Vous n’avez pas pu passer à côté, le monument américain David Lynch s’en est allé quérir des parts de tartes à la cerise et de sacrées tasses de café dans le monde d’au-delà les rideaux rouges. S’éteint avec son départ un artiste total, dont nous allons tenter de refléter ici quelques bribes de souvenirs et une promesse : celle de creuser toujours plus loin dans ses univers labyrinthiques qui, à chaque visionnage, semblent encore plus vastes que la fois précédente…

L'espace du rêve

David Lynch clôt son autobiographie L’Espace du Rêve, co-écrit avec la journaliste et critique Kristine McKenna, avec ces mots : « Il est impossible de raconter la vie d’une personne. Le mieux que l’on puisse espérer, c’est de capturer le ‘Rosebud’ – le mystère – de chacun ». Et à chaque interview Lynch s’amusait à cultiver ce mystère, en se refusant constamment à expliciter ses œuvres. Lorsqu’on l’interrogeait au sujet du sens derrière Mulholland Drive, il affirmait ne pas aimer « [s]’étendre sur la signification des choses ». Il donne à voir, il donne à penser, il perd volontiers son spectateur, mais il ne servira certainement pas la recette derrière ses ambiances crépusculaires et ses intrigues torturées.

Alors en suivant son conseil, tentons de saisir le ‘Rosebud’ de Lynch. Celui dont le nom est devenu un adjectif qualificatif d’une ambiance noire, grésillante, onirique, celui dont il suffit d’entendre une note de son compositeur favori Angelo Badalamenti pour à coup sûr imprimer dans ses synapses une scène indélébile, celui qui touchait à tout et hantait volontiers l’atelier Idem à Paris pour réaliser ses estampes, fait naître sa filmographie sur la tête de l’un de ses acteurs bientôt fétiches, Jack Nance. Grésillement électrique, image granuleuse en noir et blanc, la superposition sur laquelle s’ouvre Eraserhead (1977) s’amuse à laisser pondre au crâne de son acteur principal un œuf flottant dans un espace sidéral. Le monolithe noir et quadrangulaire de Kubrick devient un météore ovoïde irrégulier sur lequel alunit la caméra au terme d’un lent – très lent – traveling, tandis que le souffle oppressant de la bande-son qu’on qualifierait volontiers de lynchienne s’amplifie.

Déjà Lynch nous embrouille. D’une crevasse, la caméra va pénétrer une anfractuosité creusée dans un mystérieux container. Le dedans et le dehors n’ont plus de sens. La caméra elle-même pénètre l’œuf pondu par la cervelle de son protagoniste principal. Le ton est donné. Il faudra s’accrocher. Mais pas le temps de s’appesantir sur cet écorché scrutant le vide sidéral d’une fenêtre fêlée, Nance alias Henry Spencer devient père. Il a fait un bébé tout seul. Et par la bouche ! On comprendra rapidement que ce monde est malade. Que la chair nécrose et que les gargouillis organiques laissent place aux hurlements industriels des machines. Le bras suinte de l’huile. Le sang est déjà sec. Et il suffira d’actionner une manette pour que l’étrange poupon difforme retrouve la place de son berceau.

Du banal au sordide

Une étrange mise au monde qui préfigure une carrière comme nulle autre pareille, nourrie de miasmes grouillants et industriels que ne renierait pas un certain Giger. Une collaboration rêvée mais finalement avortée sur un Dune synonyme de désert de frustration autant pour l’artiste Gruérien que pour Lynch, qui finit par signer certaines versions de son film par le pseudonyme-désaveu « Alan Smithee ». S’y trouve pourtant l’antithèse des films de Villeneuve, froids et lisses. Lynch nourrit son Dune des mêmes miasmes qui rendent les flaques d’eau d’Eraserhead opaques, mais dans un univers exubérant et coloré. Les Harkonnen purulent, suintent, tandis que le mutant de la guilde spatiale flottant dans son bocal d’épice ambulant raie la rétine. Mais si l’univers de Dune parait à mille années-lumière de notre réalité, les mêmes obsessions nourrissent ce space-opera que les films plus réalistes de Lynch.

