un court défait de tout besoin de narration qui se contente de s’enfoncer toujours plus dans cet étrange carnaval burlesque assez amusant !

Asparagus (1979)

Une jambe suggestive autour de laquelle s’enroule un serpent décidément phallique nous invite à pénétrer, rythmé par des notes de jazz, une antre psychédélique et (évidemment) surréaliste. Le terrier d’un lapin à montre à gousset ? Pas si sûr… Plutôt la tanière d’un désir féminin refoulé, en manque ou indicible, dont les pulsions explosent à l’écran en un bazar érotique encombrant les plans. Normes sociétales, pulsions que l’on ne s’avoue même pas à soi-même, puissance de l’art, Asparagus charrie un véritable bestiaire passionnant au cours de ses 18 minutes.

Mêlant encore les techniques, la 2D et la 3D, Suzan Pitt crée avec Asparagus une œuvre autant extrêmement dense thématiquement que riche visuellement. Programmée en séance de minuit aux côtés d’un certain David Lynch et de son non moins expérimental Eraserhead, on sent l’influence qu’ont pu avoir les deux artistes, plasticiens et réalisateurs américains, l’un pour l’autre. Bref, un court absolument sidérant et important dans l’histoire du cinéma qui a pris pas moins de quatre ans de création pour Suzan Pitt ! Un immanquable, tout simplement…

Joy Street (1995)

Un vent glacial balaie la morne rue “Joy Street”. À la fenêtre, une femme morose laisse planer son regard contre le macadam froid et mort. Une profonde mélancolie s’empare d’elle, la poussant peu à peu au suicide. Pourtant, un étrange visiteur, après lui avoir fait traverser un Styx décidément macabre, va l’emmener dans un pays autrement plus joyeux…

S’ouvrant sur une imagerie terne et froide, Joy Street s’en va explorer les méandres de la dépression sur fond d’une (magnifique) B.O. jazzy, avant que Suzan Pitt n’injecte dans son court une folie dont elle-seule a le secret. Adviendra alors simultanément une explosion de techniques venant se superposer à l’imagerie déprimante du début (de l’aquarelle on passe à des aplats de couleur virant parfois presque à l’abstraction, des photographies, un jeu avec les couleurs et le noir et blanc…). Un court puissant, toujours autant traversé de mille idées visuelles, dont la thématique le rapproche du prochain film que nous allons aborder, El Doctor, créé 11 ans plus tard.

El Doctor (2006)

Un docteur anglophone alcoolique, perdu en plein Mexique, se fait tirer d’une nuit de beuverie pour une urgence à l’Hôpital. Entre visions quasi-horrifiques et situations empreintes d’un humour décidément bien noir, Suzan Pitt nous tire avec El Doctor dans un étrange cabinet des curiosités macabre, où l’hôpital est dépeint en véritable usine à macchabées.

Moins foisonnant que Asparagus, El Doctor tient plus à sa narration sans toutefois s’empêcher de belles dérives surréalistes. Un court-métrage sombre, dopé par l’imaginaire mexicain, oscillant toujours entre pure nihilisme et décalages comiques troublants. On sent un certain virage pris dans la filmographie de Suzan Pitt, qui se confirmera avec le court-métrage suivant…

Visitation (2013)

Un narrateur se fait submerger, la nuit, par les créatures de son propre esprit. Elles se réveillent pour fouiller les circonvolutions de sa cervelle et disséquer ses pensées. Surviennent alors des visions qui ont de quoi lui filer de bonnes insomnies…

Un El Doctor mais amputé de son humour noir, les traits mouvants et la granulosité de Visitation le rapproche des expérimentations (également en court) d’un certain David Lynch. Film désespéré, mêlant surgissements de pure abstraction sur la voix-off du narrateur autant qu’apparitions spectrales d’êtres décharnés, bientôt torturés, qui en font le court le plus tourmenté de la sélection. Un court-métrage qui va à l’os et nous traine dans des abîmes glaciales en à peine 9 minutes !

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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Ummagumma
5 mois

Merci pour la belle découverte, je n’avais jamais entendu parler de cette femme.

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