Le documentaire n’est pas le genre le plus vendeur au cinéma, et lorsqu’il dure près de trois heures, il y a fort à parier que vous ayez abandonné l’idée du visionnage assez rapidement. Et vous auriez tort ! Notre corps est sans le moindre doute le plus beau documentaire de 2023, et tout simplement l’un des longs-métrages les plus puissants depuis belle lurette ! Retour sur un film-monument, tout bientôt disponible sur support physique…
Du cimetière à l'hôpital
Les longues et calmes allées du Père-Lachaise, ses tombes de travers et ses mausolées abandonnés, voilà ce que doit traverser chaque matin la réalisatrice Claire Simon pour se rendre sur son lieu de tournage : le service gynécologique de l’hôpital Tenon à Paris. Répondant à la proposition de la productrice Kristina Larsen, elle se décide en effet à réaliser un documentaire traitant du corps au féminin. Commence alors un film-épopée aux travers des couloirs et des multiples alcôves de cet établissement de santé, s’attachant à retranscrire au plus près les innombrables facettes de la féminité.

Après Le Bois dont les rêves sont faits (2015) explorant les habitudes des usagers du bois de Vincennes ou encore Les bureaux de Dieu (2008) centré autour de la question du planning familial, la fameuse documentariste se penche sur les corps féminins dans toute leur multiplicité. Corps trop jeune alourdi d’une grossesse non désirée, corps né dans le mauvais sexe, corps passé d’un sexe à l’autre, corps incapable d’avoir un enfant, corps mangé par le cancer, corps meurtri par une mammectomie, corps affaibli par la vieillesse, Claire Simon arrache avec sa caméra des bouts d’histoires autant captés à la volée dans un couloir qu’au plus profond de l’intimité d’une salle d’opération pour nous le livrer pudiquement à l’écran.

Après une brève introduction où la documentariste se met en scène à la Varda, elle va (presque) entièrement s’effacer au profit des corps qui défileront devant la caméra. Les plans seront longs, et capteront au plus près autant les paroles (dans de longs entretiens entre les patientes et les médecins) que les mouvements (les peaux, les mains, les palpations, les gestes chirurgicaux, les témoignages de tendresse). Puis, en couches successives, Notre corps s’étoffera de mille récits dans lesquels on sera parachuté sans contexte, avant d’être bientôt arraché au profit d’une nouvelle histoire. Les tranches de vie se succèdent avant de disparaitre aussi fugacement qu’elles étaient apparues…
Film d'accumulation
Dès les premières séquences du film, on comprend qu’il sera compliqué de ne pas se laisser emporter par le flux de son récit. Les séquences longues d’échanges poussent à l’introspection, à l’établissement d’un rapport intime avec le documentaire dépeignant un lieu que tout le monde connaît, côtoie parfois, rarement pour de bonnes nouvelles. Et si la caméra de Simon ne verse jamais dans le sensationnalisme, le voyeurisme ou l’excès de pathos, les multiples relations que le spectateur noue avec les différentes patientes captées par l’objectif de la réalisatrice bousculent. Qu’arrivera-t-il à cette gamine venant s’informer pour un IVG lorsqu’elle devra l’annoncer à ses parents ? Ce couple filmé quelques minutes parviendra-t-il à avoir ce gosse tant désiré ? Et cette femme que l’on voit tout sourire, à parler d’arts avec la réalisatrice juste avant de passer sur le billard, quelle sera l’issue de son opération ? Autant de questions qui resteront à jamais sans réponse.

Et c’est justement cette accumulation qui brisera la distance imposée par le medium filmique. L’accumulation, mais aussi la constante recherche d’humanité de Claire Simon qui rend parfois les histoires que plus cruelles, certainement plus bouleversantes encore. Combinés à la confiance suintant à l’image qui unit les trois partis-pris à l’œuvre dans Notre corps (les patients, le corps médical et l’équipe du film entièrement féminine), cela suffit à insuffler une puissance inégalée au long-métrage.
Œuvre puissamment féministe
Filmer le corps des femmes dans sa globalité, autant dans ses souffrances (presque constamment hors-champ), dans ses blessures psychiques et corporelles mais aussi dans ses moments de félicité confère à Notre corps un discours puissamment féministe, rarement (jamais ?) vu au cinéma. Un discours important, certes, mais aussi furieusement libre, car si Claire Simon s’acharne à dépeindre l’humanité du corps soignant, elle s’autorisera tout autant à passer du temps dans une manifestation sur les violences gynécologiques perpétrées par un pan de ce même corps médical. Les regards sont pluriels, tout comme les réalités que charrient Notre corps. Le “nous” du titre apparait alors clairement, se prolonge au-delà du cloître de l’hôpital à toutes les victimes, sédimente une communauté de souffrance ironisée par Lou, une femme enceinte touchée par un cancer : “Nous les femmes, nous sommes faites pour souffrir, on nous a toujours dit ça, n’est-ce pas ?”.