Constamment le réalisateur originaire du Montana appose son ongle et gratte le vernis de ses situations initiales pour découvrir ce qui se cache dessous. Paul Atréides par Kyle MacLachlan ou Lynch derrière sa caméra, voilà deux sortes de Kwisatz Haderach qui ont la capacité de voir et de laisser voir au-delà. Au-delà des façades souriantes de l’univers Hollywoodien dans Mulholland Drive. Au-delà des petits jardins bien proprets, dont les roses si rouges sont fertilisées d’un sang versé dans les gazons trop tondus de Blue Velvet, en témoigne cette oreille qu’un long mouvement de caméra révèle, grignotée par des myriades de fourmis. Au-delà d’un village en apparence si paisible, couvé par deux montagnes jumelles, qui cache derrière ses façades de bien vénéneux secrets. Twin Peaks apparait comme la clé de voûte de cette œuvre, l’articulation dans laquelle tous ses longs-métrages s’emboitent.

Fire walk with me

Il est par ailleurs rare qu’une œuvre trouve une telle postérité et marque de son sceau toute la production télévisuelle qui suivra. Il faut dire que sa fausse ambiance soap et que sa sirupeuse (et inoubliable) musique de générique avaient de quoi tromper un spectateur s’embarquant dans un délire fait d’un crescendo de légers décalages, au moins jusqu’à une fin de saison 2 qui lâche les chiens. « Je te verrai dans 25 ans » assurait alors Laura Palmer, et force est de constater que la promesse est tenue. Twin Peaks : The Return offre une extension sous forme de troisième saison, exactement vingt-cinq ans plus tard dans le récit. Et Lynch s’amusera d’y déjouer toutes les attentes du spectateur, pour dix-huit épisodes ahurissant qui contiennent probablement les séquences les plus vertigineuses de l’Univers du réalisateur.

« Gotta light ? », demande le bûcheron dont les mitaines enserrent le précieux tube de nicotine entre des doigts tremblants. « Gotta light ? ». Voix distordue provenant d’un contre-monde terrifiant, exactement comme le timbre de l’Homme venu d’ailleurs, dont les râles gutturaux nous rappellent que si l’on rapproche constamment Lynch de l’onirisme, c’est aussi un réalisateur qui aura réellement su travailler les mécanismes de la peur et de l’horreur au cinéma. Du jumpscare préfigurant Mulholland Drive, qui nous a tous fait perdre un morceau d’âme dans cette arrière-cour crasseuse d’un Winkie’s de Los Angeles, à celui de l’apparition de Bob dans Fire Walk with me, Lynch a aussi (et surtout) exploré les rouages d’une angoisse atmosphérique. Quiconque s’est risqué dans les labyrinthiques visions de Lost Highway sait à quel point un dispositif plutôt simple (un téléphone, quelques cassettes, une maison vide) permet à Lynch de créer peut-être les scènes les plus terrifiantes de tout le cinéma contemporain.

Des images nées du son

Cinéma en ruban de Möbius à cinq faces sur lequel Lynch fait glisser son spectateur, il n’aura eu de cesse de convoquer au sein de ses longs-métrages la musique. Lui-même musicien – il a sorti plusieurs albums aux titres aussi tordus que Crazy Clown Time ou BlueBOB – c’est avant tout sa collaboration avec Badalamenti qui a irrigué son cinéma depuis leur rencontre sur Blue Velvet. Ensuite, c’est évidemment les méticuleux sound-design granuleux et électriques de ses longs-métrages qui marquent le spectateur. Mais Lynch n’aura eu de cesse de mettre au cœur de ses productions la question musicale, que ce soit en entrainant devant la caméra ceux qui sont habituellement derrière un micro (l’apparition de Bowie dans Twin Peaks, celle de Sting dans Dune), ou en déménageant carrément toute la scène au cœur de ses productions. Ainsi, quasi chaque épisode de la troisième saison de Twin Peaks s’offre une longue scène musicale au sein du Double R Diner, avec en apothéose le débarquement de Nine Inch Nails pour l’interprétation de She’s Gone Away. La collision d’Univers ne pouvait pas mieux tomber…

You dig in places ’til your fingers bleed

Spread the infection where you spill your seed

I can’t remember what she came here for,

I can’t remember much of anything anymore

She’s gone, she’s gone, she’s gone away

Pourtant, vu que l’on parle d’artiste total, impossible de passer à côté du reste de la carrière graphique du bonhomme. Et dans son multivers artistique, chaque œuvre dialogue avec les autres, créant un véritable dédale de connexions dont on sent volontiers les influences. Ses nus photographiques marient érotisme et chimères inquiétantes dont les relents torturés et violents nous ramènent à Blue Velvet, mais aussi volontiers à l’amour de Lynch pour le peintre Francis Bacon, au moins dans ses photographies à longue exposition accouchant d’étranges monstres érotiques.

