Adaptation de la série de manhuas à succès d’Andy Seto, City of Darkness (Twillight of the Warriors: Walled in) vient distribuer une nouvelle gifle au cinéma d’arts martiaux. Un an à peine après le fantasque Mad Fate (2023) et deux avant le thriller Limbo (2022) à la noirceur aussi graphique que symbolique, le maître hongkongais Soi Cheang signe un nouveau métrage d’une efficacité redoutable. Pièce de choix présentée en avant-première au NIFFF, City of the Darkness va se faire désirer d’ici sa sortie en salle le 4 septembre en France.
Kung Fu Master
D’entrée de jeu, Soi Cheang nous énonce les règles. « Je te préviens. Ne cause pas de problème. Les fauteurs de troubles meurent » prévient Cyclone, légende de la pègre et protecteur de la Citadelle de Kowloon, cette enclave chinoise qui trônait au milieu de l’ancienne colonie britannique de Hong-Kong. Avant que la ville ne soit rétrocédée à la Chine en 1997, un vaste chantier de démolition de ce ghetto surpeuplé mit un terme au règne des cartels au début des années 90. Ces derniers avaient la triste réputation de commander la cité au doigt et à l’œil. La politique coloniale du laisser-faire aurait laissé prospérer la criminalité. Un enfer qu’il faudrait tempérer selon les historiens car la vie y était en partie autoorganisée notamment pour le partage de l’eau et de l’électricité et la violence pas forcément systémique.
C’est dans ce cadre poisseux que Soi Cheang a choisi de développer sa nouvelle histoire de vengeance. Le réalisateur y raconte le parcours d’un jeune réfugié, Chen Lok-kwun (Raymond Lam), qui se retrouve malgré lui prisonnier de la cité fortifiée après avoir été arnaqué par les Triades rivales. De fil en aiguille, Chen Lok-kwun se noue d’amitié pour sa nouvelle famille à Kowloon avant qu’une sinistre affaire de vendetta ne conduise de nouveau les Triades à la guerre. Cité mythique oblige, il a fallu accomplir un travail de recherche titanesque pour reproduire le fourmillement de la citadelle. Particulièrement doué pour réaliser des décors plus vrais que nature comme Limbo et Mad Fate l’avaient démontré avant lui, Soi Cheang réussit de nouveau à créer l’illusion d’une densité organique. Ce bidonville nous fait suffoquer tant la promiscuité empêche toute intimité, même embryonnaire.
Chaque recoin regorge de détails et malgré l’emploi mesuré d’images de synthèse pour les plans aériens, les scènes de combats, elles, ont bien lieu dans des décors authentiques. Il a certainement fallu redoubler d’inventivité pour mettre en scène les chorégraphies dans des espaces aussi étriqués. On ressent toute la verticalité de la citadelle truffée de câbles électriques et d’anfractuosités où se faufiler in extremis pour mieux bondir d’une taule froissée à une autre. Lorsque Liu Chun-hin conduit une moto dans les couloirs du village, on imagine combien la scène a dû être un casse-tête technique. Soi Cheang peut se targuer d’être un des derniers artisans du cinéma hongkongais et le soin apporté au moindre détail comme aux cascades confine au perfectionnisme.
City of Darkness se dote d’un casting bien garni, avec notamment Louis Koo (Paradox), Terrance Lau (Beyond the Dream) ou encore la légende Sammo Hung, qui a entre autres tourné dans des longs-métrages avec Jackie Chan. On retrouve également John Chong, l’un des plus grands producteurs du cinéma d’arts martiaux. Il a fait ses armes et s’est forgé une solide réputation lors de l’âge d’or du cinéma d’Hong Kong à la belle époque de Bruce Lee. Il est également épaulé par Wilson Yip à qui l’on doit la saga Ip Man.
Kowloon Lumpur
Outre ce casting implacable et le souci du réalisme architectural, il faut de nouveau saluer le talent des équipes du film pour reproduire la vie quotidienne de Kowloon. Du salon du barbier aux petits buis-buis et magasins alimentaires, on a l’impression d’être dans une des rues bondées de la citadelle. La direction artistique fait mouche et ce crédit vient certainement du travail de fond réalisé en reprenant des photographies, archives historiques et témoignages de ceux qui y vécurent avant la démolition. Si l’on réduit trop souvent Soi Cheang à des bastons musclées, le travail d’orfèvre accompli pour donner vie aux villes qu’il porte à l’écran fait du réalisateur hong-kongais l’un des meilleurs de sa génération.
Attendez-vous à de nombreuses bastons en bandes organisées et où chaque objet devient une arme par destination. Les acteurs ont confirmé la rudesse du tournage qui impliquait des séances de travail de quinze à dix-huit heures et une condition physique exceptionnelle. L’un d’entre eux aurait même eu quinze points de suture au visage à la suite d’un accident de tournage. Les coups ne manquent pas d’impact, les combattants traversent les murs et n’hésitent pas à réaliser des sauts acrobatiques surréalistes grâce à un petit coup de pousse numérique bien intégré à l’image. L’ensemble est renforcé par un sound design percutant et une OST de très bonne facture.