Et c’est sans doute grâce à ce genre de film que l’on parviendra plus globalement à envisager ce que des siècles de patriarcat aura su infliger (et inflige encore !) physiquement et psychiquement aux corps, tout autant que les menaces qui pèsent encore et toujours sur les libertés fondamentales glanées si durement, année après année, par les femmes.
Chaos organisé
Mais si théoriquement et politiquement le documentaire est riche et passionnant, il témoigne également de l’étrange chaos entourant encore cette science appelée “médecine”, qu’on pourrait croire figée, totale, omnipotente, mais qui n’est en fait que doutes, reconstructions et tâtonnements. De la pagaille-millimétrée des salles d’opérations (et cette impressionnante scène de césarienne) aux médecins confessant un “nous n’en savons rien” timide, Notre corps montre à quel point, malgré notre armada technologique et nos siècles de connaissances soigneusement consignées, le corps humain est complexe et incompréhensible.

Notre corps révèle également des changements sociétaux à l’œuvre, en représentant les questions de transition ou de procréation médicalement assistée qu’il aurait été impossible d’envisager il y a quelques années encore. Des thèmes que le documentaire explore à toutes les échelles – émotionnelles et cartésiennes, microscopiques et macroscopiques – en montrant comment ces avancées scientifiques se traduisent en amélioration de la condition de vie des patients concernés.
Capitale de la douleur
NUDITÉ DE LA VÉRITÉ
« Je le sais bien »
Le désespoir n’a pas d’ailes,
L’amour non plus,
Pas de visage,
Ne parlent pas,
Je ne bouge pas,
Je ne les regarde pas,
Je ne leur parle pas
Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que mon désespoir.

Citons Paul Éluard, “Mourir de ne pas mourir”, dans son recueil Capitale de la douleur. L’hôpital l’est, en quelques sortes, une capitale de la douleur. Les carrefours tragiques qu’empruntera Notre corps (la cruelle ironie du destin touchant intimement Claire Simon, le regard digne de cette mère qui vient d’accoucher sans personne autour d’elle, la réponse glaçante de cette femme concernant sa propre excision…) seront tout autant assortis de sursauts d’humour et d’instants inénarrables, faisant de ce lieu, de l’humanité des soignants et par extension de ce film un véritable remède au désespoir. Claire Simon saura ne jamais être pontifiante, ne jamais céder à l’émotion facile, mais créera dans son millefeuille filmique une véritable bombe émotionnelle qu’il convient d’aborder le cœur bien accroché. Une épopée, aussi assurément l’un des plus beaux et puissants documentaires depuis fort longtemps, Notre corps mérite qu’on s’y attarde. Qu’on en parle. Qu’on le conseille. Notre humanité n’en sortira que grandie.

Et lorsque les notes de Ta Douleur chantées par Camille commencent à se jouer au-dessus du générique, nous laissant le temps de sécher nos larmes et de redescendre d’un crescendo émotionnel dans lequel nous a emporté le film, gardons à l’esprit que ce trop-plein désarmant d’émois et de désarrois n’est qu’une infime partie de ce que ressent quotidiennement chaque membre du corps médical. Ce même corps médical lessivé qu’une caste libérale tente de plus en plus de saper, pour transformer l’humanité de l’hôpital en machine à sous sujette à l’inaltérable loi du rendement…
Fiche technique
DVD Zone B (France)
Éditeur : Blaq Out
Durée : 168 min
Date de sortie : 19 mars 2024
Format vidéo : 576p/25 – 1.77
Bande-son : Français Dolby Digital 5.1 (et 2.0)
Sous-titres : Français


Buvant les Stephen King comme la sirupeuse abricotine de mon pays natal, j’ai d’abord découvert le cinéma via ses (souvent mauvaises) adaptations. Épris de Mrs. Wilkes autant que d’un syndrome de Stockholm persistant, je m’ouvre peu à peu aux films de vidéoclub et aux poisseuses séries B. Aujourd’hui, j’erre entre mes cinémas préférés, les festivals de films et les bordures de lacs helvétiques bien moins calmes qu’ils en ont l’air.
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Superbe article plein d’élégance. Je suis dans ma période documentaire en ce moment, ça donne envie de le voir !
[…] actuel (et bien souvent féminin) n’a pas oublié de s’en emparer. Entre le magistral Notre corps qui documente de l’intérieur les turpitudes du corps féminin ou le plus récent Les Lueurs […]