Saules aveugles, femme endormie est l’une des curiosités du festival. Son synopsis est sans doute l’un des plus singuliers d’Annecy : « Un chat perdu, une grenouille géante volubile et un tsunami aident un attaché commercial sans ambition, sa femme frustrée et un comptable schizophrène à sauver Tokyo d’un tremblement de terre et à redonner un sens à leurs vies ». Adaptation d’une partie des nouvelles de l’auteur japonais Haruki Murakami, cet ovni est un lointain cousin d’Ionesco pour l’écriture : une œuvre au croisement de la BD, du cinéma et de la poésie. Saules aveugles, femme endormie cultive un sens constant de l’absurde pour mieux donner à voir ce qu’il nous manque. 

« Tu peux faire n’importe quel vœu, partir au bout du monde, mais au fond on est toujours avec soi-même. »

Saules aveugles, femme endormie se déroule quelques jours après le tsunami qui engendra Fukushima. Nouvelle oblige, le film propose un chassé-croisé narratif en alternant entre les différents protagonistes qui animent ce rêve éveillé. Il y a tout d’abord Kyoko, prostrée devant la télévision depuis la catastrophe ; la jeune femme semble s’être précipitée dans l’abysse de la dépression. Amorphe, elle n’entretient plus aucune relation avec son mari Komura, lui-même résigné. Ce dernier s’est réduit à entreprendre un improbable voyage dans le Nord pour livrer à deux jeunes inconnues une boîte au mystérieux contenu. Comme hanté par le spectre de sa femme, Komura se rappelle ses paroles. Un coup de canif en plein cœur, une douleur fantôme qui plus jamais ne quitterait Komura. « Tu as déjà senti une douleur si forte que tu ne pensais pas pouvoir la supporter ? » lui demande un jeune homme malade. Aussitôt, un flash ravive la perte de l’être aimé : « Je ne reviendrai jamais ». Quelques mots abandonnés sur un bout de papier.

« Vivre avec toi, c’est comme vivre avec une bulle d’air.
C’est pas ta faute. »

Saules aveugles, femme endormie
Deux corps ensembles et séparés, à l'image des rapports entre personnages

Autre personnage paumé, Katagiri, dévoué agent de recouvrement à la vie tout ce qu’il y a de plus banale et ennuyante, voit son quotidien chamboulé après avoir rencontré un crapaud géant. Aussi téméraire que délicat, le dénommé Frog sollicite Katagiri pour sauver Tokyo d’un nouveau tremblement de Terre déclenché par Worm, un ver géant contrarié. Ce tremblement de Terre « sera tellement énorme que les pertes seront sans doute supérieures à 300 000  personnes » surenchérit l’animal.

« J'ai toujours eu le plus grand respect pour vous Monsieur Katagari. Toutes ces années vous avez accepté les taches les plus ingrates sans jamais broncher. »

Saules aveugles, femme endormie
Frog et Katagari échangent autour d'une tasse de café. Comme un air d'Alice aux pays des merveilles...

Féru de littérature, ce dernier saupoudre ses interventions de citations de Nietzche, d’Hemingway ou d’autres illustres auteurs qui – eux – ont gagné la postérité. « La plus grande sagesse est de n’avoir peur de rien » et autres maximes sont proférées religieusement dans la bouche de Frog, tandis que Katagari boit les paroles de la grenouille. Chacun de ces personnages va chercher à se reconstruire. Bien souvent, le film de Pierre Földes rappelle un certain genre de BD : le Bizarre. On retrouve le type d’atmosphère étrange que proposait Daniel Clowes dans Comme un gant de velours pris dans la fonte. Les rencontre entre les personnages sont systématiquement l’objet de dialogues asynchrones. C’est ce décalage duquel émerge l’absurde. Ces échanges entretiennent l’étrangeté par le recours systématique à la reformulation ou le questionnement. Tantôt drôle, souvent touchant, le dernier film de Pierre Földes vise juste.

« Si vous avez pu voir des indiens, c’est qu’ils n’étaient pas vraiment là. »

Saules aveugles, femme endormie
Songe une nuit d'été

Chacun semble toujours à côté de l’autre. Et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit des discussions entre Komura et les femmes qu’ils rencontrent. Ces dernières semblent aussi volatiles qu’insaisissables. Elles jouent avec Komura qui reste imperméable à leurs avances. Ce sentiment que rien n’adhère vraiment sur les personnages renforce notre rapport à l’Etrange. La narration s’articule et se dessine au fur et à mesure des échanges qui se présentent au gré du hasard et des rencontres. On rêve et s’évade avec eux, sans forcément poursuivre un but défini si ce n’est celui de renouer avec quelque chose qu’on aurait perdu.  

« J'aimerais pouvoir regarder à l'intérieure d'un mort. L'ouvrir avec un scalpel et trouver l'essence de ce qu'il était. »

Saules aveugles, femme endormie
Le flegme de Komura

Les dialogues sont écrits avec justesse et Pierre Földes a également su construire une ambiance sonore discrète mais toute en suggestion. Quelques notes de piano ici et là ou un coup de timbales pour mieux marquer une révélation ponctuent la narration comme dans un film noir. Saules aveugle, femme endormie propose de révéler l’invisible qui sépare nos relations humaines. Transformer cette douleur fantôme en rires pour Komura ou découvrir l’amitié pour Katagari et Frog. Chaque rencontre est l’occasion d’un échange sincère, une bulle de partage dans un monde gris et encore à vif après le tsunami. Une douleur fantôme qui ne peut s’évanouir que par l’échange et le regard vers l’Autre. 

Critique JV et ciné toujours prêt à mener des interviews lors de festivals ! Amateur de films de genre et de tout ce qui tend vers l'Etrange. N'hésitez pas à me contacter en consultant mon profil.

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