Plus encore que Mad Fate et son rapport quasi divin aux éléments, City of Darkness assume complètement son parti pris burlesque avec son antagoniste invincible au rire maléfique et au mulet d’un autre âge. La cosmologie (ou Wuxing en chinois) occupe une place non négligeable pour expliquer les aptitudes extraordinaires de cette batterie de bras cassés increvables. La fatalité et le destin sont omniprésents tout comme le manichéisme. A l’instar d’un western, les héros et leurs antagonistes sont chacun à leur manière des archétypes du genre.
Le plus vile d’entre eux multiplie les coups de Trafalgar et ferait presque passer le dernier boss de Tekken 8 pour un avorton. Contrairement à Limbo et son ton noir sur noir, City of Darkness opte pour un comique situationnel jusque dans certains passages de ses chorégraphies très inspirées. Ce règlement de compte de parrains grisonnants est un régal de chaque instant. Il faut voir Cyclone rattraper sa cigarette en plein vol après avoir rossé d’une main un combattant aguerri. Idem lorsqu’on découvre l’agilité de son vieux rival Mr.Big qui s’élève dans les airs en défiant les lois de Newton. C’est l’hyperbole permanente appliquée méthodiquement à chaque scène de baston avec un second degré toujours bien dosé. Soucieux de respecter les manhuas originels, Soi Cheang et ses équipes ont fait reposer leur travail sur des storyboards en préprod pour simuler une sensation de bande-dessinée.
Soi Cheang s’amuse à jouer avec son public et sa propre mythologie, n’hésitant pas à répondre aux critiques de ses détracteurs qui lui reprochent d’esthétiser la violence contre les femmes en faisant preuve d’un sadisme malvenu. C’est la réponse que donne Soi Cheang lors d’une scène explicite et éminemment régressive où un auteur de féminicide se fait lyncher par des gros bras déguisés derrière des masques d’enfants. Au moins c’est clair.
« J’aime créer des mondes où la vie est difficile. »
Soi Cheang
Outre le fait que l’Art n’a pas vocation à se confondre avec la morale, rappelons s’il le faut que le cinéma de Soi Cheang est cruel et il le sait ; c’est même indiqué dans le titre City of Darkness. Un procès qu’un bon nombre d’artistes ont pu connaître par le passé à commencer par Frank Miller et son comics radical Sin City. La saga put choquer certains lors de sa sortie en 1991, bien avant que l’auteur ne vrille par ses prises de positions politiques racistes et réactionnaires. Dans City of Darkness, certaines des crapules prêtes à renverser la Citadelle sont des ordures intégrales.
Pour autant le film fonctionne aussi par contrastes avec ses héros ordinaires. Même à la Citadelle dont la réputation laissait longtemps croire que les Triades y gouvernaient en tyrans, il y a de la vie et de l’entraide dans l’ombre de la violence. Par les enfants, symbole d’innocence, mais aussi chez les protecteurs de Kowloon qui cultivent encore un sens de l’honneur et du sacrifice comme sa population prête à donner à ceux qui n’ont rien. C’est sur cette ligne de crête permanente que Soi Cheang déroule son récit, entre une légende bien connue des Triades sanguinaires et une humanité dévoyée qui s’accroche coûte que coûte pour essayer de se raccrocher à la vie.
Kowloon est tout un symbole. Comme ces frères d’armes en croisade, le spectateur impuissant sait qu’il assiste aux derniers instants de la ville avant qu’elle ne soit démolie et engloutie par le grand marché. Et ça, les vieux parrains clairvoyants de la pègre l’avaient flairé depuis longtemps ; le bidonville sera dépecé bloc par bloc au profit de promoteurs véreux : c’est une épée de Damoclès qui pèse sur tous ses habitants et leur mode de vie marginal. On peut d’ailleurs se demander qui du capital ou des cartels est le plus violent finalement.
Soi Cheang est un peu tous ces briscards à la fois. Il incarne la résistance d’un artiste hors du temps capable de s’ériger contre « la mort du cinéma de Hong Kong ». Ses bras cassés et estropiés qui se battent jusqu’à leur dernier souffle, c’est un peu l’œuvre de toute une vie d’un réalisateur qui n’aura jamais cessé de faire le pont entre la vieille et la jeune génération en allant à l’encontre de toutes les tendances d’une société javélisée aux productions d’action américaines.
Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.
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Super film ! On espère qu’il va marquer le retour en force du cinéma HK ! Et bravo pour cette critique qui est une des rares à mettre autant en avant la BD originale.
Merci pour le message de soutien, çà fait toujours plaisir ! ^^ Je dois dire que j’ai vraiment été renversé par la séance au NIFFF. Ce genre de films mériterait d’être davantage mis à la connaissance d’un public trop anesthésié aux prods américaines.
J’espère qu’il aura du succès en salle. Du cinéma fait par des passionnés pour des passionnés. Et çà se sent tant la générosité est folle. Espérons qu’un jour j’aurais l’occasion d’interviewer le maître Soi Cheang…