Autre travail graphique de longue haleine, sa BD The Angriest Dog in the World composé de 5 cases identiques dont seul le texte change préfigure l’humour mordant et absurde de bon nombre de ses productions. C’est résolument le cas dans Sailor et Lula et son monde “cruel à l’intérieur et cinglé en surface”, où il est compliqué de résister aux saillies comiques d’un Nicolas Cage au meilleur de sa forme (Did I ever tell you that this here jacket represents a symbol of my individuality and my belief in personal freedom?) et d’une Laura Dern qu’on aurait voulu encore plus souvent voir dans son cinéma et qui n’est pas en reste lorsqu’il s’agit d’infuser le long-métrage de son énergie azimutée (Uh oh. Baby, you’d better get me back to that hotel. You got me hotter than Georgia asphalt.). Puis évidemment Twin Peaks dont la cosmogonie nait évidemment d’une bonne dose de mystère, d’une truculente galerie de personnages mais aussi (et surtout ?) de ses fréquents décrochages comiques.

Finalement, restent ses lithographies dont le style au premier abord naïf se trouve bien rapidement contrebalancé par ses motifs industriels ou grotesques. Leurs limites enchâssées et quadrangulaires préfigurent la genèse d’un cadre de cinéma, l’encre la naissance d’un travail de lumière. Lithographie, film, même combat, c’est Lynch lui-même qui l’affirme (voir citation ci-dessous). Et ce n’est pas en rapprochant les plans d’Eraserhead de ce pan de son travail graphique que l’on se convaincra du contraire…

« Ce n’est pas inspiré par les films, c’est inspiré par les idées, et les films aussi sont inspirés par les idées, donc c’est le même processus : idées, histoires, personnages. C’est théoriquement possible qu’une lithographie inspire une scène ou un film entier. »

Vous l’aurez compris, tenter de faire le tour de David Lynch est une entreprise perdue d’avance. On croit en voir la fin, puis le brouillard se dissipe et nous offre mille autres circonvolutions à parcourir. Si Lynch nous manquera à coup sûr, ses œuvres, elles, persistent. Continueront à nous hanter. A nous attirer à leur suite tout en nous jurant qu’elles n’existent pas, comme l’orchestre évanoui de Mulholland Drive. Silencio, susurrent-elles. Avant d’à nouveau faire éclater leurs percussions et leurs grésillements électriques, promesses d’un nouveau piège se refermant sur un spectateur consentant.

« Quand tout est très clair, lumineux, quand tout est là, on pourrait penser que c'est une bonne chose, mais cela ne laisse pas beaucoup d'espace pour rêver. »

David Lynch photographié par Richard Beymer

Filmographie

  • 1977 : Eraserhead
  • 1980 : Elephant Man
  • 1984 : Dune
  • 1986 : Blue Velvet
  • 1990 : Sailor et Lula (Wild at Heart)
  • 1990 – 1991 : Twin Peaks
  • 1992 : Twin Peaks: Fire Walk with Me
  • 1997 : Lost Highway
  • 1999 : Une histoire vraie (The Straight Story)
  • 2001 : Mulholland Drive
  • 2006 : Inland Empire
  • 2014 : Twin Peaks: The Missing Pieces
  • 2017 : Twin Peaks : The Return

Ainsi que de très nombreux courts-métrages, dont quelques-uns sont disponibles par ici. Parmi ceux-ci, nous conseillons volontiers le visionnage de Rabbits, une sorte de série composée de lapins anthropomorphes marinés à la sauce soap (mais assez terrifiante) dont certains passages ont été intégrés dans Inland Empire. Côté plus comique, il ne faut pas manquer ses (hilarants) bulletins météos qu’il postait régulièrement sur sa chaîne YouTube.

Notons que Carlotta Films et Potemkine ressortent quasiment tous les films du maître au cinéma. Une excellente occasion de (re)découvrir ses œuvres mythiques sur grand écran !

Les articles sur MaG

Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.

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itokiry
9 mois

Autant je garde un grand souvenir de certaines des œuvres du monsieur, autant je ne peux pas m’empêcher de me rappeler qu’il faisait, en dehors de son art, une propagande active pour la méditation transcendantale. Une bonne grosse connerie issue d’une secte abêtissante pour laquelle il a carrément monté une fondation dans le but de promouvoir ses préceptes chez les plus faibles d’esprit (jeunes enfants, prisonniers…).

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